Isabelle Chambost, Olivier Cléach, Simon Le Roulley, Frédéric Moatty, Guillaume Tiffon (dir.), L’autogestion à l’épreuve du travail. Quelle émancipation ?
Texte intégral
- 1 Lucien Collonges (dir.), Autogestion : Hier, aujourd’hui, demain, Paris, Éditions Syllepse, 2010. p (...)
- 2 Frank Georgi (dir.), Autogestion : La dernière utopie ?, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2003.
- 3 Lucien Collonges (dir.), Autogestion : Hier, aujourd’hui, demain, Paris, Éditions Syllepse, 2010.
1Définie comme une « démocratie étendue à tous les lieux sociaux et à toutes les institutions », l’autogestion s’est imposée dans le lexique révolutionnaire au cours des décennies 1960 et 19701. À partir de la Yougoslavie, d’où provient le terme, l’autogestion est devenue une référence pour les mouvements révolutionnaires. Récemment la notion a fait l’objet de plusieurs ouvrages collectifs dont Autogestion : La dernière utopie ?2 et Autogestion : Hier, aujourd’hui, demain3. Celui-ci, dirigé par Isabelle Chambost, Olivier Cléach, Simon Le Roulley, Frédéric Moatty et Guillaume Tiffon met l’autogestion en perspective avec les enjeux actuels sur les plans social et environnemental. Il pose la question de l’actualité du concept en étudiant les liens entre autogestion et travail. Plus largement, la question qui sous-tend l’ouvrage est la suivante : l’autogestion est-elle un palliatif à l’organisation capitaliste ou un véritable projet porteur d’une alternative globale ? L’ouvrage pointe les potentialités mais aussi les éventuelles contradictions du phénomène autogestionnaire.
2Dans la première partie, « L’autogestion en débat(s) », Marie-Geneviève Dezes revient sur les grands débats idéologiques au cours des années 1960 et 1980. Les débats français ont ainsi opposé partisans de l’autogestion centralisatrice (PCF, Chevènement) et décentralisatrice (CFDT, PSU). Cette ligne de démarcation reposait sur les modalités d’application de l’autogestion. Pour les tenants de l’autogestion centralisatrice, elle ne pouvait surgir qu’après la prise du pouvoir d’État alors que pour leurs opposants, l’autogestion était à la fois un moyen et une fin du mouvement révolutionnaire.
3Dans le chapitre suivant, Brice Nocenti répond à la thèse avancée par Luc Boltanski et Ève Chiapello selon laquelle les expériences autogestionnaires des années 1970 auraient préparé le « tournant néo-managérial » de la décennie suivante. Il montre l’existence de trois pôles revendiquant à gauche le projet autogestionnaire : social-dirigiste, conseilliste et moderniste. Si les deux premiers courants font écho à la typologie avancée par Marie-Geneviève Dezes, le courant moderniste est incarné par de nombreux responsables du PSU, notamment Michel Rocard. C’est ce courant qui parvient au pouvoir avec le tournant de 1983 et se montre le plus enclin à écarter l’ambition politique de l’autogestion généralisée pour la mouler dans les nouvelles formes d’organisation du travail.
4Guillaume Gourgues revient sur le mythe Lip souvent présenté comme archétype de l’expérience autogestionnaire. En 1973, les ouvriers de Lip reprennent l’usine horlogère de Besançon, devenant ainsi un symbole de l’autogestion. L’auteur déconstruit ce mythe en montrant que la revendication des travailleurs portait sur une stratégie permettant de sauvegarder les emplois. L’autogestion était alors perçue par les « Lip » comme un outil pour le temps de la lutte, ces derniers refusant de constituer une coopérative. Selon Guillaume Gourgues, la radicalité de la lutte des Lip ne tient pas à la revendication d’autogestion mais bien au fait qu’elle aurait pu ouvrir « la voie à d’autres contestations du monopole de la rationalité économique par les détenteurs du capital » (p. 80).
5Dans le chapitre suivant, Jean-François Draperi interroge les relations entre autogestion et coopérativisme. La coopérative est souvent apparue comme la forme juridique prise par l’autogestion. Selon l’auteur, la focalisation sur la question du travail est une des limites de ces expériences, puisqu’elle semble laisser de côté les intérêts de la communauté et des consommateurs. L’histoire du coopérativisme montre une progressive rupture entre consommateur et producteur, les coopératives de production devenant progressivement majoritaires. Pour Jean-François Draperi, « le dépassement du capitalisme suppose ainsi de ne pas limiter le raisonnement à la seule transformation des rapports de production. Tout producteur est également un consommateur : le sort de l’un dépend du sort de l’autre » (p. 101).
6Michel Capron questionne ensuite la nature même de l’entreprise, entité prenant différentes formes juridiques. L’auteur propose d’en élargir la notion pour y inclure les « parties prenantes » dans la gestion afin de prendre en compte les coûts sociaux et environnementaux de la production. Il appelle ainsi à repenser les modes de gouvernance de l’entreprise pour dépasser les seuls intérêts des travailleurs. Il s’agirait là d’une application des principes de l’autogestion aux modes de gouvernance.
7La deuxième partie, « Les sentiers de l’autogestion », porte sur les conditions de mise en œuvre de l’autogestion. Défensive quand elle vise à éviter l’arrêt de la production, elle peut au contraire être un projet de société en rupture avec l’économie capitaliste. Andrès Ruggeri présente l’expérience des entreprises récupérées par les travailleurs en Argentine, phénomène qui s’est accéléré après la crise de 2001. L’autogestion est ici apparue comme une réponse aux politiques néolibérales et une forme de lutte conforme au slogan « Occuper, résister, produire ». Nées dans ce contexte difficile, ces expériences d’autogestion ne peuvent néanmoins compter sur le soutien étatique pour la reconnaissance juridique ou l’accès au financement.
8Maxime Quijoux explore dans le chapitre suivant les relations entre autogestion et syndicalisme à partir d’une imprimerie de Corbeil-Essonnes. L’implantation syndicale dans l’entreprise et son expertise technique ont joué un rôle moteur dans la reprise de l’activité sous la forme coopérative. L’étude de cas montre néanmoins une reproduction sociale avec une élite syndicale passée à la direction d’entreprise et une limitation de la participation interne. La reprise d’entreprise demeure cependant une modalité de lutte marginale dans le répertoire d’action des syndicats.
9Dans le chapitre suivant, Simon Le Roulley montre les relations complexes entre autogestion et travail. La lutte anticapitaliste au sein du mouvement ouvrier a fait siens les objectifs de dépassement du salariat et de réduction du temps de travail. Néanmoins la perte de cette dimension politique a fait se recentrer les expériences autogestionnaires vers la question de l’organisation du travail. Un retour aux bases de l’autogestion invite ainsi à penser le travail au-delà du salariat. Pour Simon Le Roulley, « c’est la vie quotidienne et la recherche de son amélioration qui pourra déterminer le travail et non l’inverse » (p. 176-177).
10Matei Gheorghiu évoque les relations entre le mouvement des « tiers-lieux » et les objectifs autogestionnaires. L’occupation d’espaces abandonnés, interstices au sein de la société, a permis des expériences reposant sur la gestion collective. Les enjeux pointés par l’auteur portent sur la définition des responsabilités internes et la mise en place de mécanismes démocratiques. Il invite ainsi à penser ces tiers-lieux comme un mouvement social, partageant les mêmes préoccupations démocratiques et participatives que les mouvements autogestionnaires. Pour Jean Cartellier, l’autogestion apparaît comme un processus reposant sur l’institution de règles internes conformes aux objectifs de l’expérience. L’auteur montre que la rotativité des mandats et les mécanismes de participation permettent la continuité de l’expérience. Néanmoins la question de l’échelle reste cruciale puisque tout changement de taille présente un risque potentiel de centralisation.
11Dans la troisième partie, « L’autogestion en pratiques », Stéphane Jaumier montre trois stratégies pour maintenir la vigueur démocratique de ces expériences : la préservation d’un contexte favorable (une taille limitée, la focalisation sur un marché de niche) ; la mise en place de règles et de procédures précises afin de sauvegarder la démocratie interne ; et enfin la stratégie de chefs sans pouvoir incarnant une « hiérarchie à domination inversée » (p. 232). À partir de l’œuvre de Pierre Clastres et d’une étude de cas, l’auteur décrit une stratégie d’incarnation d’un pouvoir dépouillé d’autorité, critiqué et redevable devant les travailleurs.
12Camille Boullier, Thierry Rousseau et Clément Ruffier étudient deux expériences d’entreprises libérées, au cours desquelles une entreprise traditionnelle entreprend de permettre la participation des travailleurs à sa gestion. Leurs recherches de terrain dans une centrale d’achat et dans une société à participation ouvrière montrent un renforcement de la division du travail et une perte de la dimension politique de l’autogestion ; les auteurs établissent ainsi un parallèle avec les travaux de Chiapello et Boltanski. Pour les auteurs, « l’entreprise libérée renvoie alors à une version individualiste des principes de l’autogestion, débarrassée de toute analyse renvoyant aux rapports de pouvoir ainsi qu’à la dimension politique du travail » (p. 235).
13Les deux dernières contributions de l’ouvrage portent sur des expériences de « do-ocratie », où la légitimité s’acquiert par le faire. Marie-Christine Bureau présente les makerspaces, lieux disposant de machines gérées collectivement, véhiculant des valeurs telles que la libre circulation des savoirs et la coopération horizontale. Analysant diverses expériences, l’auteure montre les liens avec le projet autogestionnaire sur l’appropriation collective des moyens de production, la prise de décision collective et l’organisation du travail sans séparation entre conception et exécution. Lara Alouan s’intéresse aux hackerspaces mettant à disposition matériels et apprentissages informatiques. Basés sur l’autodidaxie et l’éducation populaire, les hackerspaces représentent de véritables espaces de recherche et d’expérimentation de projets. Les deux auteures pointent néanmoins les tensions internes et des limites à l’organisation démocratique, comme le sexisme et une sélectivité informelle.
14La richesse de cet ouvrage tient à la diversité des expériences présentées, qui convergent à montrer la pertinence et l’actualité de l’autogestion et des défis qu’elle pose pour penser une démocratie économique et sociale. Comme le souligne Jean-Luc Metzger dans la postface, il s’agit là d’un « ensemble de dispositifs expérimentaux prétendant apporter des réponses émancipatrices à une palette de problèmes engendrés par la société capitaliste en voie de globalisation » (p. 287).
Notes
1 Lucien Collonges (dir.), Autogestion : Hier, aujourd’hui, demain, Paris, Éditions Syllepse, 2010. p. 8.
2 Frank Georgi (dir.), Autogestion : La dernière utopie ?, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2003.
3 Lucien Collonges (dir.), Autogestion : Hier, aujourd’hui, demain, Paris, Éditions Syllepse, 2010.
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Référence électronique
Pierre Marie, « Isabelle Chambost, Olivier Cléach, Simon Le Roulley, Frédéric Moatty, Guillaume Tiffon (dir.), L’autogestion à l’épreuve du travail. Quelle émancipation ? », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 13 juillet 2020, consulté le 13 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/42736 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.42736
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