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Nathalie Heinich, La cadre-analyse d’Erving Goffman. Une aventure structuraliste

Thibault De Meyer
La cadre-analyse d'Erving Goffman
Nathalie Heinich, La cadre-analyse d'Erving Goffman. Une aventure structuraliste, Paris, CNRS, 2020, 168 p., ISBN : 978-2-271-12233-9.
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Texte intégral

1Cela fait plus de trente ans que Nathalie Heinich s’intéresse à Frame Analysis d’Erving Goffman. Dans les années 1980, elle parlait déjà de cet ouvrage à Pierre Bourdieu, qui était alors son directeur de thèse à l’EHESS. Celui-ci lui expliqua que ce livre, paru en anglais en 1974 et traduit en français en 1991 sous le titre Les cadres de l’expérience, était considéré par Goffman lui-même comme son maître-ouvrage.

2Cette remarque pourrait paraître curieuse pour au moins deux raisons. D’abord, car il s’agit d’un de ses ouvrages qui a suscité les critiques les moins favorables – mal reçu en particulier par les ethnométhodologues alors qu’ils considéraient l’auteur comme un des pionniers de leur approche. Ensuite, parce que les introductions actuelles à la sociologie font davantage cas de ses autres travaux, tels que La mise en scène de la vie quotidienne (1959), Asile (1961) ou Stigmate (1963). Dans ce contexte, l’ambition du livre de Heinich est de souligner l’intérêt et de montrer la fécondité de la « cadre-analyse » – traduction qu’elle défend pour souligner le parallélisme entre cette théorie et la psychanalyse.

3Après le premier chapitre, qui présente de manière assez linéaire les concepts clés de la théorie de Goffman, Heinich aborde au second chapitre la question de la réception de Frame Analysis. Ces deux chapitres fonctionnent en tandem et forment conjointement une présentation dynamique de la cadre-analyse. Ce que des ethnométhodologues comme Norman Denzin ou Charles Keller ont surtout condamné dans Les cadres de l’expérience, nous y rappelle Heinich, c’est l’usage central de la métaphore de la grammaire. De la même façon qu’un locuteur suit une grammaire linguistique lorsqu’il parle, il suivrait selon Goffman une grammaire de l’action lorsqu’il agit. En outre, Goffman utilise la métaphore du jeu d’échecs : les joueurs adoptent des règles générales chaque fois qu’ils jouent un coup singulier. Or ces métaphores et les modes de pensée qui leur sont afférents rapprocheraient la sociologie goffmanienne du structuralisme et l’éloigneraient donc de l’ethnométhodologie, cette dernière portant une attention exclusive aux situations particulières. C’est d’ailleurs cette ressemblance avec le structuralisme qui explique le sous-titre du livre de Heinich : Une aventure structuraliste.

4En quoi pourrait consister une grammaire de l’action ? Goffman estime qu’il y a des règles que l’on peut déduire d’interactions concrètes. Entre autres, il s’intéresse aux réactions des acteurs sociaux lorsqu’une personne tombe. Dans une situation normale, qu’il appelle cadre primaire, un acteur social pourrait courir à son secours. Cependant, si la personne se trouve sur une scène de théâtre, l’acteur social – ici spectateur – pourrait se mettre à rire. L’événement perçu peut être le même, les réactions qu’il suscite sont différentes. Car le cadre a selon Goffman subi une modification : dans la seconde situation, il ne s’agit plus du cadre primaire mais d’un cadre modalisé. L’acteur social se trouve dans une salle de théâtre, séparé de la scène, ce qui lui permet de comprendre que les événements qu’il perçoit ne doivent pas être pris au premier degré.

5De même qu’un mot peut signifier autre chose en fonction d’oscillations grammaticales, les événements peuvent susciter diverses conséquences en fonction de la modalisation. Dans le lexique goffmanien, les modalisations partagées par l’émetteur et l’interlocuteur sont ainsi qualifiées de modes, tandis que lorsqu’un des partenaires de communication est leurré, Goffman parle de fabrication – ce serait le cas par exemple si une personne tombe ou feint de tomber afin de distraire son spectateur et lui dérober son portefeuille.

6Tout comme les phrases, ces transformations – modes ou fabrications – peuvent ensuite s’encastrer et vite devenir difficiles à décrire même si les acteurs les saisissent dans l’action sans grandes complications. Il en va ainsi d’une scène du film The Square de Ruben Östlund (2017) qui sert d’ouverture au livre de Heinich. Dans cette scène, un homme musclé joue au singe dans le restaurant d’un musée d’art moderne. Au début, les convives estiment qu’il s’agit d’une performance artistique. Ils prennent donc en considération le cadre dans lequel il se trouvent, un musée d’art moderne qui a vocation à transformer le cadre primaire. Mais petit à petit, cet homme devenant de plus en plus violent et intrusif, les réactions se modifient, certains tournent la tête vers le bas, se montrent inquiets. Toutefois, il faut attendre qu’il s’en prenne physiquement à une femme et tente de la violer pour que les témoins interviennent, considérant enfin cette scène dans son cadre primaire.

7Dans les chapitres 3 à 6, Heinich développe de nombreux exemples d’application de la cadre-analyse. S’y trouvent des analyses de l’Emballage du pont Neuf par Christo en 1985, des corridas espagnoles, des canulars en art, du chantier médiéval de Guédelon… Heinich cite également une recherche de Thierry Lenain sur un parc d’attraction hollywoodien où de nombreux visiteurs demandent des autographes aux personnages de Disney, tout en sachant que sous les déguisements se cachent de simples employés à qui ils n’en auraient jamais demandé dans un cadre primaire.

8Derrière cette modalisation qui garantit l’authenticité d’un autographe obtenu dans le monde de Disney, Lenain met en parallèle « l’aisance spontanée » avec laquelle les visiteurs passent d’un cadre à l’autre et « la difficulté relative de sa verbalisation » (cité p. 78-79). On pourrait dès lors se demander à quoi sert la cadre-analyse, qui selon Lenain « ne fait rien découvrir d’inaccessible au simple visiteur ordinaire » (cité p. 79) et permettrait simplement de mettre des mots sur des mouvements spontanés de l’expérience. Or d’autres exemples développés par Heinich suggèrent une vertu supplémentaire de la cadre-analyse : rendre explicites les cadres à partir desquels les acteurs jugent (entre autres) des performances artistiques. Ce travail d’explicitation de ce qui n’était jusqu’alors qu’implicite rapproche ainsi la cadre-analyse de la psychanalyse. En analysant de la sorte le film La vie est belle de Roberto Benigni (1997), l’auteure montre les différents cadres acceptés ou rejetés par les critiques. Pour certains, le mode de la fiction ne permet pas de transformer le cadre primaire des camps de concentration. Pour d’autres, le cadre secondaire est suffisamment bien mis en exergue pour permettre une mise à distance du cadre primaire. La question qui semble travailler la critique tourne autour du caractère modal ou fabriqué, honnête ou trompeur, de la transformation. En transformant le camp de concentration en terrain de jeu, Benigni ne berne-t-il pas un public qui pourrait se tromper sur l’horreur réelle des camps ?

9Dans le même sens, la cadre-analyse permettrait d’interroger les discours du président américain Donald Trump. Le 23 avril dernier, il suggérait durant une conférence de presse d’injecter du détergent aux patients infectés du coronavirus. Suite à de nombreuses critiques soulignant la dangerosité de sa proposition, il se rétracte et affirme avoir parlé au second degré, ironiquement. Une telle justification semble pourtant difficile à admettre, car rien dans la situation, officielle et filmée, n’indiquait qu’il s’agissait d’un cadre secondaire. Montrer ce qu’il manquait au cadrage pour transformer ses mots en fiction pourrait constituer une analyse pertinente politiquement. Car tout ne peut pas prétendre être n’importe quoi, il existe des règles de transformation. Et dans La cadre-analyse d’Erving Goffman, Nathalie Heinich cherche justement à cultiver un vocabulaire qui nous rend sensibles à ces transformations de cadrages.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Thibault De Meyer, « Nathalie Heinich, La cadre-analyse d’Erving Goffman. Une aventure structuraliste », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 26 juin 2020, consulté le 09 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/42507 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.42507

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Rédacteur

Thibault De Meyer

Doctorant au département de philosophie de l’université de Liège.

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