Valéry Giroux, L’antispécisme
Texte intégral
1Le vocable d’« antispécisme » a fait son apparition dans la sphère publique francophone dans le sillage des actions spectaculaires réalisées au cours des dernières années par des militants animalistes. En France, les vidéos de l’association L214 montrant l’insoutenable réalité des abattoirs ont de ce point de vue marqué un tournant, accompagnées en cela par plusieurs happenings mémorables contre l’exploitation animale et quelques rares mais médiatiques dégradations de boucheries. Au Québec, les récentes attaques de restaurants carnivores ont pareillement contribué à remettre l’animalisme au cœur du débat public. Cette (re)politisation de la question animale s’est accompagnée d’une réappropriation philosophique du concept, d’origine anglo-saxonne, d’antispécisme et de ses enjeux par des chercheurs et chercheuses francophones. La publication d’un Que-sais-je ? sur ce courant de pensée atteste d’ailleurs aujourd’hui tant de la circulation accrue de la notion dans l’espace public que de la volonté connexe de faire connaitre au monde francophone le vaste champ de recherche (encore principalement anglophone) existant autour de ces questions. L’autrice de ce court essai inédit, la juriste et philosophe québécoise Valéry Giroux, est d’ailleurs l’une des figures de ce domaine de recherche en pleine expansion. Sa thèse, publiée en 2017 chez l’Âge d’homme sous le titre Contre l’exploitation animale : un argument pour les droits fondamentaux de tous les êtres sensibles, a fait date, et on lui doit également, avec Renan Larue, le Que-sais-je ? sur le véganisme, publié aussi en 2017. La chercheuse, qui coordonne actuellement le Centre de recherche en éthique de l’Université de Montréal, est en outre une active militante animaliste très présente dans les médias, en particulier au Québec.
2Mais, c’est en philosophe, et en philosophe de tradition plutôt analytique, qu’elle aborde ici la question de l’antispécisme, et ce même si son engagement teinte nécessairement son approche et son propos, comme elle l’admet dès les premières pages de l’ouvrage. En philosophe, d’abord, parce qu’elle étudie l’antispécisme, ainsi que son pendant le spécisme, par le biais d’une analyse strictement conceptuelle, et ensuite parce que, loin de vouloir persuader, elle tente au contraire, avec rigueur et application, de convaincre ses lecteurs de l’injustice que constitue le fait de traiter différemment des êtres humains les animaux, en particulier ceux qui font preuve de « sentience », cette capacité à éprouver les choses subjectivement. Car tel est le sens de l’antispécisme : dénoncer (et lutter contre) la discrimination dont les animaux font l’objet lorsqu’ils sont traités comme des moyens et non comme des fins, comme des objets et non comme des sujets. Pendant du racisme et du sexisme, le spécisme – terme inventé sur ces modèles par le psychologue anglais Richard Ryder au début des années 1970 –, est en effet une idéologie justifiant l’exploitation des animaux au profit des êtres humains. Il est même avant tout, selon Valéry Giroux, une discrimination : une discrimination fondée sur l’espèce. C’est en tout cas ce qu’elle s’attache à démontrer dans la première partie de l’ouvrage portant sur les concepts fondamentaux de ce courant de pensée. Outre la notion de discrimination, elle s’attarde ici sur la notion d’espèce, qui pose problème dans sa définition même (face aux limites de l’espèce comme un concept biologique, doit-on privilégier une approche écologique ou phylogénétique ou faut-il plutôt abandonner le concept ?), puis sur la notion de « sentience », néologisme essentiel à l’antispécisme puisqu’il permet de classifier les animaux selon une nouvelle grille de lecture et, dès lors, de rapprocher les êtres humains d’une grande partie des animaux non-humains (ou l’inverse).
3Une fois ces clarifications définitionnelles opérées, Giroux se penche, dans la seconde partie de l’ouvrage, sur les différentes formes de spécisme afin d’envisager si l’une d’elles serait justifiable. Est-il, donc, « moralement défendable d’accorder plus de considération aux intérêts de certains animaux qu’aux intérêts comparables d’autres » (p. 41) ? Passant en revue les différentes positions (spécisme radical ou modéré, pur ou attributif, absolu ou relatif), développées ou étudiées surtout par des philosophes anglo-saxons, Valéry Giroux en montre une à une les limites et les incohérences. En plus d’être profondément injuste, le spécisme est en effet incohérent puisqu’il s’appuie sur des critères non pertinents pour discriminer certaines espèces par rapport à d’autres. Rien ne permet en effet de justifier la suprématie des êtres humains à l’égard des autres animaux sentients qui possèdent eux aussi un point de vue sur le monde, pas même les préférences individuelles avancées par les spécistes relatifs puisque celles-ci peuvent très bien être étendues hors des frontières de l’espèce (je pourrais ainsi choisir de sauver mon chat de l’incendie plutôt qu’un voisin que je ne connais pas). Pour renforcer son analyse, l’autrice étudie ensuite deux des principales objections qui peuvent être faites à l’antispécisme, soit l’objection contractualiste, qui veut que les devoirs des agents moraux découlent d’un contrat social duquel les animaux non-humains seraient exclus, et l’objection dite « de la norme pour le groupe », selon laquelle les personnes ayant des capacités cognitives réduites ou dégradées (enfants, personnes âgées séniles ou personnes handicapées mentales) peuvent être incluses dans le groupe des êtres humains, caractérisé par des capacités cognitives sophistiquées qui nous distinguent des animaux, parce qu’elles les possèderont, les ont possédé ou pourraient les posséder. De ces deux objections, elle montre rapidement et facilement les limites, réaffirmant ainsi l’arbitraire de la discrimination spéciste.
- 1 Par exemple par la journaliste Ariane Nicolas dans son récent ouvrage L’imposture antispéciste (Des (...)
- 2 Voir par exemple les propos de Jean-François Braunstein ou Emanuele Coccia, repris dans Catherine V (...)
4Enfin, dans une troisième et dernière partie, Valéry Giroux aborde les conséquences sociales et politiques de l’antispécisme. À quoi ressembleraient nos sociétés si nous acceptions de ne plus traiter les animaux comme des moyens au service de nos fins ? La première conséquence de l’antispécisme, parce qu’il exclut la possibilité d’accorder « moins de valeur morale à un individu ou de considération à ses intérêts parce qu’il n’appartient pas à l’espèce humaine », serait d’« étendre l’égalité morale à tous les êtres sentients » (p. 90). Sur le plan juridique, cet octroi de la personnalité juridique et des droits qui lui sont attenants aux animaux sentients est loin d’être insurmontable. L’autrice montre au contraire que ce projet, bien que très audacieux puisqu’il implique de ne plus exploiter aucun animal sentient, de reconnaitre les animaux domestiques comme des citoyens à part entière, voire de considérer les animaux sauvages comme membres de nations souveraines, ne rencontre que « peu d’obstacles légaux infranchissables » (p. 97). Pourtant, au-delà des débats internes à l’antispécisme que ces questions soulèvent et que Giroux aborde pour finir, force est de constater que notre société n’est pas encore prête à un tel renversement, pourtant tout à fait justifié, de ses valeurs. C’est ce que laisse entendre la réception généralement critique de l’antispécisme, décrié tant comme une forme d’antihumanisme1 que comme une forme d’extension de l’humanisme (ou du narcissisme humain) aux animaux2. L’autrice ne peut d’ailleurs que le constater en conclusion : « Notre société est spéciste » (p. 119), et ce depuis au moins le Néolithique, et les obstacles auxquels font face les antispécistes sont donc « considérables » (p. 120). Reste que leur voix est de plus en plus entendue, que les comportements changent (pensons à la consommation de viande, désormais en baisse en Europe comme en Amérique du Nord, ou au rejet de l’usage de la fourrure par de nombreuses marques de modes) et que les seuils de sensibilité évoluent.
5Une chose est sûre, en nous offrant un survol pertinent et accessible des principaux débats philosophiques attenants à la notion d’antispécisme, Valéry Giroux contribue efficacement à l’avènement de ce monde plus juste pour lequel elle milite par ailleurs. Son argumentation, aussi fluide que convaincante, engagera en effet, à n’en point douter, ses lecteurs et lectrices, dès lors familiarisés avec les enjeux conceptuels de l’antispécisme, à s’interroger sur leur propre rapport au vivant et en particulier sur leurs rapports aux animaux non-humains, en prenant en compte l’injustice fondamentale qu’il y a à traiter des êtres si proches de nous, voire même intimement familiers, avec tant d’indifférence et donc souvent de cruauté. Néanmoins, en limitant son analyse aux seuls enjeux conceptuels ou définitionnels de l’antispécisme, la philosophe met de côté nombre d’enjeux pratiques, d’ordre sociologique, anthropologique voire écologique, qu’implique également cette notion et qui contribuent souvent à sa critique et à son rejet du côté de l’idéologie (au sens le moins noble du terme). Il semble que la prise en compte de ces dimensions aurait permis de renforcer (en particulier dans l’environnement intellectuel plutôt hostile auquel il fait face) la portée de l’ouvrage et de son analyse philosophique (pourtant très juste et précise), en ancrant son propos dans le quotidien et des débats autour de l’animalisme et du véganisme, et de la majorité spéciste de l’humanité actuelle. Mais peut-être que cela faisait-il beaucoup pour les 128 petites pages réglementaires de la collection.
Notes
1 Par exemple par la journaliste Ariane Nicolas dans son récent ouvrage L’imposture antispéciste (Desclée de Brouwer, 2020), par l’anthropologue Jean-Pierre Digard dans son livre L’animalisme est un antihumanisme (CNRS Éditions, 2018), ou encore par le philosophe Francis Wolff dans Trois utopies contemporaines (Fayard, 2017).
2 Voir par exemple les propos de Jean-François Braunstein ou Emanuele Coccia, repris dans Catherine Vincent, « Condition animale : les antispécistes vont-ils trop loin ? », Le Monde, 29 mars 2019.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Alexandre Klein, « Valéry Giroux, L’antispécisme », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 24 août 2020, consulté le 23 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/43216 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.43216
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page