Jacques Martin, L’individu chez Hegel

Texte intégral
1Ce mémoire de maîtrise rédigé en 1947 par Jacques Martin sous la direction de Gaston Bachelard était jusqu’ici resté inédit, archivé à l’Institut mémoires de l’édition contemporaine (IMEC). De son auteur, on sait peu de choses, sinon qu’il n’a pu déployer pleinement des capacités intellectuelles unanimement extraordinaires. Diagnostiqué schizophrène peu après la rédaction de ce mémoire, il manque l’agrégation, et ne produit plus que quelques traductions. Malgré le soutien financier de ses amis, il vit dans des conditions très précaires jusqu’à son suicide en 1963.
- 1 Sur ce thème précis, il n’y a guère de publications datant de la même époque, à l’exception de l’ar (...)
2Bien qu’il n’ait été lu jusqu’ici que par une petite minorité de spécialistes, le mémoire de Martin est un texte mythique de (et pour) la philosophie française d’après-guerre. Au-delà d’un travail très original sur Hegel1, il représente une prise de position au sein de l’hégéliano-marxisme de son temps. En effet, le texte est non seulement contemporain de la traduction et du commentaire de la Phénoménologie de l’esprit par Jean Hyppolite (1946), mais aussi informé par les leçons données par Alexandre Kojève avant-guerre et publiées en 1947 par Raymond Queneau.
- 2 Cf. Buée Jean-Michel, Renault Emmanuel, Tinland Olivier et Wittmann David (dir.), « Hegel pragmatis (...)
- 3 Représentées entre autres par les travaux de philosophes allemands comme Axel Honneth, Martin Saar, (...)
3Dans une préface au ton enthousiaste, Étienne Balibar indique toute l’importance de la figure de Jacques Martin pour sa génération, et plus encore pour celle de ses maîtres Althusser et Foucault, amis de Martin à l’ENS. Balibar va jusqu’à comparer leur trio masculin à celui formé par Hegel, Schelling et Hölderlin. Bien que souterraine et médiée par Althusser, l’influence de Martin sur les philosophes marxistes d’après-guerre est certaine et fondamentale, en quelque sorte « géologique » selon Jean-Baptiste Vuillerod (p. 13). Davantage qu’une relique, ce mémoire est un texte philosophique à part entière, avec ses méandres et ses différents niveaux de lecture. Ni strictement marxiste, ni simplement métaphysique, il présente un Hegel anti-dualiste. Et si l’on devait situer aujourd’hui cette lecture, elle trouverait sa place quelque part entre les lectures anglo-saxonnes pragmatistes2 et les lectures néo-marxistes issues du champ de la philosophie sociale3. Martin pose ici une question à la fois simple et redoutable : quelle place et quelle signification accorde Hegel, philosophe de la totalité et de l’universel, à l’individualité humaine ? Et l’originalité du jeune philosophe en formation consiste à poser cette question à partir d’une intention hégélienne qu’il juge centrale : celle de la redéfinition de la distinction abstrait/concret.
4Compte tenu de ce positionnement, l’introduction du mémoire (p. 42-52) est consacrée à l’explicitation du concept de problématique, tiré de l’allemand Problemstellung. Concept forgé pour l’occasion et jusqu’alors malheureusement souvent isolé de son contexte d’apparition, la problématique permet de poser au philosophe une question qui n’est pas explicitement thématisée dans son œuvre. Outil d’élaboration d’une certaine histoire de la philosophie, elle permet de tracer de vastes itinéraires : ici par exemple entre les Lumières, Hegel et Marx. Même si le mémoire de Martin est loin de s’y réduire, c’est du moins ce concept qui le fit passer à la postérité, grâce au tribut payé par Althusser au début de son ouvrage Pour Marx (1965).
5Comme Martin se livre ici à un exercice scolaire, le premier chapitre (p. 53-86) s’ouvre sur une discussion critique des courants philosophiques des années 1940 – jugés trop individualistes, voire relativistes par Martin. L’hégélianisme a selon lui l’ambition d’être une philosophie qui formule dialectiquement des vérités (ontologiques, psychologiques et métaphysiques) certes processuelles, mais néanmoins universelles. Pour adhérer à cet universalisme à son tour, Martin juge alors nécessaire de s’opposer à l’approche psychologiste, en vogue dans la philosophie française d’après-guerre. Par conséquent, une forme d’anti-psychologisme est palpable à l’endroit de sa critique des lectures individualistes de Hegel, qu’elles soient par exemple psychanalytiques chez Charles Baudoin, existentialistes comme dans le cas de Jean-Paul Sartre, ou mystique et tragique sous les plumes de Wilhelm Dilthey et Jean Wahl.
6Intitulé « L’individualité concrète dans les œuvres de jeunesse », le second chapitre a ensuite pour but de montrer « comment dès les œuvres de jeunesse Hegel pose le problème de l’individu en fonction du problème central de sa philosophie, à savoir celui du dépassement de l’abstraction et de l’accès au concret » (p. 84). Puis, dans un troisième chapitre intitulé « L’individu total et son aliénation dans le Système hégélien », l’auteur entend expliquer « comment cette ébauche se précise dans la maturité de la pensée de Hegel » (p. 85). Martin ne cherche pas à opposer un Hegel à un autre. Il ne juge ni la production de jeunesse plus importante, ni inversement les œuvres de la maturité plus caractéristiques de l’hégélianisme. Il ne distingue pas non plus un aspect métaphysique et un aspect politique dans l’œuvre. Grâce au concept de problématique, il produit une lecture historiquement et thématiquement continuiste de la pensée hégélienne sans pour autant en faire une totalité close. S’il concède que Hegel n’a pas été fidèle jusqu’au bout à la dialectique entre individu et collectif qu’esquissaient ses travaux de jeunesse, l’originalité de Martin est à cet égard de refuser de penser le système de la maturité comme la trahison d’une intention originelle.
7Au début du troisième chapitre, l’auteur critique ainsi les lectures discontinuistes de Hegel, et en particulier celle de Franz Rosenzweig. Il affirme que l’apparente discontinuité entre les œuvres antérieures et postérieures à 1812 procède de l’oubli que la Phénoménologie de l’esprit (1807) décrit du point de vue de la conscience « ce que Hegel ne considère encore que comme un côté formel, par rapport au contenu de la réalité spirituelle ou de l’histoire » (p. 126), contenu qui fait l’objet des œuvres ultérieures. D’où la différence entre ces deux moments s’expliquerait selon Martin par le fait que Hegel n’y aborde pas les mêmes figures du rapport entre individuel et universel. Il ne s’agit pas pour Hegel de substituer la société et l’histoire réelles à celles des idées, mais de développer, à partir de 1812, son système sur d’autres plans.
8Dans un passage bref mais essentiel de ce même chapitre (p. 133-134), Martin s’oppose par ailleurs aux lectures marxistes compatibilistes de Hegel et Marx. Celles-ci mésinterprètent selon lui la dialectique du maître et de l’esclave dans la Phénoménologie de l’esprit en l’isolant à tort. Sont ici visés Kojève et Hyppolite, qui lisent dans ce passage fameux un renversement des rôles entre maître et esclave préfigurant la centralité du travail chez Marx. Pour Martin, au contraire, à « aucun moment Hegel ne conçoit le travail comme la réalité capable de fonder une réciprocité entre des individus, encore moins une existence comme effective. Le travail est simplement situé comme un moment dans le devenir dialectique de l’être pour soi, comme une figure parmi d’autres » (p. 134). Contre l’hypothèse d’un Hegel préfigurateur de Marx, Martin rappelle qu’à la différence de l’auteur du Capital, Hegel n’interprète nullement le travail comme la vérité des rapports individuels.
9En dernière instance, l’hégélianisme apparaît à Martin comme « une codification méthodique » de l’aliénation de l’individualité (p. 141). Probablement déçu de n’y pas trouver de critique de cette aliénation, il qualifie finalement l’œuvre de Hegel de phénoménologie qui s’ignore, au sens où elle décrit les multiples facettes de l’aliénation sans parvenir à la justifier – contrairement à ce que Hegel pensait être parvenu à faire. Resterait donc, selon Martin, à écrire une « phénoménologie critique » (p. 142) qui dépasserait Hegel, avec et contre lui. C’est pourquoi, tout compte fait, quoique l’un de ses principaux mérites consiste à formuler une conclusion forte sur la nature et la portée de l’œuvre hégélienne, le mémoire de Martin esquisse les coordonnées d’une constellation de problèmes qui n’intéresseront pas que les spécialistes de Hegel et de son héritage.
Notes
1 Sur ce thème précis, il n’y a guère de publications datant de la même époque, à l’exception de l’article de Iring Fetscher, « Individuum und Gemeinschaft im Lichte der Hegelschen Philosophie des Geistes », Zeitschrift für philosophische Forschung, vol. 7, n° 4, 1953, p. 511-532 (traduit en français la même année sous le titre « Individu et communauté dans la philosophie de Hegel »).
2 Cf. Buée Jean-Michel, Renault Emmanuel, Tinland Olivier et Wittmann David (dir.), « Hegel pragmatiste ? », Philosophie, vol. 4, n° 99, 2008, numéro spécial qui a contribué à faire connaître en France les travaux publiés depuis la fin des années 1980 par des philosophes néo-pragmatistes comme Robert Pippin, Terry Pinkard, Robert Brandom, ou encore John McDowell.
3 Représentées entre autres par les travaux de philosophes allemands comme Axel Honneth, Martin Saar, Hans-Christoph Schmidt am Busch ou Robin Celikates.
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Référence électronique
Aurélia Peyrical, « Jacques Martin, L’individu chez Hegel », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 10 septembre 2020, consulté le 26 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/43723 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.43723
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