Achille Mbembe, Brutalisme
Texte intégral
- 1 Christophe Archambault, « Long silence et genou à terre à Paris en hommage à Georges Floyd pendant (...)
- 2 Achille Mbembe, De la postcolonie : essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, (...)
- 3 Achille Mbembe, Critique de la raison nègre, op. cit., p. 6-10.
1Au moment où les émeutes raciales liées au décès de Georges Floyd battent leur plein1, la lecture du dernier livre d’Achille Mbembe offre un regard nouveau sur les vicissitudes du monde contemporain. Le lecteur découvre un véritable essai philosophique relevant à la fois de la théorie critique et du postcolonialisme. Achille Mbembe, historien et philosophe camerounais travaillant à l’université de Witwatersrand (Johannesburg), continue à penser les effets de la mondialisation à partir de l’Afrique, après la parution de plusieurs grands ouvrages depuis le début des années 20002. Alors qu’il avait montré comment la mondialisation accomplissait d’une certaine manière l’œuvre de la colonisation, à partir d’une optique de la marchandisation des rapports sociaux, il s’attaque cette fois à la brutalisation de ces rapports3.
- 4 Xavier de La Porte, « Pour Achille Mbembe, l’humanité est entrée dans l’ère du ‘brutalisme’ », L’Ob (...)
- 5 L’écrivain Renaud Camus a publié en 2011 l’ouvrage Le Grand Remplacement, Paris, éditions David Rei (...)
2L’économie du brutalisme renvoie en réalité à la domination ultime de la Terre et du vivant. Le terme est emprunté au langage architectural pour mettre en avant les tensions exercées sur les corps et la vie en général (p. 7). « Architecture et politique sont donc affaire de disposition en règle de matériaux et de corps, affaire de quantités, de volumes, d’étendues et de mesures, de distribution et modulation de la force et de l’énergie. L’érection du vertical en position privilégiée est l’une des traces concrètes du brutalisme, qu’il s’exerce sur des corps ou sur des matériaux » (p. 8). En ce sens, l’Afrique reste un « laboratoire privilégié » pour étudier la manifestation de cette brutalisation des êtres humains et de la Terre en général (p. 24)4. Le mot brutalisme renvoie à la fois aux adjectifs « brut » (p. 26) et « brutal » (p. 40) car, de facto, la brutalisation des rapports sociaux est intrinsèquement liée à l’exploitation des matériaux bruts, d’où la nécessité d’adopter une optique postcoloniale pour comprendre les évolutions technologiques de cette exploitation multiséculaire. Pour Achille Mbembe, le capitalisme numérique dont on vante la capacité à résoudre les grands problèmes humains à partir d’algorithmes, n’est que l’avatar de cette course effrénée vers l’exploitation des hommes et de la Terre. « Ce devenir-artificiel de l’humanité et son pendant, le devenir-humain des objets et des machines, constituent peut-être la véritable substance de ce que d’aucuns nomment, aujourd’hui, le “grand remplacement” » (p. 23). Mbembe détourne ici, non sans humour, le discours nationaliste identitaire courant en Europe qui affichait la menace du « grand remplacement » des populations européennes par des populations issues de l’immigration5. Le brutalisme se caractérise ainsi par l’absence de perspective et de possibilité collective de dessiner un monde commun.
- 6 L’arraisonnement signifie chez Heidegger l’attitude qui consiste à soumettre absolument le monde ex (...)
3Il exprime in fine le stade ultime du néolibéralisme renforçant l’emprise du vivant par les nanotechnologies. Achille Mbembe apporte une nuance postcoloniale à cet arraisonnement universel en cours depuis plusieurs siècles en réactualisant le diagnostic d’Heidegger sur la crise des sociétés à l’époque de la technique6 (p. 38 ; p. 65). La mondialisation, dès ses premières apparitions au XVe siècle, a été une exploitation des hommes pour coloniser de nouvelles terres (p. 38-39 ; p. 61).
- 7 Édouard Glissant, Poétique de la Relation. Poétique III, Paris, Gallimard, 1990.
4De surcroît, le brutalisme est perçu comme « une forme de thermopolitique. Il soumet les corps avilis, l’énergie et la vie de certaines espèces au travail du feu, à la combustion lente » (p. 47). Ainsi, la ségrégation des espaces contribue à exclure les corps racisés dont on ne veut pas. À l’hospitalité et à la poétique de la relation, chère à Édouard Glissant, fait place un milieu inhospitalier où la technologie contribue à asseoir la surveillance et l’exclusion de populations indésirables7. Le capitalisme accomplit une domination absolue, puisque tout est comptabilisé : les dernières résistances ont plié. Cependant, cette logique s’attaque au cœur de la Terre et menace de disparition l’humanité entière. La fracturation dont Achille Mbembe parle est tellurique (p. 68). Le brutalisme est en fait la sortie du monde concret à partir de la libération des pulsions, rendue possible par le monde numérique. L’inconscient n’est plus refoulé, il affleure dans un rapport immédiat au réel. L’objectif devient celui de créer des bulles hédonistes où le corps apparaît seulement comme artefact de jouissance et de soumission. « Le narcissisme de masse aidant, ce n’est pas par la langue, mais par la jouissance et par le corps qu’a désormais lieu l’affrontement au réel » (p. 95).
- 8 Achille Mbembe, « De la scène coloniale chez Frantz Fanon », Collège international de Philosophie, (...)
- 9 Achille Mbembe, « Nécropolitique », Raisons politiques, n° 21, 2006, p. 29.
5Auparavant, le rêve colonial permettait d’exproprier cette libération des pulsions, puisque les colons souhaitaient pouvoir réaliser ce qu’ils ne pouvaient faire dans les sociétés d’origine. « Brutaliser en colonie, c’est introduire systématiquement de la différence aussi bien dans la parure que dans la cosmétique des corps, dans la chair, dans les nerfs, dans les organes et, par extension, dans la structure même du fantasme » (p. 108). Achille Mbembe s’inscrit dans les pas de Frantz Fanon lorsqu’il pense la structure perverse du colonialisme qui infantilise les colonisés et réalise l’aliénation radicale8. « La colonisation constitue, de ce point de vue, un grand moment d’intrusion et de clivage, de prise sur le vivant. Si cette prise est susceptible d’ouvrir la voie à la perte, ce n’est cependant pas tout et ce n’est pas que cela. Elle est aussi l’occasion de broder des mythes, de fomenter des contes, d’inscrire de nouveaux signifiants sur les corps et d’entremêler des images dont on espère qu’elles ouvriront la fenêtre sur l’Autre par-delà l’écran qui le cache » (p. 111). Le colonialisme s’accomplit sous la forme du désir phallique et de la recherche brutale de virilité. C’est au nom de cette virilité que le racisme et la xénophobie d’État se manifestent aujourd’hui pour exclure des populations indésirables (p. 186). Dans cette veine, le substrat ethnique de la nation réapparaît brutalement pour annihiler tout espoir de rejoindre la communauté des colons (p. 192-193). Ainsi, les idéologies universelles ne sont que des leurres car elles reposent sur des abstractions irréelles. « Tout comme la communauté, ni la république ni la démocratie n’existent a priori, essences abstraites et immuables au nom desquelles on serait prêt à tuer ou, a contrario, à risquer sa vie » (p. 192). Ce constat rejoint finalement l’hypothèse de la nécropolitique comme le stade ultime de la souveraineté, pouvant décider de la vie et de la mort9. Il y a un lien évident entre la nécropolitique et le brutalisme, ce dernier pouvant être perçu comme ce qui actualise la visée nécropolitique.
- 10 Il rend hommage à l’ouvrage d’Ernst Bloch, Le Principe Espérance (Paris, Gallimard, 1976 pour la tr (...)
6Dans ses ouvrages, Achille Mbembe écrit non pas seulement sur l’Afrique, mais à partir de l’Afrique. L’Afrique est intéressante à double titre : d’une part, elle abrite le scandale historique de ce colonialisme qui asservit notre relation à la Terre ; d’autre part, elle donne à espérer dans la mesure où il existe un imaginaire pluriel de l’hospitalité et de la relation aux êtres humains qui peut constituer un avenir. Ce constat est au fondement du nouveau « principe d’espérance » que formule Achille Mbembe (p. 174)10, qui ne se résout pas à l’effondrement promis de l’humanité (p. 201). Si le néovitalisme et l’animisme ambiant sont les avatars du néolibéralisme, l’Afrique porte en elle les possibilités d’une émancipation des êtres humains par rapport au fatalisme colonial. « Que l’Afrique n’ait point été à l’origine de bombes thermobariques ne signifie pas qu’elle ne créa ni objets techniques ni œuvres d’art, ou qu’elle était fermée aux emprunts ou à l’innovation. Elle privilégia d’autres modes d’existence au sein desquels la technologie stricto sensu ne constituait ni une force de rupture et de diffraction ni une force de divergence et de séparation, mais une force de dédoublement et de démultiplication » (p. 222). C’est en s’attaquant au débat difficile de la restitution des objets d’art aux pays africains qu’Achille Mbembe dénonce la muséalisation de l’Afrique, entamée lors des grandes conquêtes coloniales du XIXe siècle. Restituer ne suffit pas à réparer, il faut reconnecter les objets d’art aux imaginaires africains (p. 227). « La vérité est que l’Europe nous a pris des choses qu’elle ne pourra jamais nous restituer. Nous apprendrons à vivre avec cette perte. Elle, de son côté, devra assumer ses actes, cette partie ombreuse de notre histoire en commun dont elle cherche à se délester » (p. 232).
- 11 Jean-François Lyotard, Pérégrinations, Paris, éditions Galilée, 1990, p. 39.
7S’agit-il d’un essai décolonial au sens où il y aurait une nécessité de séparer les histoires des colons et des colonisés afin de démêler la relation entre victimes et bourreaux ? En réalité, Achille Mbembe montre que la colonisation est largement amplifiée dans le constat de la mondialisation actuelle. Avec les nouvelles technologies, les droits humains ont été abolis au profit d’une logique computationnelle excluant encore plus les nouvelles populations nègres soumises au diktat des marchandises. Le terme de « nègre » n’a rien à voir avec une couleur de peau, il est au contraire intrinsèquement lié aux populations soumises à la marchandisation. Le monde est en train de devenir une plantation géante où l’exploitation des ressources minières s’effectue de manière encore plus brutale en soumettant et en violentant les corps. « Car tel est le dernier choix. Ou la réparation, ou les funérailles. Il n’y aura pas de fuite dans quelque exoplanète que ce soit. La Terre sera l’oasis à partir de laquelle “l’humanité tout entière” entreprendra la gigantesque œuvre de régénération du vivant. Ou elle en sera le tombeau universel, son mausolée, dans la continuité de la période géologique de l’histoire de l’univers » (p. 236). Cette alternative rappelle à bien des égards le constat qu’avait effectué le groupe Socialisme ou Barbarie à la fin des années 1940 en lui ajoutant une dimension postcoloniale11.
Notes
1 Christophe Archambault, « Long silence et genou à terre à Paris en hommage à Georges Floyd pendant ses obsèques », Challenges, 9 juin 2020, en ligne : https://www.challenges.fr/societe/long-silence-et-genou-a-terre-a-paris-en-hommage-a-georges-floyd-pendant-ses-obseques_713940.
2 Achille Mbembe, De la postcolonie : essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Paris, Karthala, 2000 ; Sortir de la grande nuit : essai sur l’Afrique décolonisée, Paris, La Découverte, 2010 ; Critique de la raison nègre, Paris, La Découverte, 2013 ; Politiques de l’inimitié, Paris, La Découverte, 2016.
3 Achille Mbembe, Critique de la raison nègre, op. cit., p. 6-10.
4 Xavier de La Porte, « Pour Achille Mbembe, l’humanité est entrée dans l’ère du ‘brutalisme’ », L’Obs, 16 février 2020, en ligne : https://www.nouvelobs.com/idees/20200216.OBS24914/pour-achille-mbembe-l-humanite-est-entree-dans-l-ere-du-brutalisme.html.
5 L’écrivain Renaud Camus a publié en 2011 l’ouvrage Le Grand Remplacement, Paris, éditions David Reinharc. Cet ouvrage a contribué à la diffusion de cette notion au sein des milieux nationalistes et identitaires.
6 L’arraisonnement signifie chez Heidegger l’attitude qui consiste à soumettre absolument le monde extérieur à l’horizon de la calculabilité. Martin Heidegger, Questions IV, traduction collective de l’allemand, Paris, Gallimard, coll. TEL, 1976, p. 401.
7 Édouard Glissant, Poétique de la Relation. Poétique III, Paris, Gallimard, 1990.
8 Achille Mbembe, « De la scène coloniale chez Frantz Fanon », Collège international de Philosophie, n° 58, p. 37-55.
9 Achille Mbembe, « Nécropolitique », Raisons politiques, n° 21, 2006, p. 29.
10 Il rend hommage à l’ouvrage d’Ernst Bloch, Le Principe Espérance (Paris, Gallimard, 1976 pour la traduction française).
11 Jean-François Lyotard, Pérégrinations, Paris, éditions Galilée, 1990, p. 39.
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Référence électronique
Christophe Premat, « Achille Mbembe, Brutalisme », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 26 juin 2020, consulté le 08 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/42506 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.42506
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