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Sophie Bernard, Le nouvel esprit du salariat

Corentin Bultez
Le nouvel esprit du salariat
Sophie Bernard, Le nouvel esprit du salariat. Rémunérations, autonomie, inégalités, Paris, PUF, 2020, 242 p., ISBN : 978-2-13-081453-5.
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Texte intégral

  • 1 Luc Boltanski, Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 2000.
  • 2 Plus précisément, le terrain se compose d’une série d’enquêtes menées dans le secteur de la grande (...)

1Le salariat stable subit depuis les années 1970 une déstabilisation importante. Si de nombreux travaux se sont intéressés aux marges du salariat (précarité, chômage, travail indépendant, hautes rémunérations), c’est bien au cœur du salariat stable que l’auteure observe la naissance d’un « nouvel esprit ». Ces termes du titre sont clairement empruntés à Boltanski et Chiapello1 qui recherchaient le « nouvel esprit du capitalisme » dans les manuels de management. Le nouvel esprit qui affecte ici le salariat est une « nouvelle forme de mobilisation de la main d’œuvre favorisant l’avènement d’un travailleur autonome et responsable […] il constitue un foyer central de diffusion des valeurs individualistes et méritocratiques » (p. 9). Cet esprit est appréhendé à partir des rémunérations qui symbolisent l’individualisation croissante de la sphère professionnelle. Nous serions passés d’un mode de régulation centralisé des salaires (accords de branches, revalorisations globales) à un mode de régulation individualisé, où le salarié négocie directement au niveau de l’entreprise une rémunération qui doit refléter son engagement et ses mérites. Ce nouvel esprit témoigne-t-il d’un dépassement du salariat ou bien une nouvelle forme de sujétion ? S’agit-il d’une opportunité pour les salariés de gagner en autonomie ou d’une stratégie des employeurs pour renforcer l’engagement des salariés dans l’organisation ? Pour appréhender ces évolutions, l’auteure s’appuie sur plusieurs enquêtes2 menées dans trois secteurs différents : la grande distribution, le secteur bancaire et le milieu des commerciaux, rémunérés en grande partie à la commission. Ces enquêtes font émerger trois figures salariales : le salarié « associé » de la grande distribution, qui peut profiter du partage des bénéfices, le salarié « méritant » du secteur bancaire, dont la rémunération varie selon la distribution de primes sur objectifs, et enfin le salarié « quasi indépendant », chargé de « faire son salaire » grâce aux commissions perçues.

  • 3 Certains salariés déclarent même que, lorsque des clients volent, ils les volent.
  • 4 SMIC : salaire minimum interprofessionnel de croissance.
  • 5 Bernard Lahire, « Petits et grands déplacements sociaux », in La culture des individus, Paris, La D (...)
  • 6 On peut à ce titre mentionner, comme le fait l’auteure, le travail de Sarah Abdelnour, Les nouveaux (...)

2Le premier chapitre montre que des dispositifs de partage des bénéfices (intéressement, participation, épargne-actionnariale) concourent à l’émergence de la figure du salarié « associé ». Ce système d’incitations vise à favoriser l’autonomie des salariés tout en les responsabilisant et en faisant converger leurs intérêts avec ceux de leur employeur. L’enquête montre l’importance de ces dispositifs d’intéressement dans la construction de l’identité professionnelle des salariés. Ces derniers s’estiment propriétaires de l’entreprise3, ils ont intérêt à ce que celle-ci soit efficace, que les bénéfices soient au rendez-vous pour prétendre à des primes élevées. Ces dispositifs d’intéressement produisent une forme d’autocontrôle et d’émulation collective qui façonne les trajectoires individuelles et collectives des salariés. L’intéressement a eu des effets bénéfiques sur les salariés durant une trentaine d’années, qui pouvaient ainsi percevoir jusqu’à six mois de salaire supplémentaires grâce à la croissance forte de l’entreprise, dans les secteurs en plein essor tels que celui de la grande distribution. Ces primes ainsi que l’actionnariat-salarié ont permis à des individus de classes populaires, peu diplômés, de se constituer une épargne servant d’apport pour un premier achat immobilier. Malgré la faiblesse relative des grilles salariales (proches du SMIC4), les dispositifs d’intéressement ont permis à ces individus d’opérer de « petits déplacements sociaux »5. Cependant, la figure du salarié « associé » a été mise à mal par la crise du secteur de la grande distribution depuis le début des années 2000. Les difficultés rencontrées par l’entreprise et le secteur ont conduit à une baisse du niveau des primes et du rendement des dispositifs d’intéressement. Cette baisse a directement impacté les revenus des salariés, ainsi que leur perception du travail et du niveau de sa rémunération, qui apparaît faible au regard de l’engagement qui leur est demandé ; l’illusion que constituait cette figure du salarié « associé » leur est ainsi dévoilée. Ils ont constaté que ces dispositifs servaient surtout à produire du consentement au travail et à reporter les risques sur les salariés. Par ailleurs, cette chute des primes dévoile également des inégalités de traitement entre salariés, qui contribuent à fracturer le collectif. La croissance des primes s’étant opérée au détriment de la progression du salaire fixe, leur diminution est synonyme de précarité pour les employés, qui sont en majorité des femmes6. À l’inverse, les cadres, majoritairement des hommes, ont bénéficié d’une revalorisation salariale visant à s’assurer de leur fidélité et à compenser les pertes liées à la diminution de leurs primes.

  • 7 Par exemple, les managers dont la trajectoire socioprofessionnelle se caractérise par un niveau de (...)

3Le deuxième chapitre s’intéresse au salarié « méritant », exploré à partir de la distribution des primes sur objectifs et des augmentations de salaire dans le secteur bancaire. Ces deux types de rémunérations ont a priori des vocations distinctes : les primes visent à reconnaître et rétribuer le « mérite », tandis que les augmentations de salaire visent à accompagner la carrière des salariés et à récompenser leur ancienneté. Dans les faits, face aux injonctions à « faire des économies » et au contexte de restructuration, elles sont utilisées de manière conjointe par les managers qui sont souvent obligés de renoncer à l’idéal méritocratique (récompenser les salariés les plus méritants) pour une logique de quota (saupoudrer les augmentations entre les différents salariés pour assurer la paix sociale). La distribution des primes est également dépendante de conceptions normatives qui varient selon les trajectoires socioprofessionnelles des managers. Certains en usent pour réparer ce qu’ils considèrent comme des injustices7. Si les salariés avaient intériorisé l’idée d’une rémunération au mérite, ils sont plus démunis face à des critères moins lisibles, plus « bricolés », sur lesquels ils n’ont pas de prise. Par ailleurs, ces dispositifs de négociation individuelle ont tendance à renforcer les inégalités salariales entre hommes et femmes du fait de la moindre appétence des femmes à la négociation individuelle et de leur moindre disponibilité (en raison notamment des congés de maternité).

  • 8 L’auteure reprend ces termes d’un débat organisé par le réseau de recherche Mage (marché du travail (...)

4Les salariés commerciaux étudiés au troisième chapitre se perçoivent comme des « quasi indépendants », ils valorisent l’autonomie au travail dont ils bénéficient et acceptent que celle-ci soit la contrepartie d’une incertitude salariale forte. Ils font même de cette autonomie un atout opposable à leur direction, estimant qu’ils ne doivent rien à cette dernière car elle ne leur apporte aucune garantie salariale. Pour l’employeur, cette indépendance n’est pas sans avantage : elle permet d’économiser les coûts liés à la surveillance, au contrôle et à la mobilisation de la main d’œuvre et constitue également un moyen d’adaptation aux fluctuations de l’activité économique. En dépit de ces avantages, l’employeur ne renonce pas à toute velléité de contrôle, ce qui met au jour une tension entre l’autonomie hors de l’organisation (voulue par les commerciaux) et l’autonomie pour l’organisation (voulue par l’employeur). La crise économique et la concurrence croissante ont renforcé la dimension précaire de ce type d’emploi, obligeant les commerciaux à augmenter leur temps de travail pour maintenir un niveau de salaire satisfaisant. Hommes et femmes ne sont pas égaux face à cette vulnérabilité. L’individualisation et la variabilité des salaires tendent à renforcer les inégalités de genre et à reproduire le modèle dominant genré de « Monsieur Gagne-pain et Madame Gagne-petit »8. Les hommes ont tendance à surinvestir leur activité professionnelle pour assurer les revenus de leur famille au détriment des tâches domestiques et éducatives qui restent souvent à la charge des femmes, lesquelles occupent des emplois nécessitant un moindre investissement professionnel, ou sont inactives. Les femmes commerciales, quant à elles, exercent souvent ce métier pour obtenir un salaire d’appoint et ont moins le loisir de développer cette activité professionnelle, du fait des contraintes d’organisation et de travail domestique qui pèsent sur elles.

  • 9 Ce constat est également valable pour les femmes qui semblent avoir intériorisé ces critères de per (...)
  • 10 Comme le rappelle Robert Castel dans L’insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ?, Paris, Seui (...)

5En conclusion, les trois figures de salariés étudiées ici, l’associé, le méritant et le quasi-indépendant, tendent à montrer l’émergence d’un nouvel esprit du salariat qui favorise l’avènement d’un travailleur autonome et responsable, dont le salaire est le résultat du travail et des efforts. Les salariés ne semblent pas opposés à l’individualisation et à la variabilité des rémunérations, ils ont plutôt intériorisé cette idée selon laquelle ces formes de rémunération méritocratiques permettraient d’établir des inégalités « justes » et de reconnaître les mérites individuels9. Ce nouvel esprit du salariat est un outil de motivation et de mobilisation sans faille pour les employeurs, qui reportent ainsi les risques et les contraintes sur les salariés, dorénavant chargés de « faire leur salaire ». On assisterait donc à une déstabilisation de la condition salariale qui s’opère au cœur même du salariat stable. Avec les nouvelles formes de rémunérations variables et individualisées, les salariés sont confrontés à l’incertitude de leurs revenus, le salariat se réduisant désormais à sa dimension marchande et contractuelle. Par ailleurs, en favorisant la négociation individuelle, en laissant aux salariés la responsabilité de « faire leur salaire » et en reportant les risques de marché sur eux, ces nouveaux modes de rémunération tendent à accroitre les inégalités salariales, et plus particulièrement les inégalités de genre et de classe10 qui en résultent.

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Notes

1 Luc Boltanski, Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 2000.

2 Plus précisément, le terrain se compose d’une série d’enquêtes menées dans le secteur de la grande distribution (entretiens réalisés avec des employés de rayon, caissières, chefs de rayon, chefs de secteur, chefs de caisse, directeurs de magasin, syndicalistes ainsi qu’une DRH ainsi qu’un président du conseil de surveillance d’une enseigne de grande distribution, et observations effectuées pendant plusieurs mois). S’ajoute à cela une enquête de terrain menée auprès d’une entreprise bancaire (entretiens semi directifs avec des conseillers, directeurs d’agence, directeurs de groupes d’agences, représentants de la direction). Enfin, l’auteure exploite des entretiens menés avec des commerciaux et des observations de leurs interactions avec leurs clients.

3 Certains salariés déclarent même que, lorsque des clients volent, ils les volent.

4 SMIC : salaire minimum interprofessionnel de croissance.

5 Bernard Lahire, « Petits et grands déplacements sociaux », in La culture des individus, Paris, La Découverte, 2004 p. 409-470.

6 On peut à ce titre mentionner, comme le fait l’auteure, le travail de Sarah Abdelnour, Les nouveaux prolétaires, Paris, Textuel, 2011.

7 Par exemple, les managers dont la trajectoire socioprofessionnelle se caractérise par un niveau de diplôme relativement faible ont tendance à valoriser les salariés qui se trouvent dans un cas similaire.

8 L’auteure reprend ces termes d’un débat organisé par le réseau de recherche Mage (marché du travail et genre) en 2011 : « Monsieur Gagne-pain et Madame Gagne-petit. Genre, pauvreté laborieuse et écart de revenus ».

9 Ce constat est également valable pour les femmes qui semblent avoir intériorisé ces critères de performance et de disponibilité. Parmi les enquêtées du secteur bancaire (chapitre 2), beaucoup considèrent le congé de maternité comme une « entrave » au fonctionnement de l’organisation, dont elles doivent assumer la responsabilité.

10 Comme le rappelle Robert Castel dans L’insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ?, Paris, Seuil, 2003, « pour les plus démunis, les protections sont collectives ou ne sont pas ».

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Pour citer cet article

Référence électronique

Corentin Bultez, « Sophie Bernard, Le nouvel esprit du salariat », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 07 septembre 2020, consulté le 06 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/43452 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.43452

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Rédacteur

Corentin Bultez

Professeur agrégé de sciences économiques et sociales, diplômé de Sciences Po Lille.

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