Daniel Mercure, Mircea Vultur (dir.), Dix concepts pour penser le nouveau monde du travail
Texte intégral
1Visant à actualiser les concepts de la sociologie face aux mutations matérielles et culturelles du travail, l’ouvrage collectif dirigé par Daniel Mercure et Mircea Vultur réunit dix contributions de chercheurs et de chercheuses, abordant chacune un concept de la discipline. Dans l’ordre, les auteurs interrogent ainsi : le salariat, la précarité, l’informalité, le conflit, le contrôle et l’organisation du travail, la qualification et la compétence, le rapport au travail, le parcours professionnel, l’insertion professionnelle, les temporalités du travail. Ces concepts sont abordés selon une « perspective critique » retraçant leur genèse et leurs évolutions et une « perspective analytique » évaluant leur pertinence à l’encontre de la réalité empirique (p. 4). Quand bien même chaque contribution peut être lue de façon autonome, des regroupements sont aussi possibles. Ainsi, les trois premiers chapitres interrogent le travail à partir de sa dimension statutaire, abordant respectivement les concepts de salariat, de précarité et d’informalité. Le travail est aussi envisagé à partir des rapports sociaux et des tensions qui le constituent, puis compris comme des approches de l’expérience du travail, et enfin la dernière contribution en analyse les temporalités.
- 1 Parmi ces transformations, Claude Didry relève la permanence d’un chômage de masse, la disparition (...)
- 2 Mircea Vultur fait notamment référence à la valeur accordée par les jeunes en Amérique du Nord à l’ (...)
- 3 La perspective « dualiste » définit l’informalité comme les activités développées à l’extérieur du (...)
2Pour commencer, Claude Didry retrace une « sociohistoire globale » du salariat. Au XIXe siècle, quand Proudhon, Marx ou Weber en font la clef de compréhension du capitalisme, le salariat reste une notion « théorique » qui contraste en réalité avec la diversité des formes de sous-traitance et de travail à domicile en Europe et aux États-Unis. Au début du XXe siècle, le contrat de travail formalise le rapport entre employeurs et salariés. Il configure un salariat « institutionnel » qui se développe grâce au droit du travail et aux régimes de sécurité sociale. Malgré la « remise en cause du salariat » (p. 21) entraînée par un certain nombre de transformations apparues après la crise des années 19701, l’auteur constate que le salariat reste à l’heure actuelle la condition d’emploi majoritaire dans les pays européens ; il est en outre l’horizon de travailleurs situés aux marges de cette condition, comme c’est le cas des auto-entrepreneurs de l’économie des plateformes. Dans le chapitre suivant, Mircea Vultur analyse le concept de précarité et met en relief ses imprécisions. En particulier, l’auteur critique l’équivalence entre emploi atypique et précarité en soulignant les variations nationales de la signification de l’emploi atypique. De plus l’importance accordée aux protections formelles pour déterminer la précarité du travail atypique recouvre des conditions et des contenus du travail hétérogènes. Enfin, l’expérience subjective de l’emploi atypique ne serait pas non plus réductible au vécu de la précarité, compte tenu de nouvelles aspirations2 à l’égard du travail. Pour analyser l’incertitude qui structure le monde du travail, l’auteur propose de remplacer le « mot passe-partout » de précarité par le concept de vulnérabilité. María Eugenia Longo et Mariana Busso défendent quant à elles la pertinence du concept d’informalité. Apparu dans les années 1970 à propos des réalités du travail en Afrique et en Amérique latine, ce concept couvre une diversité de formes d’emploi et de travail, marquées par la « vulnérabilité sur le plan des droits » (p. 57). L’informalité a été théorisée selon trois perspectives (dualiste, structuraliste et légaliste3), définissant différemment ses contours, ses causes et ses effets. Malgré cette dispersion théorique, les auteures mettent en avant les définitions opérationnelles promues notamment par l’Organisation internationale du travail (OIT) qui permettraient des comparaisons internationales. Elles insistent néanmoins sur la nécessité d’une définition processuelle de l’informalité permettant de saisir ses dynamiques temporelles.
3Les trois chapitres suivants abordent le travail à partir des rapports sociaux et des tensions qui le constituent. Michel Lallement analyse ainsi la conflictualité au travail. Partant de la sociologie qui va de Karl Marx à Michel Coser, l’auteur explique que le conflit n’est pas un facteur de dysfonctionnement social, mais de socialisation, alimentant la cohésion des groupes et l’adoption de règles communes. Sous cet angle, l’auteur analyse l’évolution des conflits industriels. Si la diminution du recours à la violence et le développement des négociations marquent une « pacification des relations de travail » au XXe siècle, d’importantes différences nationales persistent en matière de régulation des grèves. Ces dernières diminuent progressivement au XXIe siècle, ce qui ne suppose pas pour autant la fin des conflits, mais leur transformation en de nouvelles formes d’expression, telles que les occupations, les pétitions, les débrayages ou encore les manifestations, témoignant d’une « phase de transition » de la conflictualité au travail. Dans le cinquième chapitre, Jean-Pierre Durand analyse le contrôle et l’organisation du travail à l’examen de l’organisation scientifique du travail (OST) et de la lean production. Au début du XXe siècle, l’OST instaure la parcellisation des tâches et la séparation entre conception et exécution du travail. Complétée par les chaînes de fabrication de Ford, l’OST consiste aussi en un contrôle des travailleurs à travers la prescription du travail et de son rythme. Depuis les années 1980, la lean production renouvelle l’organisation du travail à partir de principes tels que la qualité totale et le flux tendu. Elle repose néanmoins sur « l’implication contrainte » des salariés. Celle-ci est fondée sur une forme de naturalisation des exigences productives qui « apparaissent ainsi comme étant extérieures au monde social ou économique. Elles semblent inscrites dans un flux matériel neutre. » (p. 112). Cependant, à l’heure de l’économie des plateformes, le travail indépendant revisite l’ancien tâcheronnat, en configurant un « modèle absolu du contrôle des travailleurs » (p. 115). Au chapitre six, Sylvie Monchatre analyse deux notions qui renvoient là aussi à une évolution des rapports sociaux au travail : la compétence et la qualification. La première constitue « une capacité reconnue comme telle », alors que la seconde articule qualités requises et reconnaissance salariale. Loin d’une lecture substantialiste, Sylvie Monchatre analyse la construction sociale des qualifications au prisme des politiques de compétences. L’auteure décrit un processus de formalisation de compétences orientées davantage vers l’employabilité. Cette « police des qualités » s’impose dès l’extérieur des espaces de travail, sans assurer pour autant la reconnaissance salariale, qui reste dépendante de l’appréciation des employeurs.
4Les concepts de rapport au travail, de parcours professionnel et d’insertion professionnelle pourraient être pensés comme une compréhension de l’expérience du travail, et constituent les points d’attentions des trois chapitres suivants. Daniel Mercure définit notamment le rapport au travail comme « la manière de vivre le travail » (p. 145), en identifiant trois dimensions : « l’ethos du travail » qui englobe les valeurs, les attitudes et les croyances déterminant la place et les finalités du travail ; « les champs d’identification » où interviennent l’affirmation de soi et la reconnaissance par les autres ; enfin, « les modes d’implication » qui renvoient aux formes et degrés de mobilisation et d’appropriation du travail. La recherche contemporaine sur le rapport au travail serait principalement centrée sur la dimension d’ethos. Pour Daniel Mercure, elle gagnerait ainsi à considérer aussi les autres dimensions, sans négliger les injonctions des entreprises marquées par la quête de flexibilité et les transformations socioculturelles plus larges, dont le « nouveau procès d’individualisation » qui porte l’idéal normatif de la réalisation de soi et de l’épanouissement personnel.
5Didier Demazière distingue trois manières d’envisager le parcours professionnel. Pour l’approche statutaire, le parcours est une succession de positions institutionnalisées, dont l’enjeu consiste à les classer et les expliquer à partir de méthodes longitudinales et statistiques. Une approche compréhensive, fondée sur le recours aux récits de vie, envisage le parcours comme la construction d’expériences vécues dont l’enjeu consiste à « comprendre les manières d’investir, définir et interpréter les positions occupées » (p. 169). Enfin, l’approche institutionnelle subordonne l’analyse des parcours au fonctionnement des marchés de travail. Éric Verdier et Mircea Vultur consacrent le neuvième chapitre à l’insertion professionnelle. Investie depuis son origine par l’action publique, par le travail statistique et par la recherche, la problématique de l’insertion professionnelle ne permet pas pour le moment de déboucher sur un cadre théorique précis. Elle reste un « objet flou », dont les approches sociologiques font ressortir la diversité de modes de régulation et de structuration. D’après les auteurs, les évolutions de l’éducation et du travail font émerger d’autres catégories, parmi lesquelles les transitions et les parcours professionnels.
6Le dernier chapitre est consacré aux temporalités du travail, dont Paul Bouffartigue examine les transformations à partir de la période industrielle jusqu’à nos jours. L’ordre industriel a imposé une discipline temporelle qui s’est prolongée avec la rationalisation taylorienne des gestes techniques. Les mutations du travail, de la féminisation de la force de travail à la déstabilisation des emplois, sont à l’origine de tensions nouvelles que l’idée de conciliation entre vie professionnelle et vie familiale n’exprime que superficiellement. En particulier, l’auteur insiste sur une « polarisation » entre un salariat qualifié et masculin qui bénéficie d’une flexibilité temporelle autonome et un salariat peu qualifié, plutôt féminisé, surexposé au chômage et contraint à une flexibilité hétéronome.
7Cet ouvrage collectif admet plusieurs lectures. En effet, en parallèle d’une lecture d’ensemble répondant à son esprit d’actualisation disciplinaire, l’ouvrage peut être lu comme une cartographie des mutations du travail, chaque concept en étant une porte d’entrée à la fois différente et complémentaire. Il peut aussi faire l’objet d’une lecture moins systématique : il est possible de le considérer comme une boîte à outils pour répondre à des questionnements plus spécifiques. Ces différentes lectures possibles font de l’ouvrage un apport disciplinaire majeur. Les concepts développés dans l’ouvrage mériteraient enfin d’être discutés à l’aune de contextes régionaux hors d’Europe et d’Amérique du nord – où demeurent circonscrites la plupart des analyses – afin de consolider une compréhension globale du nouveau monde du travail.
Notes
1 Parmi ces transformations, Claude Didry relève la permanence d’un chômage de masse, la disparition d’emplois industriels traditionnellement salariés et le recours plus récent à des autoentrepreneurs par les plateformes numériques.
2 Mircea Vultur fait notamment référence à la valeur accordée par les jeunes en Amérique du Nord à l’autonomie et la flexibilité du temps de travail que permettent certaines formes d’emploi atypique : « Certains usages qu’ils font des formes précaires d’emplois expriment un rejet de la subordination salariale et une recherche de nouvelles formes d’épanouissement dans l’activité productive » (p. 39).
3 La perspective « dualiste » définit l’informalité comme les activités développées à l’extérieur du système capitaliste que le secteur formel est incapable d’absorber lors des périodes de détérioration de l’économie. En revanche, selon la perspective « structuraliste » l’informalité est une caractéristique constitutive du système capitaliste, elle n’est pas à l’extérieur, mais « fait partie intégrante de l’économie moderne et ne constitue donc pas un ensemble d’activités exclues » (p. 55). Enfin, pour la perspective « légaliste », aussi appelée « néolibérale » par les auteures, l’informalité comprend l’ensemble d’activités économiques réalisées en marge de la loi et qui répondent à « la règlementation bureaucratique excessive de l’État » (p. 56).
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Référence électronique
Sebastián Pérez Sepúlveda, « Daniel Mercure, Mircea Vultur (dir.), Dix concepts pour penser le nouveau monde du travail », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 11 juin 2020, consulté le 06 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/41662 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.41662
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