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François Laplantine, Penser l’intime

Serge Martin

Texte intégral

  • 1 Voir ces deux ouvrages : Tokyo, Ville flottante : scènes urbaines, mises en scène, Paris, Stock, co (...)
  • 2 Foessel Michaël, La Privatisation de l’intime, Paris, Seuil, 2008 et Jullien François, De l’Intime, (...)
  • 3 Lesquels modalisent et historicisent très finement cette expression dans Diaz Brigitte et Diaz José (...)
  • 4 De Nerval Gérard, « Les Confidences de Nicolas », in Les Illuminés ou les précurseurs du socialisme (...)
  • 5 Bonnard Pierre, Nu dans un intérieur, 1912-1914, huile sur toile (H. 134 ; L. 69,2 cm), The Nationa (...)
  • 6 Voir l’ouvrage de Cloarec Françoise, L’Indolente, Le mystère Marthe Bonnard, Paris, Stock, 2016.

1Ce livre de l’anthropologue du sensible, ethnopsychiatre et psychanalyste François Laplantine, dont on connaît aussi les récents détours japonais1, peut rebuter d’autant que, ces dernières années, le thème de l’intime a déjà fait l’objet d’un essai de François Jullien, que précédait celui de Mickaël Foessel2. Au mitan du XIXe siècle – ce « siècle de l’intime » selon la belle expression de Brigitte et José-Luis Diaz3 –, Gérard de Nerval pointait son énervement à propos de la mode « des autobiographies, des Mémoires et des confessions ou confidences », engouement pour les écrits de l’intime qu’il qualifiait de « maladie périodique »4. La couverture de l’ouvrage, empruntée à un tableau de Pierre Bonnard, son fameux Nu dans un intérieur5, fait vite lever toute espèce d’énervement. C’est qu’en effet Bonnard invente le passage de l’intime, de ce qui tient au plus personnel (son intimité avec la nudité de Marthe, sa femme et modèle6), par l’impersonnel d’un rapport inouï des aplats chauds et froids, des verticales et des horizontales, du caché et du montré : un indicible qui parle à chacun et à tous, l’émerveillement d’un commencement de (se) voir, de (s’)apercevoir, mieux, de (s’)entrevoir quand distances et proximités se touchent. Serait-ce l’intime comme activité relationnelle plus que l’intime comme concept sociétal voire ontologique ? L’essai de Laplantine suivrait cette orientation.

2En effet, Laplantine ne cesse de dénoncer les dualismes traditionnels (« Nous sommes empêtrés dans le binaire », p. 122) qui structurent la notion dès qu’on s’essaie à en faire un concept : sujet/objet ; dedans/dehors ; intériorité/expressivité ; privé/public ; etc. Aussi, est-ce lentement mais sûrement que notre anthropologue déploie une réflexion concernant l’intime à partir d’un faisceau d’expériences personnelles qui ont souvent donné le ton à ses recherches antérieures, qu’il évoque d’un pas léger. Il nous montre comment saisir la notion dans ses variations expérientielles comme dans ses mouvements précieux proches de l’infra-sensible. Il est remarquable que l’essai traverse, sans jamais s’appesantir dans des descriptions analytiques trop appuyées qui désengageraient le lecteur, une grande quantité d’œuvres artistiques, surtout littéraires et cinématographiques, ainsi que les résultats des recherches ethnographiques antérieures de l’auteur du côté de trois pays, le Japon d’abord, le Brésil et la Chine ensuite.

3Dissocié de l’amour – il est cependant des situations amoureuses qui peuvent fort bien relever de l’affleurement plus que de l’embrasement (p. 10) et inversement, l’intime devient avec Laplantine une notion relationnelle qui permet de joindre proximité et distance, unisson et intégrité, etc. Tout l’essai tient cette orientation avec une grande délicatesse, refusant pied à pied les habitudes dualistes pour leur préférer les brèches (p. 118) et les troubles de l’intime qu’un cinéaste comme Alain Cavalier réussit merveilleusement à filmer dans ses Portraits (p. 131 et suivantes) pour conjuguer, « comme on ne l’avait jamais fait avant, le voir et la voix » dans un « cinéma à voix basse ». Multipliant les relations d’expériences à l’étranger en montrant la complexité tant linguistique que culturelle que demande l’examen d’une telle notion, au Japon entre autres, Laplantine déploie aussi de nombreuses références littéraires toujours en historicisant sa propre approche comme, par exemple, en établissant une défense et illustration de Stendhal tant biographique que stylistique. Son intérêt porté à Stendhal provient de « l’intimité que son œuvre suscite avec des lecteurs » (p. 61), d’autant que celui-ci « relève un défi qui peut être résumé de la manière suivante : exprimer avec calme, tact et délicatesse des émotions pouvant aller jusqu’à l’ivresse de l’exaltation, au vertige et à la perte de conscience » (p. 156). Ce travail qui cherche à « affaiblir », selon un mot de Stendhal, serait aussi celui de Laplantine qui se fraie un chemin « entre ce que le discours du savoir a de vaniteux et ce que le silence a d’impossible » (p. 160). Ainsi, l’anthropologue tient ensemble une éthique et une politique du continu très spinozienne (voir les p. 122-123) où l’intime se fait politique en changeant la politique et la société tout en s’en préservant face aux instrumentalismes développés par le néolibéralisme contemporain.

  • 7 Michaux Henri, Œuvres complètes, tome I, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1998, p. 705. La ci (...)

4En conclusion, il me semble que l’essai de François Laplantine fait bien plus que son titre ne le déclare. Si l’ouvrage laisse apercevoir la conceptualisation d’une notion assez peu étudiée par les sciences sociales, exceptée la psychanalyse qui, selon l’auteur, en fait toutefois plus une pathologie qu’une expérience plurielle, il ouvre surtout à une problématisation de ce qui est de l’ordre d’un non-savoir et d’un non-pouvoir comme un levier pour une écoute de l’infime. La paronomase qui ouvre l’essai (« L’intime, lui, se remarque à peine. C’est une expérience infime », p. 9) serait aussi l’orientation d’une carrière, celle de l’auteur, qui est restée souvent « invisible et silencieuse » (ibid.) mais dont la portée est peut-être bien plus forte que celles qui ont fait beaucoup de bruit puisque, comme la notion qu’il se permet de poser au centre de toute sa démarche, « elle met l’intelligence et l’imagination au travail » (p. 161). C’est que « le mode de connaissance, moins de l’intime que par l’intime, qui se profile peut-être qualifié de mineur » (p. 149), de cette minorité intempestive qui emporte la pensée « ailleurs, essentiellement ailleurs, autre », comme l’écrivait Henri Michaux dans Qui il est7. Ce livre n’est donc pas un traité limité à une notion mais « une vie toute inventée » (Michaux encore), celle d’un chercheur qui n’en a pas fini de chercher le vivant des vies.

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Notes

1 Voir ces deux ouvrages : Tokyo, Ville flottante : scènes urbaines, mises en scène, Paris, Stock, coll. « Un ordre d’idées », 2010 et Le Japon ou le sens des extrêmes, Paris, Presses Pocket, coll. « Agora », 2017.

2 Foessel Michaël, La Privatisation de l’intime, Paris, Seuil, 2008 et Jullien François, De l’Intime, Paris, Le Livre de Poche, 2014. Ces deux titres figurent dans la bibliographie.

3 Lesquels modalisent et historicisent très finement cette expression dans Diaz Brigitte et Diaz José-Luis, « Le siècle de l’intime », Itinéraires, n° 4, 2009, p. 117-146, disponible en ligne : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itineraires/1052.

4 De Nerval Gérard, « Les Confidences de Nicolas », in Les Illuminés ou les précurseurs du socialisme (1852), Œuvres, t. II, éd. établie par Jean Richer, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1961, p. 1061.

5 Bonnard Pierre, Nu dans un intérieur, 1912-1914, huile sur toile (H. 134 ; L. 69,2 cm), The National Gallery of Art, Washington. Il faut toutefois préciser que la couverture défait les rapports internes au tableau en retirant de la reproduction toute sa partie basse à dominante bleue et en augmentant ainsi le zoom sur le corps féminin à moitié caché par le mur de droite. On observera, d’une part, que l’éditeur « scientifique » fait peu de cas des règles iconographiques (pour le moins, il aurait dû ajouter la mention « détails » !) et, d’autre part, que le tableau de Bonnard considéré dans son ensemble aurait permis de résonner avec le propos de Laplantine qui ne réduit pas l’intime au sexuel puisque Bonnard fait de tout son tableau une nudité dont l’érotisme ne peut s’arrêter à la seule représentation du corps féminin : c’est une extension du corps à toute la toile !

6 Voir l’ouvrage de Cloarec Françoise, L’Indolente, Le mystère Marthe Bonnard, Paris, Stock, 2016.

7 Michaux Henri, Œuvres complètes, tome I, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1998, p. 705. La citation suivante est p. 706.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Serge Martin, « François Laplantine, Penser l’intime », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 13 octobre 2020, consulté le 03 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/44742 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.44742

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Rédacteur

Serge Martin

Professeur émérite de littérature et de didactique des langues à l’université Sorbonne nouvelle.

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