Mathieu Hauchecorne, La gauche américaine en France. La réception de John Rawls et des théories de la justice
Texte intégral
1Si les ouvrages et les commentaires sur l’œuvre de John Rawls font maintenant partie du paysage de la philosophie politique, il n’en a pas toujours été ainsi. Alors que l’accessibilité du philosophe américain, très analytique et formel, est inversement proportionnelle à sa postérité, la réception de Rawls en France repose sur des considérations extérieures au champ de la recherche philosophique, pourtant cible principale de la Théorie de la Justice. Dans un ouvrage adapté de sa thèse, Mathieu Hauchecorne revient sur cette histoire plutôt qu’il n’ajoute un nouveau commentaire sur l’œuvre du philosophe.
- 1 Abbot Andrew, The system of professions. An essay on the division of expert labor, Chicago, Univers (...)
2L’auteur propose ainsi une étude de la circulation des textes et des idées rawlsiennes, et plus généralement des théories de la justice qui ont suivi (Sen, Nozick, Walzer, Taylor…), en en associant différentes approches : « l’histoire sociale des idées politiques » que pratique Mathieu Hauchecorne porte sur les « carrières » des textes, notion propre à la sociologie des professions d’Andrew Abbot1, qui appréhende les changements d’interprétation des idées de Rawls selon l’intervention de différents groupes sociaux. L’auteur s’inspire de traditions méthodologiques comme le contextualisme de l’École de Cambridge (Skinner, Pocock), qui est souvent peu mis en commun avec l’étude bourdieusienne des champs intellectuels.
3Archives de think-tanks, étude des publications, entretiens avec des acteurs de cette réception : l’ouvrage repose sur un matériau conséquent qui ouvre les coulisses d’univers sociaux peu connus. Tout l’intérêt du livre est de comprendre l’évolution et les mutations de l’interprétation des théories de la justice de John Rawls. En premier lieu, celles-ci ont été remodelées selon un contexte national de lutte contre les paradigmes marxistes et de lutte pour l’hégémonie intellectuelle au sein de la gauche, les dotant ainsi d’une identité bien plus politique que philosophique ; dans un second temps, leur réception académique a reposé sur l’architecture particulière des structures académiques françaises et francophones en général. Les six premiers chapitres retracent l’histoire proprement dite de la réception des théories de la justice en France, des années 1970 à nos jours, en précisant les évolutions de la « carrière » de ces textes ou du champ intellectuel qui les reçoit et les transforme. Les deux derniers chapitres sont à part : l’un résume de façon quantitative, sous la forme d’un champ, l’espace de la réception rawlsienne française ; l’autre s’intéresse au facteur de sociabilisation religieuse, qui semble être une clef qui, selon l’auteur, explique l’attrait pour les théories de la justice.
4Pour comprendre la lenteur de l’introduction formelle de la Théorie de la Justice de Rawls en France (parue en 1971, traduite en 1987), Mathieu Hauchecorne nous rappelle la structuration de la philosophie universitaire française dans les années 1970-1980. Les philosophes français sont bien plus germanophones et germanophiles qu’anglophones et anglophiles ; la philosophie analytique est souvent méprisée et l’anglais ne s’est pas encore imposée comme la langue principale pour publier en philosophie. Ce sont d’autres disciplines, plus familières des innovations anglo-saxonnes, comme la cybernétique, l’économie et le droit, qui entrent en contact en premier avec les questionnements de Rawls, mais souvent dans les termes qui leur sont propres. Les personnalités qui s’intéressent au philosophe étatsunien, comme Jean-Pierre Dupuy, sont en marge des structures universitaires et gagnent un capital symbolique à diffuser ses théories hors du champ académique, par exemple dans des sociabilités intellectuelles et politiques proches de la Deuxième gauche.
- 2 Christofferson Michael, Les Intellectuels contre la gauche. L’idéologie antitotalitaire en France ( (...)
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5Or, les groupes qui se montrent sensibles aux thèses et aux débats que peut lancer Rawls l’intègrent dans un cadre de réflexion anti-totalitaire ou anti-marxiste. Mathieu Hauchecorne explore avec précision les différentes utilisations et politisations de Rawls dans les années 1980, selon les tendances de pensées. Si on peut les regrouper dans un champ de production idéologique commun, qui serait « antitotalitaire »2, l’auteur présente avec nuance la pluralité des groupes et des interprétations : il y a un Rawls pour la revue Esprit, un autre pour la Fondation Saint-Simon, et d’autres encore pour les néo-kantiens et les Nouveaux économistes. Globalement, Rawls et ses thèses3 sont intégrés à un discours critique du marxisme, différent de l’ultra-libéralisme d’Hayek, soucieux à la fois d’un marché efficace et d’une attention exigeante envers les plus pauvres.
6Par conséquent, la référence à Rawls est captive d’une coloration politique qui l’affilie soit au libéralisme, soit à la Deuxième gauche. L’absence de traduction rend alors d’autant plus difficile l’accès au texte pour d’autres interprétations. La traduction peine à venir en raison des incertitudes liées aux bénéfices économiques et sociaux potentiels : si Rawls n’est pas enseigné, le public habituel des maisons d’édition n’aurait aucune raison de l’acheter et la traduction ne serait qu’un coût ; pour les universitaires, pourquoi perdre du temps à traduire un philosophe difficile dans un champ universitaire français anglophobe ? L’absence de reconnaissance symbolique au sein du champ académique français et la difficulté de traduire Rawls retardent donc la disponibilité de ses textes en France. Si Catherine Audard devient la traductrice de la Théorie de la Justice pour les éditions du Seuil, en 1987, c’est en raison de son parcours plus anglo-saxon et de sa proximité avec Jean-Pierre Dupuy. Une vulgate rawlsienne sociale-démocrate finit par s’imposer dans des colloques et des séminaires, réunissant des intellectuels et technocrates qui ont en commun le rejet de l’étatisme : la théorie de Rawls sert à tracer une troisième voie qui ne rejette pas le marché mais qui discute sa possible régulation selon un idéal social de justice. Cet usage de Rawls met la lumière sur d’autres théories de la justice qui discutent ou critiquent les thèses du philosophe. Or, l’auteur montre que celles-ci sont remaniées selon la structure du débat public français : Rawls devient une référence libérale ; Walzer est surtout utilisé par l’aile gauche du mouvement anti-totalitaire ; Sen, récemment décoré du prix Nobel, fournit des arguments au mouvement altermondialiste.
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7L’introduction de Rawls et des théories de la justice dans l’espace académique français repose surtout sur les espaces académiques belges ou canadiens, qui produisent aussi en français. Hors de la centralité parisienne, qui dicte finalement une partie des débats intellectuels, et plus proche de la recherche anglophone, des endroits comme l’Université catholique de Louvain – où enseigne Philippe Von Parijs – ou le Centre de recherche en éthique de l’Université de Montréal ont bénéficié d’une introduction moins centrée autour des problèmes politiques français. Cependant, la façon dont elles ont pu médiatiser les théories de la justice dans la sphère académique française dépend aussi de la structure de leur champ intellectuel et scinde alors les philosophes politiques américains soit dans un camp dit libéral, soit dans un autre dit communautariste. Ces médiations sont consacrées par l’absorption du corpus des théories de la justice dans les particularités académiques françaises. La présence de Rawls à l’agrégation (épreuve qui nécessite une connaissance synthétique de l’œuvre, aussi bien pour les étudiants comme pour les professeurs), l’internationalisation de la recherche philosophique et la proposition d’autres interprétations plus égalitaristes de Rawls4 aident à dépolitiser les théories de la justice et à les réintégrer dans l’institution académique. Les débats sur l’œuvre sont contrôlés afin de respecter un bon usage, moins politique, soi-disant plus respectueux, des concepts philosophiques. L’auteur montre que c’est l’apparition de « spécialistes de Rawls » dans le champ académique philosophique qui dessine une juridiction, séparant alors l’usage philosophique de l’usage profane du philosophe.
8L’ouvrage est un sévère démenti pour ceux qui affirment que les théories de la justice sont des constructions analytiques plates et abstraites. En développant l’histoire sociale des idées de Rawls, Mathieu Hauchecorne montre comment une partie de l’élite intellectuelle française, libérale ou sociale-démocrate, a pu s’approprier des références afin de contrer les idées marxistes en vigueur dans le débat public national. En prenant en compte les facteurs sociaux et institutionnels, l’auteur présente une histoire fine de la réception des théories de la justice : ainsi, on passe de l’analyse du champ universitaire au portrait de la scène intellectuelle anti-totalitaire, puis à la description de l’entreprise d’une traduction philosophique, tout en prenant en compte du facteur religieux parmi les médiateurs… Ces différents éléments ne s’empilent pas sans liens dans l’ouvrage, ils s’encastrent et s’enrichissent. Le livre éclaire alors une forme précise d’un mouvement global, à savoir la prise d’importance plus marquée du champ de production intellectuel américain sur l’espace académique et intellectuel français. Même si la réception de Rawls ne provient pas du champ universitaire, son intégration se fait par le déplacement de la centralité de la recherche philosophique autour des problématiques anglo-saxonnes.
Notes
1 Abbot Andrew, The system of professions. An essay on the division of expert labor, Chicago, University of Chicago Press, 2014.
2 Christofferson Michael, Les Intellectuels contre la gauche. L’idéologie antitotalitaire en France (1968-1981), Marseille, Agone, 2009.
3 C’est surtout le second principe de justice de Rawls, le principe de différence, qui attire l’attention. Celui-ci postule que les inégalités justes soient au bénéfice des plus désavantagés et conformes au juste principe d’égalité des chances. Ainsi, selon certaines interprétations, on peut favoriser les mécanismes de marché si ceux-ci peuvent aider à la prospérité des plus désavantagés et favoriser l’égalité des chances.
4 Bidet Jacques et Bidet-Mordrel Annie, John Rawls et la théorie de la justice, Paris, Presses universitaires de France, 1995 ; Page Lionel, « La radicalité négligée de la théorie de la justice de John Rawls », Mouvements, vol. 27-28, n° 3, 2003, p. 158-164.
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Référence électronique
Arthur Kramer, « Mathieu Hauchecorne, La gauche américaine en France. La réception de John Rawls et des théories de la justice », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 28 mai 2020, consulté le 10 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/41689 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.41689
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