Tommaso di Carpegna Falconieri, Il se voyait déjà empereur. Cola di Rienzo, un Romain au Moyen Âge
Texte intégral
1Dans cet ouvrage traduit de l’italien, le médiéviste Tommaso di Carpegna Falconieri s’attache à retracer la vie de Cola di Rienzo. Si le personnage n’est guère connu du grand public en France, il s’agit d’une figure centrale du « roman national » italien. Fils d’un tavernier, Cola di Rienzo accède en effet au gouvernement de la ville de Rome durant une brève période en 1347, profitant de l’absence du pape, alors installé à Avignon, pour installer un régime politique original, foncièrement anti-aristocratique mais qui évolue vite vers un régime tyrannique. Le destin mouvementé du personnage, qui passe en quelques mois de prétendant au trône impérial à ermite en fuite dans les montagnes italiennes, de sénateur romain soutenu par le pape à prisonnier de l’empereur germanique, a fait de lui un véritable mythe, noyant son parcours sous un dense écheveau de légendes que l’historien s’emploie ici à démêler.
2Pour ce faire, Tommaso di Carpegna Falconieri procède par étapes, dans un plan qui a le mérite de la clarté sinon celui de l’originalité. Le premier chapitre plante le décor en détaillant la situation – politique, économique, sociale – de la ville de Rome à l’époque de Cola di Rienzo ; indispensable, ce chapitre permet de resituer l’action du personnage dans un contexte très complexe, marqué à la fois par une intense crise économique, par l’absence du pape et de la Curie romaine et par de violentes intrigues politiques entre les grandes familles nobles – en particulier les Colonna et les Orsinni – ou entre les nobles et les diverses composantes du « peuple » romain. Les quatre chapitres suivants sont consacrés à la vie de Cola di Rienzo, étudiant d’abord ses premières années, son accession au pouvoir, qui l’amène à prendre les titres ronflants de « Chevalier du Saint-Esprit et Tribun Auguste », puis sa fuite de Rome et son exil à Prague, et enfin son éphémère retour au pouvoir, qui s’achève par son assassinat en 1354.
- 1 Il est notamment l’auteur d’un important essai sur le sujet, intitulé Médiéval et militant. Penser (...)
3Le dernier chapitre retrace l’évolution de la mémoire de Cola di Rienzo, depuis les chroniques médiévales jusqu’aux romans contemporains, en passant par les travaux des historiens du XVIIIe siècle et les opéras romantiques du XIXe siècle. C’est probablement le chapitre le plus riche, celui qui parvient véritablement à rompre avec le récit biographique, dont on connaît autant les charmes que les limites : il n’est guère étonnant que Tommaso di Carpegna Falconieri, spécialiste du médiévalisme1, soit ici à son meilleur, lorsqu’il s’agit d’étudier les différents remplois du personnage, qui devient notamment au XIXe siècle un précurseur de l’unité italienne, un révolutionnaire cherchant à donner le pouvoir au peuple, et un Garibaldi avant l’heure, notamment chez Byron, Bulwer Lytton ou Wagner. L’opéra de ce dernier, Rienzi, influence d’ailleurs... Hitler lui-même, fasciné par l’ambition de Cola di Rienzo et qui ressuscite l’idéal prophétique d’un « troisième âge » éternel, associé au IIIe Reich. En rappelant combien la figure historique se difracte alors dans un véritable « kaléidoscopes de situations et de personnages, certains fictifs, d’autres totalement dénaturés » (p. 245), l’historien montre bien que la mémoire d’un personnage est fluctuante, sans cesse transformée au gré des modes littéraires ou des questionnements politiques d’une époque. Les pages consacrées à l’apparition en Italie de statues de Cola di Rienzo, ou de rues nommées d’après lui, résonnent d’ailleurs avec l’actualité la plus récente, qui voit des manifestants déboulonner des statues et des hommes politiques s’en affliger.
- 2 Bruno Dumézil, Le baptême de Clovis : 24 décembre 505 ?, Paris, Gallimard, 2019.
- 3 Voir par exemple p. 216 : « puisqu’il n’existe pas d’autres témoins de la même importance historiqu (...)
4L’ouvrage, clair et bien mené, reste assez frustrant malgré ce dernier chapitre passionnant. Une carte des alentours de Rome aurait permis de mieux comprendre l’action de Cola di Rienzo, qui cherche à conquérir l’arrière-pays de la ville, notamment pour sécuriser l’approvisionnement en blé, alors contrôlé par les barons romains. Une carte de la ville même de Rome aurait, quant à elle, permis de situer les différents lieux dans lesquels se déploie l’action de Cola di Rienzo : l’auteur souligne en effet combien celui-ci met en œuvre une véritable « politique du geste », empreinte de théâtralité, en portant une attention particulière aux dates, aux costumes et aux lieux. Plus encore, on aurait souhaité une discussion sur les sources dont on dispose pour étudier le personnage de Cola di Rienzo : celles-ci ne sont présentées qu’à la page 232, au début du dernier chapitre, ce qui fait sens dans la mesure où ce chapitre est consacré à la mémoire du personnage, mais reste néanmoins gênant. La présentation critique des sources fait partie des passages obligés d’une biographie historique – on renverra, par exemple, à l’impressionnant premier chapitre du récent livre de Bruno Dumézil sur le baptême de Clovis2 – et il y a à cela de solides raisons. En effet, le récit est très souvent tributaire d’une seule source, la chronique dite de l’Anonyme romain, un contemporain de Cola di Rienzo dont le texte est d’une telle richesse que Tommaso di Carpegna Falconieri dit plusieurs fois qu’il ne peut finalement que le paraphraser3 : la quasi-totalité des paragraphes s’achèvent ainsi par une note renvoyant à telle page de la chronique médiévale. Sans mener de discussion critique sur le statut et les limites de cette source, et notamment sur les partis-pris de son auteur, l’historien n’apporte finalement qu’une plus-value bien limitée, se contentant de re-raconter l’histoire de Cola di Rienzo. Tommaso di Carpegna Falconieri a d’ailleurs clairement conscience de cette limite : sa très pertinente postface – qui aurait probablement été plus à sa place en préface – revient sur l’implication émotionnelle de l’historien dans l’écriture d’une biographie et interroge les spécificités de ce genre si particulier, qui doit s’articuler autour de récits, d’anecdotes et d’effets de réel, que l’historiographie contemporaine n’utilise plus guère.
5Au-delà donc de la question, centrale dans toute biographie, de la limite entre récit et analyse historienne, on s’étonne parfois de trouver sous la plume de l’auteur un certain nombre de jugements de valeur sur le personnage de Cola di Rienzo, qui est ainsi décrit comme « réellement détraqué » (p. 136), « tout sauf objectivement fiable » (p. 197) ou encore comme donnant « des signes évidents de déséquilibre » (p. 208). Ces jugements sont d’autant plus problématiques qu’ils convoquent tous le motif de la folie : si les contemporains de Cola di Rienzo ont très souvent qualifié le personnage ou ses actions de « fantasque » ou de « fou », il nous semble que l’historien contemporain devrait, lui, se garder de tels jugements qui non seulement n’apportent rien à la compréhension mais surtout appauvrissent considérablement l’analyse en la repliant sur un simple diagnostic clinique – anachronique, qui plus est. L’historien n’a pas à s’ériger en psychiatre : s’il est vrai que Cola di Rienzo ne cesse de se contredire, allant d’ailleurs parfois jusqu’à abjurer dans ses lettres des positions qu’il défendait précédemment, tentant sans cesse de réécrire ses propres actions pour se présenter sous le meilleur jour possible, ces contradictions ont toujours un sens.
6Les jugements de l’auteur détonnent par ailleurs avec des pages bien plus riches dans lesquelles il analyse avec finesse les motivations politiques de Cola di Rienzo, montre la subtilité avec laquelle celui-ci convoque des symboles venus de l’Antiquité romaine et retrace les évolutions tortueuses de la pensée sociale et politique du personnage, qui se nourrit autant du souvenir glorieux de la Rome antique que du message radical porté par les fraticelles franciscains et les prophéties joachimiques. Les dernières pages des chapitres V et VI rappellent notamment que les travaux récents des historiens et historiennes permettent de mieux comprendre le personnage et son action, soit en l’inscrivant plus finement dans son contexte socio-politique, soit en reconstituant et en recontextualisant avec plus de précision sa formation intellectuelle, sa passion pour l’Antiquité ou encore sa fascination pour les prophéties. Cola di Rienzo a tour à tour été vu comme « le dernier tribun », héritier de l’idéal républicain de la Rome antique, puis au contraire comme le premier homme d’État moderne : Tommaso di Carpegna Falconieri montre finalement combien cette question est stérile et rappelle que l’homme est avant tout, comme le dit le sous-titre de l’ouvrage, « un Romain au Moyen Âge », autrement dit un homme de son temps, baignant dans un paysage social, politique et culturel complexe qui le façonne sans jamais l’emprisonner, tant il est vrai que les hommes peuvent toujours forger leur propre destin.
Notes
1 Il est notamment l’auteur d’un important essai sur le sujet, intitulé Médiéval et militant. Penser le contemporain à travers le Moyen Âge, Paris, Publications de la Sorbonne, 2015.
2 Bruno Dumézil, Le baptême de Clovis : 24 décembre 505 ?, Paris, Gallimard, 2019.
3 Voir par exemple p. 216 : « puisqu’il n’existe pas d’autres témoins de la même importance historique et littéraire, je ne peux envisager de suivre un chemin différent pour raconter cet événement tragique [l’assassinat de Cola di Rienzo] ».
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Référence électronique
Florian Besson, « Tommaso di Carpegna Falconieri, Il se voyait déjà empereur. Cola di Rienzo, un Romain au Moyen Âge », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 22 juin 2020, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/42331 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.42331
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