Pierre Dardot et Christian Laval, Dominer
Texte intégral
1Dominer est un livre dense, pointu, érudit et exigeant. Pierre Dardot et Christian Laval y étudient, dans une perspective historique, la construction des discours sur l’État. La souveraineté y apparaît comme une croyance des individus dans la force du pouvoir politique. Les auteurs font le parallèle avec la théologie en évoquant une forme de foi dans l’État. Leur point de départ est l’idée actuelle d’une crise de l’État-nation. Ce dernier serait dépassé par les forces économiques du capitalisme globalisé. Cette crise ne pourrait être réglée que par le retour d’une verticalité du pouvoir politique… ce qui interroge Dardot et Laval, opposés à une vision aussi simpliste, et bien décidés à montrer que la situation actuelle est le fruit d’une lente évolution issue autant de courants d’idées que de rapports de force politiques.
2Dominer prend appui sur toute la richesse des sciences sociales. Les auteurs y abordent des travaux d’historiens, de sociologues, de philosophes, d’anthropologues, de juristes… Cette démarche véritablement pluridisciplinaire permet au lecteur de comprendre l’évolution des conceptions intellectuelles selon plusieurs approches, autour de querelles scientifiques ou politiques ancrées dans l’espace et le temps. L’annexe qui clôt l’ouvrage discute ainsi, dans cet état d’esprit, des apports de Michel Foucault à la compréhension des mécanismes de souveraineté, de pouvoir ou de discipline pour en apprécier l’intérêt historique ou pour étudier les sociétés contemporaines. Ce souci de Dardot et Laval de montrer que chaque apport théorique s’inscrit dans un contexte donné est très appréciable et se double d’un effort constant porté sur le vocabulaire employé (qualité des traductions, variété des interprétations des termes selon les périodes ou les lieux, définitions…). Nous voici donc immergés dans un livre qui évoque la tradition des ouvrages d’histoire des idées politiques sans pour autant se réduire à un simple manuel. Les auteurs y développent en effet une démarche beaucoup plus ambitieuse.
3Dans l’introduction, les auteurs questionnent l’évidence de l’État dans l’inconscient contemporain et son adaptation aux nouveaux défis sociaux (en particulier la crise écologique autour d’une redéfinition d’un patrimoine commun de l’humanité). Ils évoquent l’alternative à l’État que pourrait constituer le modèle européen (communautés puis union européenne) avec une souveraineté supranationale… qui ne fait en réalité que réaffirmer la place centrale des nations qui en font partie. Dardot et Laval insistent également sur les liens historiques entre États et capitalisme : il ne s’agit pas de deux entités en opposition mais bien d’une relation complexe et ambigüe entre forces politiques et économiques. Au cœur de l’ouvrage se trouve la notion de souveraineté, que les auteurs distinguent bien du souverainisme, qui en est la forme dérivée de type nationaliste. La souveraineté est « la domination exercée, à l’intérieur d’un territoire donné, par une puissance étatique sur la société et chacun de ses membres » (p. 17).
- 1 Voir par exemple James C. Scott, Zomia, ou l’art de ne pas être gouverné, Paris, Seuil, 2013 ou Jam (...)
- 2 Voir par exemple Alain Testart, Avant l’histoire. L’évolution des sociétés de Lascaux à Carnac, Par (...)
- 3 Saskia Sassen, Critique de l’État. Territoire, Autorité et Droits, de l’époque médiévale à nos jour (...)
- 4 Pierre Musso, Le temps de l'État-Entreprise. Berlusconi, Trump, Macron, Paris, Fayard, 2019.
4Cette question politique est fondatrice car la domination prend des formes variées. L’ouvrage a pour fil conducteur l’idée que la domination étatique est impersonnelle et permanente. Elle est la marque d’une supériorité : la souveraineté signifie qu’il n’y a pas de pouvoir au-dessus des lois et elle garantit l’existence de libertés politiques pour les individus. Ce livre vise à dresser la généalogie de cette souveraineté, de la Grèce Antique à nos jours, et à apprécier les effets de cette lente transition. Les 11 chapitres qui constituent le cœur de l’ouvrage, et dont ce compte rendu ne peut donner qu’un rapide aperçu, sont un voyage à travers l’histoire des idées. On y trouve les « grands » auteurs traditionnellement étudiés en philosophie politique mais aussi des références moins connues, éclairées par de nombreux travaux de sciences sociales. Le périple part des chasseurs-cueilleurs du Néolithique, analysés par des anthropologues comme Agnès Cavet2020-08-26T15:44:00ACJames Scott1Guillaume ARNOULD2020-08-27T09:51:00GA ou Alain Testart2, afin de découvrir la complexité de la naissance des États : la spécificité des modes de décision, le rôle de la domestication des animaux, la protection des cultures et des populations, l’importance de l’écriture… Le voyage se termine à notre ère de capitalisme globalisé, où les États accompagnent un mouvement de recomposition néolibérale autour des impératifs de compétitivité, de performance et du développement de la logique entrepreneuriale, mis en perspective par les réflexions de Agnès Cavet2020-08-26T15:44:00ACSaskia Sassen3 ou Pierre Musso4.
5Chaque chapitre peut se lire indépendamment car il constitue un moment clé dans la construction de la notion de souveraineté des États. C’est ainsi le cas du conflit entre théologie politique, pouvoir royal, pouvoir princier et féodal au Moyen Âge : les papes affirment le pouvoir souverain de l’église par le biais du droit canon, les rois cherchent à faire reconnaître leur autonomie dans leurs territoires, notamment par les phénomènes guerriers ou les serments d’allégeance, l’organisation originale du Saint Empire romain germanique. Les auteurs évoquent aussi les conceptions philosophiques du pouvoir en Grèce ou le rôle du Sénat à Rome dans les processus de décision politique, ainsi que la place des assemblées ou des magistrats. On découvre également le « tournant de 1300 » vers la souveraineté absolue, où se développe une véritable autonomie du politique à l’égard du religieux qui s’exprime par exemple par le contrôle des pauvres. L’affirmation de l’Europe absolutiste est un autre de ces jalons fondamentaux. Elle s’inspire de l’organisation pontificale autour d’une bureaucratie et du principe de centralisation, et elle repose sur la sacralisation du roi et sur le pouvoir de contrainte du fisc. De même, aux XVIe et XVIIe siècles, la naissance de la raison d’État moderne se caractérise par l’idée que l’État dispose de ses intérêts propres qui doivent par conséquent être défendus, au-delà parfois, de toute considération de justice. Cet ouvrage évoque encore d’autres périodes essentielles dans la construction de la souveraineté : l’affirmation du droit naturel par des auteurs comme Grotius, Hobbes, Locke et Rousseau ; les expériences révolutionnaires en Angleterre ou en France ; les socialismes et l’anarchisme…
6La conclusion Dominer est à l’image de l’ensemble du livre : riche et pointue. Après avoir balayé la construction ambigüe des pouvoirs de l’État et de ses relations à la société, les auteurs abordent les évolutions théoriques récentes et en nuancent l’originalité et la portée. Ainsi, que l’on parle d’un retour du populisme, d’une instauration de démocraties autoritaristes ou de nouvelles modalités de représentation politique, on ne peut se libérer de cet héritage intellectuel de la souveraineté étatique et penser que des idées politiques simples et novatrices nous attendent au coin de la rue. C’est la force de cet ouvrage de 750 pages que de dresser la cartographie des pensées politiques qui guident et inspirent les différents régimes politiques que nous connaissons, d’en montrer les liens complexes, les figures emblématiques comme de l’ombre, et au final d’inciter à revenir vers la lecture des grands classiques.
Notes
1 Voir par exemple James C. Scott, Zomia, ou l’art de ne pas être gouverné, Paris, Seuil, 2013 ou James C. Scott, Homo domesticus. Une histoire profonde des premiers États, Paris, La Découverte, 2019 ; compte rendu de Léo Montaz pour Lectures : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/32442.
2 Voir par exemple Alain Testart, Avant l’histoire. L’évolution des sociétés de Lascaux à Carnac, Paris, Gallimard, 2012 ou Alain Testart, L'institution de l'esclavage. Une approche mondiale, Paris, Gallimard, 2018 ; compte rendu d’Igor Martinache pour Lectures : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/24670.
3 Saskia Sassen, Critique de l’État. Territoire, Autorité et Droits, de l’époque médiévale à nos jours, Paris, Demopolis, 2009 ou Saskia Sassen, La Globalisation. Une sociologie, Paris, Gallimard, 2009.
4 Pierre Musso, Le temps de l'État-Entreprise. Berlusconi, Trump, Macron, Paris, Fayard, 2019.
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Référence électronique
Guillaume Arnould, « Pierre Dardot et Christian Laval, Dominer », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 31 août 2020, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/43277 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.43277
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