Joel Mokyr, La culture de la croissance. Les origines de l’économie moderne
Full text
- 1 Douglass North, Institutions and economic growth. An historical introduction, Elsevier, 1989.
1On connait les origines immédiates de la révolution industrielle : le progrès technique qui s’est mis en place tout aussi bien dans l’agriculture que dans l’industrie a permis à la fois l’exode rural et l’émergence d’une économie productive, source de croissance économique. On sait aussi le rôle joué par les institutions dans l’apparition de cette modernité. Un économiste comme Douglass North1 expliquait que le décollage des futurs pays avancés doit presque tout au développement des brevets, qui ont rendu possibles les innovations. En historien de l’économie, Joel Mokyr se demande dans cet ouvrage pourquoi la révolution industrielle s’est produite en Occident et pas ailleurs.
- 2 Publié initialement sous le titre The Great Divergence en 2000 par Princeton University Press, l’ou (...)
2Il s’agit d’un thème déjà exploité par Kenneth Pommeranz qui, dans Une grande divergence2, expliquait que l’Angleterre et la Chine se trouvaient très proches au XVIIIe siècle sur les plans économique, social et institutionnel ; l’Angleterre a alors su fonder son développement économique sur des facteurs qui n’étaient pas détenus par la Chine : un réseau de colonies et un sous-sol gorgé de charbon, facteurs qui ont permis d’alimenter facilement son industrie.
3Dans La culture de la croissance, Joel Mokyr propose une autre explication de la « grande divergence » entre la Chine et l’Europe : c’est l’affirmation d’une culture européenne spécifique qui aurait été le facteur décisif des transformations économiques et sociales relevant de la révolution industrielle. La culture est ainsi placée au cœur de l’industrialisation de l’Europe moderne, suscitant une croissance économique suffisamment régulière pour continuer d’expliquer encore la prospérité d’aujourd’hui. Cette « culture de la croissance » serait issue d’une mutation des croyances opérée entre 1500 et 1700 : les hommes ont pris conscience qu’ils pouvaient utiliser la science pour contrôler leur destin mais aussi la Nature. Selon Mokyr, ce sont exclusivement ces premières avancées scientifiques et techniques qui peuvent expliquer les développements ultérieurs.
4Ainsi, le « siècle des Lumières » proviendrait de ce climat intellectuel particulier favorable au progrès, à la science et à la circulation des idées. C’est un véritable système de valeurs qui s’établit autour de la quête du « savoir utile ». Les penseurs « progressistes » – comme Francis Bacon ou Isaac Newton – défendaient en effet deux idées fondamentales pour comprendre l’avènement de cette « culture de la croissance » propre à l’Europe moderne : tout d’abord, le fait que le savoir et la compréhension de la nature permettent d’améliorer les conditions matérielles d’existence ; ensuite, que le pouvoir politique doit avoir pour objectif de favoriser l’ensemble de la société et non pas seulement les plus riches et les plus puissants. Au-delà, l’apparition de la « culture de la croissance » profite de la fragmentation politique de l’Europe, autorisant la création d’un « marché des idées » qui favorise à la fois la circulation et la mise en concurrence des idées (la critique faisant avancer la progression des idées). Ce « marché des idées » permet également la protection des « novateurs hétérodoxes », si importants pour déclencher une phase d’innovation et de croissance économique. Sur ce point, la comparaison avec la Chine est très éclairante : en dépit d’un niveau intellectuel et technologique semblable à celui de l’Europe au début du XVIIIe siècle, les penseurs chinois sont restés sous le contrôle d’une élite dirigeante qui a empêché la diffusion du savoir pour satisfaire son unique profit.
5Reste à comprendre comment cet « ethos européen de la croissance » a pu concrètement déboucher sur la révolution industrielle. Ce sont d’abord les progrès de la navigation et de la construction navale qui ont ouvert l’Europe à de nouveaux produits et de nouvelles idées ; l’imprimerie a fait apparaitre l’utilité de s’alphabétiser et a réduit le coût des communications ; le progrès est finalement devenu une valeur en soi. Sans négliger le rôle des institutions déjà mis en avant par ses prédécesseurs – l’État doit encadrer l’avènement d’une économie capitaliste, par exemple pour sécuriser les contrats et éviter les comportements de prédation –, Joel Mokyr insiste sur l’avènement de la science et des techniques comme phénomène qui a rendu possible la Révolution industrielle, donnant lieu à une croissance économique pérenne.
6L’ouvrage de Joel Mokyr est à la fois érudit et facile à lire. En expliquant que la croissance économique issue de la révolution industrielle provient de racines culturelles profondes et spécifiques à l’Europe moderne, l’auteur propose une thèse iconoclaste. Il la justifie parfaitement, exposant de nombreux faits précis pour convaincre. Il y a fort à parier que ce livre deviendra un « classique » pour tous ceux qui veulent comprendre pourquoi l’économie a une telle importance aujourd’hui et pourquoi la société occidentale est ce qu’elle est.
Notes
1 Douglass North, Institutions and economic growth. An historical introduction, Elsevier, 1989.
2 Publié initialement sous le titre The Great Divergence en 2000 par Princeton University Press, l’ouvrage a été traduit en français : Kenneth Pommeranz, Une grande divergence, Paris, Albin Michel, 2010.
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Éric Keslassy, « Joel Mokyr, La culture de la croissance. Les origines de l’économie moderne », Lectures [Online], Reviews, Online since 15 October 2020, connection on 03 October 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/44798 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.44798
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