Louis Assier-Andrieu, Chroniques du juste et du bon
Texte intégral
- 1 Ces termes font référence au titre de son premier ouvrage : Louis Assier-Andrieu, Le droit dans les (...)
1Dans cet ouvrage, Louis Assier-Andrieu regroupe treize de ses chroniques illustrant le « droit » dans les sociétés humaines1, soumis à la triple analyse du juriste, de l’anthropologue et de l’historien. Initialement publiées entre 1984 et 2015, ces chroniques dépeignent avec toujours autant d’actualité le phénomène juridique tel qu’il se confronte aux mœurs, aux traditions, et au droit vécu par les individus. Au-delà de la coexistence entre les traditions du droit, se pose aussi la question de la force avec laquelle certaines conceptions sont imposées aux cultures juridiques minoritaires, que celles-ci se trouvent sur les îles du Pacifique ou dans les zones rurales de la paysannerie languedocienne. Traitant de la communauté jusqu’à l’organisation familiale en passant par les droits humains, les écrits sont agencés afin de répondre aux questions directrices : « pourquoi les humains ne peuvent-ils s’empêcher de vivre en commun ? » et comment s’efforcent-ils de vivre ainsi ? En ces pages, Louis Assier-Andrieu répond : « par l’exercice de l’art du juste et du bon », reprenant la formule du jurisconsulte Celse, ami de l’empereur Hadrien, au début du IIe siècle (p. 7).
2L’ouvrage est divisé en trois sections – Façons de penser, Manières de se lier et Attitudes communes – dans lesquels s’organisent douze chapitres – un par chronique –, suivis d’un épilogue.
3Dans le premier chapitre, Louis Assier-Andrieu emmène le lecteur sur l’Île Pitcairn pour une affaire d’abus sexuels sur mineurs, révélant comment les juridictions britanniques réussissent à condamner une certaine vision du relativisme culturel, à la défaveur d’une communauté insulaire située à plus de 15 000 km dans le Pacifique. L’auteur confronte sa lecture culturelle des droits humains à celle, individualiste, donnée par Lawrence Friedman. Le deuxième chapitre conteste l’opposition entre coutume et loi et, plus globalement, l’exclusion de la coutume par le droit. Ce passage questionne ainsi l’horizon possible d’un pluralisme normatif aux foyers de juridicité multiples, davantage inclusif de la diversité des cultures « face à l'abstraction rationnelle du légalisme universaliste » (p. 74). Au troisième chapitre, l’auteur nous fait voyager parmi les monographies du XIXe siècle du sociologue et politicien Frédéric Le Play. Dépeignant l’archétype de la « famille-souche » des Pyrénées et son mode de dévolution successorale traditionnel, Le Play s’en sert ensuite inductivement pour appuyer une réforme législative du Second Empire qui restaure l’autorité paternelle et la liberté testamentaire. Si les analyses leplaysiennes furent, plus tard, décriées, Louis Assier-Andrieu attire notre regard sur les conditions politiques conduisant à la conceptualisation des faits. Le quatrième chapitre développe les critères spécifiques du droit occidental, notamment son discours autoréférencé de neutralité axiologique et son autonomie par rapport au religieux, à la morale et à la politique. Tout le défi pour les chercheurs demeure de ne pas calquer les catégories et raisonnements occidentaux sur des sociétés où le juridique reste indifférencié des autres façons d’organiser la société. Le chapitre 5 clôt cette première section en illustrant la spécialisation du droit occidental par un regard rétrospectif sur l'indépendance des avocats, maintenant confrontée, et parfois durement soumise, aux rationalités économiques du marché. Par ces illustrations, Louis Assier-Andrieu réalise ainsi une synthèse des différentes perceptions du droit et des différentes « façons de [le] penser ».
4La deuxième section, Manières de se lier, s’ouvre au chapitre 6 par le récit, tant historique que poétique, des lignées familiales rurales de Cucurni dans le Languedoc. Dans ces pages, l’auteur se penche sur les rôles des femmes, de la communauté, de l’occupation de la terre, de l’héritage et de l’enracinement toponymique, comme autant de « conditions idéologiques et symboliques de la durée d’un groupe domestique » (p. 153). Poursuivant sur l’illustration de symboles utilisés par les populations rurales pour organiser leur vie juridique, le chapitre 7 narre le procès d’une famille, évincée de son domicile après la mort du père. Elle est poursuivie pour avoir illégalement tenté de remettre en scène sa vie familiale, dans le logis désormais occupé par un nouveau propriétaire. En revenant sur le sujet des modèles familiaux, le chapitre 8 expose les droits de l’humain à l’épreuve de la biologisation de la personne et de la procréation. La fiction du retard du droit sur la science constitue alors l’argument du changement, qu’il soit ici présenté en faveur du libéralisme ou de l’individualisme. Mais Louis Assier-Andrieu nous rappelle que la famille « occupe un rôle intermédiaire entre l’individu et l’État » et représente « l’assise de la solidarité globale » (p. 224), constats que ni la légalité, ni la science, ni le marché ne devraient songer à remettre en cause en dehors d’un débat démocratique.
- 2 L’auteur fait référence aux sites internet permettant l’échange de services entre particuliers, com (...)
5La dernière section – Attitudes communes – présente, aux chapitres 9 et 10, la notion de communauté. Au fil des pages et des exemples interculturels, l’auteur montre comment la communauté, véritable « esprit de société » (p. 259), qui existe au bénéfice de tous, se construit selon le désintérêt des relations monétarisées. Ce principe est cependant menacé par la négation de l’importance des droits collectifs et des échanges réciproques : la saisie par le marché des relations de courtoisie, de voisinage et de solidarité2 en est une illustration. Dans le chapitre 11, l’attention se porte sur la juridicité des sociétés rurales, perçue comme une condition juridique à part, tantôt qualifiées de rustique, tantôt de coutumière par les savants en droit du XIXe siècle. Avec l’œil de l’historien, Louis Assier-Andrieu examine les sources et les spécificités paysannes du juridique, et particulièrement la matérialisation des normes qui organisent la famille et les successions. Le chapitre 12, le dernier, aborde les interactions entre questions sociales et droit, notamment saisies par le droit social. Des droits collectifs au droit de la famille en passant par le droit de propriété, le constat principal de l’auteur reste que « les énoncés de principes “solidaristes” véhiculent plus qu’ils ne corrodent l’appareil des justifications individualistes de la protection sociale » (p. 323). L’épilogue transporte une dernière fois le lecteur durant l’épisode de la Commune de Paris. Sous la voix de certains intellectuels et de certains communards, c’est finalement les voix de la solidarité, du patriotisme et d’une identité nationale fondée sur la communauté qui se font entendre.
6Dans l’ensemble de cet ouvrage, Louis Assier-Andrieu questionne la dialectique de la loi et des mœurs, de la communauté et de l’individu, des sciences et du marché, de la tradition et de l’universalisme… À la suite de cette lecture, il faut bien comprendre qu’aucun de ces éléments n’est réellement indépendant des autres : la loi n’existe que dans un cadre social et culturel ; l’universalité de l’humanité se concrétise dans le particularisme des cultures, changeantes et adaptables ; les normativités, loin de s’opposer, souvent se combinent ; et enfin la coutume se renouvelle sous l’influence des multiples pratiques normatives et de la question sociale. Ce sont autant de relations d’interdépendance dont Louis Assier-Andrieu se plait à commenter les rouages. En ce sens, certaines de ses chroniques contiennent des références à ses autres travaux, permettant des liens entre chaque chapitre, paraissant la vision surplombante que l’auteur offre de la juridicité, sous l’œil de l’histoire et de l’anthropologie. Il est possible de deviner, en filigrane de certaines citations, un hommage rendu aux travaux de chercheurs, notamment ceux d’Aldo Schiavone, de Jacques Commaille et de Louis Dumont, pour ne citer qu’eux. Vraisemblablement, en intitulant son ouvrage Chroniques du juste et du bon, c’est aussi à l’humain que Louis Assier-Andrieu rend hommage, un humain plural, intégré au sein de différentes communautés, et œuvrant pour une solidarité commune, en faveur de la prise en charge de l’homme « parce qu’il est homme » (p. 354).
Notes
1 Ces termes font référence au titre de son premier ouvrage : Louis Assier-Andrieu, Le droit dans les sociétés humaines, Paris, Nathan, coll. « Essais et recherches », 1996.
2 L’auteur fait référence aux sites internet permettant l’échange de services entre particuliers, comme une nuitée, un trajet, un repas, ou emprunter un objet à son voisin, services autrefois gratuits.
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Référence électronique
Fannie Duverger, « Louis Assier-Andrieu, Chroniques du juste et du bon », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 16 octobre 2020, consulté le 03 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/44801 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.44801
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