John Dewey, Écrits sur les religions et le naturalisme
Texte intégral
- 1 Il faut néanmoins dire combien le retard est grand avec le domaine anglo-saxon. On renverra, concer (...)
- 2 Voir, entre autres, son premier ouvrage sur Dewey : Gérard Deledalle, La Pédagogie de John Dewey, P (...)
- 3 Bruno Latour se réclamait de James et Dewey dès 2006. Voir Arnaud Fossier et Édouard Gardella, « En (...)
1L’actualité éditoriale de John Dewey (1859-1952) dans le domaine français est dorénavant très riche1. Introduite dès les années 1920 par Ovide Decroly, sa pensée pédagogique a pu l’emporter jusque dans les années 1970, grâce à Gérard Deledalle2 par exemple, sur les autres aspects de son activité trans-disciplinaire. Quand Jean-Pierre Cometti puis Joëlle Zask ont fait paraître, à partir de 2005, ses grands textes philosophiques fondamentaux ainsi que ses essais politiques concernant l’expérience, la démocratie, le libéralisme et le naturalisme, on a enfin mieux aperçu la force de l’œuvre qu’il ne faudrait pas réduire au seul tournant pragmatiste de la philosophie (Pearce, James, Mead puis, plus près de nous, Rorty et Putnam). Certes, il y a un effet pragmatiste en France3, qui repose sur une réception fort tardive, mais comme tous les « tournants », le danger est réel de voir s’écraser les spécificités d’une recherche, voire d’une œuvre-vie, dans les généralités d’un transfert qui joue plus les appropriations que les défamiliarisations.
- 4 On n’oubliera pas toutefois la traduction et présentation par Patrick Di Mascio en 2011 de A Common (...)
- 5 John Dewey, Écrits politiques, Paris, Gallimard, 2018.
2L’ensemble des vingt-cinq textes que Joan Stavo-Debauge traduit et introduit dans cet ouvrage vient à la fois poursuivre notre (re)découverte de l’œuvre de Dewey et reconfigurer sa prise en compte dans le domaine francophone. Il est d’ailleurs significatif que cet ouvrage soit publié en Suisse, comme si le rapport aux religions, en France, était pris dans le marbre d’une laïcité éternelle, laquelle recouvre parfois étonnamment des « retours du religieux » naturalisés dans un post-sécularisme de bon aloi4. Ces Écrits sur les religions et le naturalisme couvrent la longue carrière de Dewey de 1893 (« Christianisme et démocratie ») à 1950 (« Contribution à La religion et les intellectuels »). Ils viennent donc enrichir et même rééquilibrer ses Écrits politiques5 qui s’en séparaient, comme si religion et politique ne participaient pas fréquemment de « mouvements qui incarnent des émotions morales plutôt que la perspicacité et la politique de l’intelligence » (p. 111), ainsi qu’aime à le rappeler Dewey dans « La frontière intellectuelle américaine » en 1922, quand il se lève contre un populiste de gauche anti-darwiniste et chrétien traditionnaliste, William Jennings Bryan (1860-1925). C’est dire si la lecture de Dewey peut aider aujourd’hui d’autant qu’on n’oubliera pas qu’il a su s’en prendre « vertement à Maritain et à d’autres théologiens » (p. 44) – Jacques Maritain, issu d’Action française, n’est-il pas à ce jour une des grandes références pour les bateleurs médiatiques de droite extrême en France ?
- 6 Joan Stavo-Debauge évoque Anne-Sophie Lamine, Identités religieuses et monde commun. Penser les idé (...)
- 7 John Dewey, Une Foi commune, op. cit., p. 119 – cité dans l’introduction.
3C’est donc un bienvenu « rafraîchissement pragmatiste de la critique des religions » qu’offre ce recueil, ainsi que l’affirme la quatrième de couverture. Car d’aucuns6 ont pu suggérer une certaine complaisance religieuse de la part de Dewey quand ce dernier, affirme Stavo-Debauge dans sa forte introduction d’une cinquantaine de pages, « appelait toujours à ne pas transiger sur l’anti-naturalisme » (p. 15). Cette introduction suit l’organisation chronologique des vingt-cinq textes choisis et présentés dans ce recueil. Elle les regroupe pour tenter d’offrir non une progression téléologique de la pensée de Dewey mais les éléments moteurs d’une recherche toujours en cours chez cet observateur des multiples conflits entre science et religion, démocratie et surnaturalisme, enquête publique et croyance arc-boutée à quelque vérité transcendantale. Plus largement, elle souligne combien Dewey refuse les dualismes comme celui entretenu par le « problème du rapport entre autorité et liberté, stabilité et changement » (p. 35). Si, dans un premier temps, Dewey semble rêver à « un christianisme complètement dé-dogmatisé » (p. 19), il pose très rapidement, et n’en démordra pas, comme principe intangible de toute épistémologie de la connaissance, y compris sur les thèmes qui concernent l’expérience religieuse ou la croyance surnaturaliste, « la voie de l’enquête patiente, fruit d’une coopération qui procède par l’observation, l’expérimentation, la réflexion maîtrisée »7.
4La traversée proposée par Stavo-Debauge, dans son introduction, offre d’utiles éclairages sur les contextes de publication des textes et sur leurs enjeux contemporains et actuels. Elle mentionne les lieux de publication comme la série de quatre textes publiés dans The New Republic, de 1922 à 1926, ou telle recension d’un ouvrage d’intellectuels en vue dans « Christian Century, le médium phare du protestantisme libéral » en 1933, où Dewey contrecarre une certaine réception de son ouvrage Une Foi commune qui en faisait un théiste. Sont également rappelées les controverses médiatiques voire universitaires, comme celle autour des positions de Bertrand Russell, que Dewey défend contre des leaders catholiques qui lui refusaient l’accès à un poste universitaire, tout en s’en dissociant d’un point de vue scientifique. Quand, dans les années trente et celles de la Seconde Guerre mondiale puis de la guerre froide, Dewey tente de récuser « l’oscillation futile et destructrice entre le pouvoir autoritaire et la liberté individuelle non régulée » (p. 221), comme dans l’important article, « Autorité et résistance au changement social », publié en 1936, on aperçoit alors les liens qui permettent de tenir ensemble la critique acerbe des religions et du libéralisme économique : théologiens et économistes « ont séquestré et se sont appropriés les fruits de l’intelligence collective et coopérative » (p. 220), laquelle est la seule à pouvoir offrir « un modèle pour l’union de la liberté et de l’autorité » (p. 219). Ce pari fait sur une démocratie fondée sur « l’inventivité des enquêteurs individuels », à condition que cette dernière « se fonde sur l’activité collective, coopérative et organisée » (p. 218), résume toute la force de la pensée de Dewey qu’il s’agisse de religion, de politique ou, bien évidemment, d’éducation.
- 8 On lira avec intérêt le chapitre écrit par Shannon Sullivan : , « Dewey and Du Bois on Race and Co (...)
5Resterait une énigme à interroger : quand Dewey écrit par exemple, « Ce que l’humanisme signifie pour moi » en 1930, certes pour contrecarrer les tentatives anti-naturalistes d’appropriation du terme, aucune mention du « privilège blanc »8 n’est faite. Par ailleurs, Dewey ignore les combats séculaires des africains-américains contre l’esclavage et la ségrégation, alors même qu’il conclut cet article par le syntagme de « bien humain » !
- 9 The Souls of Black Folk est publié en 1903 ! Et il faut attendre 2004 en France : W. E. B. Dubois, (...)
- 10 Voir, entre autres, cet ouvrage présenté par Anthony Mangeon : Alain Locke, Le rôle du Nègre dans l (...)
- 11 Je me permets de signaler ce dossier qui constitue les actes du colloque international tenu à l’Uni (...)
6Pour conclure, ce recueil permet de (re)penser le continu propre à la recherche de John Dewey sous l’angle des religions et de leur refus du naturalisme. Même si cette recherche n’accueille malheureusement pas celle de son strict contemporain W. E. B Du Bois (1868-1963), dont on sait aujourd’hui l’importance pour la sociologie9, ou encore les travaux d’un Alain Locke10 (1885-1954), promoteur de la « Renaissance de Harlem », elle ne peut se contenter des cadres habituels des disciplines et thématiques académiques, y compris françaises11. Elle demande de les traverser pour laisser agir « le pouvoir de l’expérience », car « l’expérience elle-même est l’unique autorité ultime » (p. 29). Joan Stavo-Debauge nous offre, avec ce recueil, un excellent levier pour la poursuivre et même l’interroger.
Notes
1 Il faut néanmoins dire combien le retard est grand avec le domaine anglo-saxon. On renverra, concernant ce dernier, à la somme d’études parue en même temps que ce recueil (et qui ne figure donc pas dans la bibliographie)) : Steven Fesmire (dir.), The Oxford Handbook of Dewey, Oxford, Oxford University Press, 2019. On y lira, sur le même sujet que le recueil, un excellent chapitre : Randall E. Auxier and John R. Shook, « Idealism and Religion in Dewey’s Philosophy ».
2 Voir, entre autres, son premier ouvrage sur Dewey : Gérard Deledalle, La Pédagogie de John Dewey, Paris, Éditions du Scarabée, 1965. Il est également le traducteur de : John Dewey, Démocratie et éducation, Paris, Armand Colin, 1990 [1975].
3 Bruno Latour se réclamait de James et Dewey dès 2006. Voir Arnaud Fossier et Édouard Gardella, « Entretien avec Bruno Latour », Tracés, n° 10, hiver 2006, p. 113-129, disponible en ligne : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/traces.158.
4 On n’oubliera pas toutefois la traduction et présentation par Patrick Di Mascio en 2011 de A Common Faith (1934) : John Dewey, Une Foi commune, Paris, La Découverte, coll. « Les empêcheurs de penser en rond », 2011 ; compte rendu de Loïc Lafargue de Grangeneuve pour Lectures : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/6038. La référence de l’éditeur donnée par Stavo-Debauge dans sa bibliographie n’est pas correcte ; par ailleurs, il n’indique pas le traducteur ! Concernant cet ouvrage de Dewey, on peut également lire le compte rendu de Romain Mollard : URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/theoremes/189.
5 John Dewey, Écrits politiques, Paris, Gallimard, 2018.
6 Joan Stavo-Debauge évoque Anne-Sophie Lamine, Identités religieuses et monde commun. Penser les idéaux, les attachements et la participation sociale avec John Dewey, Paris, L’Harmattan, 2018 ; compte rendu de Alexandre Gascoin pour Lectures : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/35316.
7 John Dewey, Une Foi commune, op. cit., p. 119 – cité dans l’introduction.
8 On lira avec intérêt le chapitre écrit par Shannon Sullivan : , « Dewey and Du Bois on Race and Colonialism », in Steven Fesmire (dir.), The Oxford Handbook of Dewey, Oxford University Press, 2019. Un extrait du résumé nous prévient : « Le chapitre soutient que l’évaluation de la guerre par Dewey est façonnée par la blancheur conceptuelle : une telle évaluation reflète une perspective blanche non reconnue qui tend à ignorer, à négliger et à rendre invisibles les questions de race et de racisme. (The chapter argues that Dewey’s assessment of the war is shaped by conceptual whiteness: it reflects an unacknowledged white perspective that tends to ignore, overlook, and make invisible matters of race and racism.) ».
9 The Souls of Black Folk est publié en 1903 ! Et il faut attendre 2004 en France : W. E. B. Dubois, Les âmes du peuple noir, traduit de l’anglais et annoté par Magali Bessonne, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2004 ; aux éditions de La Découverte depuis 2007. Plus récemment : William E. B. Du Bois, Les Noirs de Philadelphie. Une étude sociale, Paris, La Découverte, 2019 ; compte rendu de Charlotte Corchète pour Lectures : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/41727.
10 Voir, entre autres, cet ouvrage présenté par Anthony Mangeon : Alain Locke, Le rôle du Nègre dans la culture des Amériques, Paris, L’Harmattan, 2009 [1927].
11 Je me permets de signaler ce dossier qui constitue les actes du colloque international tenu à l’Université Sorbonne nouvelle Paris 3, les 8 et 9 décembre 2016 : Serge Martin (dir.), « Vivre une expérience. L’œuvre de John Dewey pour penser/enseigner les langues et les littératures », Triages, n° 29, 2017, p. 104-155.
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Référence électronique
Serge Martin, « John Dewey, Écrits sur les religions et le naturalisme », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 01 juillet 2020, consulté le 14 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/42643 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.42643
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