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Henri Boullier, Toxiques légaux. Comment les firmes ont mis la main sur le contrôle de leurs produits

Damien Larrouqué
Toxiques légaux
Henri Boullier, Toxiques légaux. Comment les firmes chimiques ont mis la main sur le contrôle de leurs produits, Paris, La Découverte, 2019, 200 p., ISBN : 9782707199713.
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Texte intégral

  • 1 Il s’agit notamment du trichloréthylène, dont la nocivité est connue dans les milieux professionnel (...)

1Issu d’une thèse de doctorat en sociologie soutenue en 2016, cet ouvrage rend compte des collusions qui, non seulement, existent entre les entreprises de l’industrie chimique et les institutions nationales en charge du contrôle de leurs produits, mais se révèlent presque consubstantielles à l’architecture institutionnelle et au fonctionnement du système de régulation, en particulier au niveau européen. L’auteur a ainsi axé son étude autour du fameux règlement dit REACH (Registration, Evaluation and Authorisation of Chemicals) adopté à Bruxelles en 2006, dont il explore la mise en œuvre à partir de l’analyse de trois procédures d’autorisation de substances réputées dangereuses1. Arguments à l’appui, le jeune sociologue montre que les firmes font partie intégrante du processus d’enregistrement, d’évaluation et d’éventuelle interdiction des substances chimiques qu’elles produisent ou commercialisent. Dans ces conditions, la préservation des intérêts économiques l’emporte généralement sur le principe de précaution.

2Court mais dense, cet ouvrage peut s’appréhender sous différents angles. Efficace dans son développement, il est d’abord un livre de sociologie de l’action publique qui entr’ouvre la « boite noire » des arcanes européennes. Il s’agit d’étudier, en quelque sorte, l’Europe en action, au prisme d’enjeux réglementaires spécifiques. C’est tout un écosystème que l’auteur nous invite à découvrir et qui rassemble pouvoirs publics nationaux, experts internationaux, organismes de santé, firmes et encore cabinets juridiques. Étonnamment, le législateur européen ne semble presque jouer qu’un rôle accessoire. Et pour cause, il s’avère que « le processus législatif de REACH […] sera plus tard décrit comme l’un des plus complexes jamais débattus par les députés européens » (p. 57).

3En l’espèce, ce livre porte aussi sur la technicisation contemporaine de l’action publique. Concrètement, il est susceptible d’intéresser celles et ceux qui travaillent sur le rôle des groupes d’intérêts et le poids du lobbying, qui frise ici la capture décisionnelle pure et simple. Pour résumer, compte tenu des asymétries d’informations entre firmes et instances de contrôle, et du manque de moyens humains, techniques et logistiques qui touchent celles-ci, le travail des experts s’apparente, in fine, à de la régulation au rabais.

  • 2 Ce troisième chapitre fait suite à une sociogenèse du processus de règlementation des substances ch (...)

4D’après l’auteur, l’une des principales innovations de REACH est le « renversement de la charge de la preuve » (p. 20). En clair, c’est désormais aux entreprises de rendre compte de l’innocuité de leurs produits, et non aux pouvoirs publics d’en prouver la dangerosité. Or, ce dispositif a de nombreuses faiblesses. En premier lieu, la procédure d’enregistrement des molécules s’avère limitée dans ses ambitions, et ce pour trois raisons principales. D’abord, elle ne concerne prioritairement que les molécules mises sur le marché depuis les années 1980 (laissant dans les limbes juridiques quelques 100 000 molécules antérieures). Ensuite, elle ne s’applique ni aux produits manufacturés importés – les États-Unis ayant notamment fait pression pour infléchir une réglementation jugée « protectionniste » –, ni aux substances commercialisées à hauteur de moins d’une tonne par an (contre 10 kg dans le projet original). Ce dernier amendement a d’ailleurs pu être qualifié, selon la presse de l’époque, de « cadeau de Noël anticipé pour l’industrie chimique » (p. 60). Bref, REACH a fait l’objet d’un méticuleux « détricotage » auquel Henri Boullier consacre son troisième chapitre sous le titre évocateur : « Chronique d’une révolution complaisante »2.

5En outre, les agences de régulation voient leur travail considérablement entravé par le fait qu’elles se retrouvent, en pratique, contraintes d’évaluer des « dossiers vides » (sixième chapitre) : les données sont anciennes, incomplètes, et surtout partielles voire partiales, car fournies par les industriels eux-mêmes. Dans ces conditions, l’appréciation de ces agences est d’autant plus souple qu’elles craignent un engorgement des procédures d’autorisation, étant entendu qu’elles se doivent de livrer une autorisation non seulement par molécule, mais aussi par usage. Le résultat de ce processus de réglementation biaisé n’en est que plus stupéfiant, car il consacre ce que l’auteur appelle une « double victoire pour les entreprises » (chapitre 8) : l’autorisation signifie pour elles qu’elles peuvent continuer à commercialiser des substances dangereuses, mais désormais en situation d’oligopole ! Car, de fait, l’autorisation d’usage ne s’applique qu’au cartel d’entreprises qui l’a obtenue et exclut en conséquence les petites et moyennes entreprises isolées ou les concurrents extra-européens.

6Enfin, les arguments des industriels portent souvent sur des enjeux économiques et sociaux, dont la pertinence est difficile à évaluer pour le régulateur européen : mesurer l’impact de l’interdiction d’une molécule donnée sur l’ensemble de la chaîne de production ou ses incidences concrètes en termes d’emploi nécessite des compétences en matière macroéconomique qui dépassent le domaine d’expertise scientifique des régulateurs. Aussi se laissent-ils facilement convaincre par ces arguments socio-économiques. À ce propos, l’auteur a cette formule lumineuse qui résume, en quelque sorte, l’ensemble de l’ouvrage : « le régulateur européen fait assurément preuve d’une volonté de “précaution”, mais dans deux acceptions opposées du terme : il cherche à la fois à contrôler des produits risqués, “par mesure de précaution”, et à manipuler “précautionneusement” la contrainte réglementaire qui pourrait peser sur l’industrie » (p. 77).

7À travers cette sociogenèse des procédures réglementaires, l’auteur explique qu’un « travail apparemment technique et juridique est en fait éminemment politique » (p. 55). Les agences de régulation sont tiraillées entre deux objectifs contradictoires : la préservation de la santé et de l’environnement d’une part et le maintien de la compétitivité économique d’autre part. Comme l’ont montré les scandales du Médiator ou du glyphosate, que l’auteur évoque dans son dernier chapitre, il s’avère très difficile pour ces agences de produire des contre-expertises critiques. Mais à cette « ignorance institutionnalisée » (p. 111), qui témoigne d’un « désengagement des États » (chapitre 9), s’ajouterait une forme d’institutionnalisation du cynisme, qui est sans doute pire encore. Ainsi, les substances dangereuses produites en Europe mais exportées ne sont pas considérées comme un usage. Échappant à la régulation, elles continuent à polluer ou à exposer des populations en dehors de nos frontières. De la même manière, l’auteur pointe cette criminelle incongruité autour des sels de nickel : très utilisés dans l’industrie de pointe (notamment aéronautique), ils sont extraits en Nouvelle Calédonie, collectivité française certes, mais non-membre de l’Union européenne (p. 106). Par conséquent, la législation ne s’applique pas aux travailleurs de l’île, lesquels sont pourtant les plus exposés.

8On l’aura compris, cette investigation est incisive. Bien écrite, sans sabir qui limiterait la portée des conclusions, elle tend in fine à démontrer que la protection de la santé et de l’environnement au bénéfice du plus grand nombre vaut moins que la préservation des profits à courts termes de quelques grandes entreprises. En ce sens, cet ouvrage ne se donne pas à lire comme le simple manuscrit remanié d’une thèse de sciences sociales ; il est un livre citoyen qui interpelle sur les failles de ce qu’il est convenu de nommer « nos démocraties néolibérales ».

9On regrettera simplement de ne pas en savoir plus sur les conditions d’enquête. Sur le plan méthodologique, deux précisions auraient été bienvenues. La première tient aux difficultés éventuelles d’accès aux interlocuteurs : comment l’auteur a-t-il procédé pour nouer des contacts et bâtir une confiance suffisante auprès de certains acteurs a priori peu enclins (firmes) ou disponibles (agences) pour se plier à ce genre d’enquête ? La seconde relève du niveau de technicité apparent des sujets traités, en termes aussi bien scientifiques (manipulation de rapports toxicologiques) que juridiques (maîtrise du droit européen) : un tel travail d’investigation semble en effet nécessiter une maîtrise préalable de domaines assez différents, ce qui pousse notre curiosité à interroger le parcours universitaire comme la trajectoire académique de son auteur. En somme, on aurait aimé que soient étayés non seulement les raisons qui ont poussé le sociologue à entreprendre cette étude, mais également les atouts dont il pouvait se prévaloir avant de « s’attaquer » à un objet aussi pointu. Ce dernier commentaire relatif au protocole d’enquête n’enlève rien à la qualité de la démonstration : l’ouvrage est d’excellente facture.

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Notes

1 Il s’agit notamment du trichloréthylène, dont la nocivité est connue dans les milieux professionnels depuis des décennies. Son usage a surtout posé un problème de santé publique dans les années 1980, car il était détourné à l’époque par de jeunes toxicomanes. Pour l’anecdote, Renaud évoque cette drogue de substitution dans « Deuxième génération » (1983), un titre dans lequel il dépeint la vie pathétique de Slimane, 15 ans, qui « se défonce au trichlo et à la colle à rustine, même si c’est vrai qu’des fois ça fout la gerbe, mais pour le prix c’est c’qu’on fait d’mieux, et pi, ça nettoie les narines ».

2 Ce troisième chapitre fait suite à une sociogenèse du processus de règlementation des substances chimiques aux États-Unis, dont REACH a suivi les travers ; les juristes trouveront là matière à d’intéressantes comparaisons.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Damien Larrouqué, « Henri Boullier, Toxiques légaux. Comment les firmes ont mis la main sur le contrôle de leurs produits », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 09 juin 2020, consulté le 23 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/41636 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.41636

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