Juliette Dumont, Anaïs Fléchet, Mônica Pimenta Velloso (dir.), Histoire culturelle du Brésil
Texte intégral
- 1 Jeffrey Lesser, A invenção da brasilidade. Identidade nacional, etnicidade e políticas de imigração(...)
- 2 Pour plus d’informations sur cette dernière, voir son site Internet.
1Si la richesse culturelle du Brésil est aujourd’hui largement reconnue, elle est souvent réduite à quelques stéréotypes de ce côté-ci de l’Atlantique, telles que la bossa nova, le carnaval ou la capoeira. Pis, la présidence inquiétante, pour dire le moins, de Jair Bolsonaro a ravivé la mise en avant de certains symboles d’une brasilianité inventée1, tandis que pendant ce temps le Ministère de la culture était supprimé et les institutions en dépendant mises à mal. Un tel contexte rend d’autant plus urgente la réalisation d’une histoire culturelle qui fasse pleinement droit aux circulations et emprunts à d’autres cultures nationales ainsi que des transformations au cours du temps. Or, longtemps éclipsée par l’histoire sociale et économique, celle-ci a connu un essor important à partir des années 1990, au point de représenter aujourd’hui la plus grande part de la production historique du plus grand pays d’Amérique du Sud. Mais comme le notent les directrices de l’ouvrage en introduction, cette production a encore été peu diffusée en dehors de ses frontières, ce que ce volume s’efforce précisément de corriger. Contrairement à ce que son nom suggère, il ne s’agit pas d’un manuel de synthèse sur la question, mais du fruit d’une journée d’études organisée par l’Association pour la recherche sur le Brésil en Europe2, de son séminaire « Lire le Brésil » et de plusieurs rencontres avec des chercheurs brésiliens. Les treize contributions qu’il comprend s’organisent autour de quatre thématiques : un cadrage historiographique, le mouvement moderniste brésilien, les rapports entre culture et politique et la question des transferts et de la diplomatie culturelle.
2La première partie comprend notamment un texte de Jacques Leenhardt consacré à la figure de Gilberto Freyre qui est considéré comme l’un des grands pionniers de cette histoire culturelle au tournant des années 1920-1930. Il montre ainsi comment le regard socio-anthropologique de l’auteur de Casa Grande e Senzala – littéralement « maison de maître et cabane d’esclave » –, renouvelle profondément le regard sur les dynamiques sociales et raciales du pays. En partant des corps et des rapports concrets plutôt qu’en adoptant une vision surplombante, il met à bas plusieurs mythes et oppositions trop binaires, comme tradition et modernité ou science sociales et littérature. Marcos Napolitano revient quant à lui sur le développement de l’histoire culturelle au Brésil, en pointant des influences extérieures, telles que Carlo Ginzburg, Robert Darnton, Norbert Elias, mais aussi Pierre Bourdieu. Il montre aussi les spécificités d’un courant impulsé, outre Freyre, par le sociologue Sérgio Buarque de Holanda et le critique littéraire Antônio Cândido, et met en évidence certaines tendances et défis actuels, comme l’interdisciplinarité ou l’analyse des langages et œuvres d’art.
3La partie consacrée au modernisme brésilien s’ouvre par un article d’Olivier Compagnon qui propose une explication originale de l’essor de ce mouvement au début des années 1920. Deux grandes thèses mettent respectivement en avant : les relations de ses initiateurs avec les avant-gardes européennes (futuristes italiens, dadaïstes français ou expressionnistes allemands) ; la promotion de l’identité nationale au moment de la Célébration du centenaire de l’indépendance. Pour sa part, l’historien invoque le rôle de la Première guerre mondiale qui a alors révélé aux intellectuels brésiliens la faillite de l’Europe et acté à leurs yeux, comme sans doute au reste du continent américain, la « provincialisation intellectuelle » du Vieux Continent. Mônica Pimenta Velloso retrace ensuite la trajectoire d’une figure « oubliée » du mouvement, la journaliste, poète et actrice communiste Eugênia Moreira, en s’attardant notamment sur son allure de garçonne qui illustre selon l’autrice la diversité des sensibilités au sein du modernisme. Isabel Lustosa s’intéresse quant à elle à l’influence du mouvement moderniste états-unien sur son homologue brésilien. Elle montre notamment la fascination pour les États-Unis de plusieurs de ses figures, tels que les libéraux Anísio Teixeira et Monteiro Lobato, opposants du régime de l’Estado Novo. Cette contribution met en évidence l’ancienneté de la profonde ambivalence qui caractérise la société brésilienne, et plus particulièrement ses « élites » intellectuelles, vis-à-vis des États-Unis.
- 3 Nouveau cinéma latino-américain.
4La troisième partie, consacrée aux relations entre culturel et politique, comporte une contribution de Diogo Cunha consacrée à l’Académie brésilienne des lettres durant les premières années de la dictature militaire (1964-1985). L’institution, qui a constitué tout au long du XXe siècle avec l’Institut historique et géographique brésilien l’un des « lieux de sociabilité et de consécration intellectuelle les plus importants du pays » (p. 134), n’a pas explicitement appuyé le régime. Mais le politiste montre qu’elle a néanmoins porté une vision de la société brésilienne et des valeurs congruentes à celles du régime – cordialité, harmonie, civisme, métissage –, occultant les tensions internes de la société. En parallèle, l’Académie brésilienne imitait la politique culturelle en place, notamment lorsqu’elle faisait de la préservation du patrimoine national l’une de ses priorités. Mariana Martins Villaça nous projette sur la même période mais à l’autre bout du spectre politique. Elle consacre sa contribution à la figure de Glauber Rocha et son implication dans le courant du nuevo cine latinoamericano3. Elle insiste tout particulièrement sur ses liens avec Cuba, où Fidel Castro était alors désireux de construire un socialisme « à la cubaine », y compris en matière de politique culturelle. À partir de deux compagnies emblématiques, le Teatro da Arena et le Teatro Oficina, Rosangela Patriota donne quant à elle à voir le processus de politisation progressif de cette scène artistique durant les années 1950 à 1970. Un processus qui s’est opéré notamment sous l’influence de certains dramaturges (à commencer par Augusto Boal), de pièces plus en prises avec les problématiques sociales de cette époque, des mouvements d’avant-garde dans le cinéma, ainsi que par un contexte où la défense de la démocratie s’imposait de plus en plus comme un impératif. Enfin, Silvia Capanema propose dans sa contribution, peut-être la plus stimulante du volume, une analyse du processus d’héroïsation de la figure de João Cândido, l’un des meneurs de la « Révolte du fouet » de novembre 1910. Au cours de ce soulèvement, un groupe de deux mille marins sans grade prenait le contrôle d’un cuirassé dans la Baie de Rio et pointait ses canons vers le cœur du pouvoir politique pour protester contre les châtiments corporels qui étaient monnaie courante à leur égard. L’auteur met en évidence la réception très ambivalente et changeante de cet épisode dans la mémoire collective brésilienne et le rôle crucial du journaliste Edmar Morel dans la canonisation de l’« Amiral noir », non sans résistances et ambiguïtés des premiers intéressés. Ce récit édifiant rappelle la nécessité d’être attentif aux entreprises de construction de mémoire et aux desseins qu’elles peuvent viser, notamment de la part de pouvoirs politiques.
5La dernière partie de l’ouvrage, consacrée aux transferts et à la diplomatie culturelle, débute par un article de Marco Morel qui traite de la réception contrariée des thèses de l’abbé de Pradt par les indépendantistes brésiliens. Ceux-ci, inspirés par ces thèses, en rejettent l’influence contradictoire avec leur projet. Une contribution qui rappelle notamment l’importance de contextualiser la diffusion des idées des Lumières au XVIIIe siècle, précaution que ne prennent pas toujours les historiens. Sébastien Rozeaux se penche pour sa part sur les romantiques brésiliens qui ont participé à la construction d’un espace littéraire national au début du XIXe siècle. Il montre ainsi comment ces fondateurs des Letras Pátrias ont cherché sans réel succès la reconnaissance de la cour impériale dans une société fortement analphabétisée où n’avait pas encore eu lieu la révolution de l’édition et de la presse comme en Europe. Cela les a conduits à de nombreux compromis et au rejet de l’étiquette de « romantiques » malgré un dialogue continu avec les porteurs de ce courant de l’autre côté de l’Atlantique. Juliette Dumont propose de son côté une analyse de la diplomatie culturelle entreprise par le gouvernement brésilien entre les années 1920 et 1945. Elle en montre les objectifs – bâtir une image de soi positive sur la scène internationale –, et les principaux acteurs et cibles, et relève aussi l’ambivalence d’une stratégie visant à corriger les stéréotypes tout en en jouant. Anaïs Fléchet s’intéresse quant à elle à la période suivant 1945 pour analyser le rôle central de la musique dans cette diplomatie culturelle, déjà décelable dès la fin du XIXe siècle. L’historienne met en avant un paradoxe particulièrement intéressant : alors que les principaux représentants de la musique populaire brésilienne (MPB) étaient vigoureusement réprimés durant les « années de plomb » (1968-1973) de la dictature, ceux-ci étaient dans le même temps promus et soutenus à l’étranger par le ministère des Relations extérieures. Une sorte de « Realpolitik culturelle » comme la qualifie l’autrice, dont les ressorts ne pourront être pleinement mis en lumière que lorsque les archives de l’Itamaraty (le ministère des Affaires étrangères brésilien) du temps de la dictature seront ouvertes.
- 4 Par allusion au concept d’« homme cordial » avancé par Sérgio Buarque de Holanda, Raizes do Brasil, (...)
6Sans être évidemment exhaustif sur la question, cet ouvrage collectif fournit ainsi de précieux repères sur l’histoire culturelle d’un pays trop souvent renvoyé à sa dimension naturelle, tout en pointant plusieurs directions par lesquelles continuer à l’explorer et la dépoussiérer des mythes qui tendent à occulter les multiples tensions socio-historiques du pays sous le voile de la cordialité4.
Notes
1 Jeffrey Lesser, A invenção da brasilidade. Identidade nacional, etnicidade e políticas de imigração, São Paulo, Editora UNESP, 2015.
2 Pour plus d’informations sur cette dernière, voir son site Internet.
3 Nouveau cinéma latino-américain.
4 Par allusion au concept d’« homme cordial » avancé par Sérgio Buarque de Holanda, Raizes do Brasil, São Paulo, Companhia das Letras, 2015 [1936].
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Référence électronique
Igor Martinache, « Juliette Dumont, Anaïs Fléchet, Mônica Pimenta Velloso (dir.), Histoire culturelle du Brésil », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 22 juin 2020, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/42333 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.42333
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