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Thibaut Rioufreyt (dir.), « La mise en politique des idées », Politix, vol. 32, n° 126, 2019

David Noël
La mise en politique des idées
Thibaut Rioufreyt (dir.), « La mise en politique des idées », Politix, vol. 32, n°126, 2019, 229 p., Liège, De Boeck, ISBN : 9782807392946.
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Texte intégral

  • 1 Think tanks, commissions, revues intellectuelles partisanes, etc.

1Dans sa dernière livraison de l’année 2019, la revue Politix s’est intéressée à la mise en politique des idées, c’est-à-dire au processus d’élaboration des idées politiques dans des lieux1, à leur intégration ou non par les militants, et à leur insertion partielle ou totale dans un programme politique avant leur mise en application au moment où le parti accède au pouvoir. L’ambition de Thibaut Rioufreyt, qui coordonne ce dossier, est de contribuer à une « histoire sociale des idées partisanes ».

2Parmi les cinq articles qui composent le dossier, trois s’intéressent à la France : Nicolas Azam a étudié la section économique du Parti communiste entre 1947 et 1961, tandis que Mathieu Fulla et Rafaël Cos se sont penchés sur le Parti socialiste – le premier sous l’angle des apports des experts en matière économique entre 1971 et 1981 et le second pour étudier la conversion du PS à la sécurité entre 1993 et 2012. Un article de Clémentine Fauconnier porte sur le Centre de la politique sociale conservatrice (CSKP) et la manière dont ce think tank russe théorise le conservatisme du parti poutinien Russie unie. Et la contribution de Cécile Leconte se penche sur l’influence de la théorie du « grand remplacement » de Renaud Camus à l’intérieur de l’AfD (Alternative für Deutschland).

  • 2 Procédure d’exclusion que le Parti communiste français engage notamment contre Marcel Servin et Lau (...)
  • 3 Centre d’études, de recherches et d’éducation socialiste (fondé en 1966 par Jean-Pierre Chevènement (...)

3Si les partis politiques étudiés par les auteurs sont divers, il est néanmoins possible de dégager un certain nombre de points communs. En premier lieu, les idées politiques s’inscrivent presque toujours dans une compétition intra-partisane qui confronte des émetteurs aux statuts et aux intérêts parfois divergents. C’est le cas pour la section économique du PCF dans les années 1950, divisée entre responsables politiques et experts économiques issus de l’université ou de l’administration. Dirigée par Jean Pronteau, la revue Economie & Politique qu’édite la section économique du PCF est ainsi sommée de justifier la théorie thorézienne de la « paupérisation absolue de la classe ouvrière » (p. 49), selon laquelle l’accumulation de richesses à un pôle de la société a pour corollaire la diminution des salaires dans le revenu national et la baisse du niveau de vie des ouvriers. Dans le contexte de la déstalinisation, la gêne de certains économistes de la revue et les conclusions qui divergent avec celles de Thorez aboutissent au limogeage de Jean Pronteau à l’occasion de l’affaire Servin-Casanova (1961)2. La même démonstration prévaut pour le Parti socialiste d’Epinay aux « programmes économiques hybrides au service de l’union de la gauche et de la conquête du pouvoir » (p. 99). Au début des années 1970, le PS connaît une remarxisation portée à la fois par les chevènementistes du CERES3, et par des experts proches de François Mitterrand, dont la stratégie de conquête du pouvoir repose sur une alliance PS-PCF qui suppose des convergences idéologiques entre les deux formations. Alliés, le Parti socialiste et le Parti communiste sont aussi concurrents. Dès lors, à partir de 1974 et des assises du socialisme qui voient l’entrée au PS de Michel Rocard et des militants du PSU, François Mitterrand s’appuie sur les intellectuels rocardiens proches de la CFDT comme Jacques Julliard et Pierre Rosanvallon afin de contrebalancer l’influence du CERES. Mathieu Fulla souligne ainsi que « le premier secrétaire se situe constamment sur le fil du rasoir ; son discours économique oscille inlassablement entre réalisme, afin d’obtenir le gain de crédibilité qui a contribué à sa défaite en 1974, et volontarisme afin de souligner sa fidélité à l’objectif de rupture avec le capitalisme fixé à Epinay » (p. 98). À partir de 1977, les tensions se font vives entre le CERES et les rocardiens qui s’affrontent dans les colonnes de leurs revues respectives (Faire pour les rocardiens et Repères pour les chevènementistes) sur fond de rivalité Rocard-Mitterrand. C’est l’exercice durable des responsabilités à partir de 1981 qui rompt l’équilibre en consacrant la victoire des hauts fonctionnaires des finances autour de Jacques Delors sur une ligne visant à mettre en œuvre une politique de stabilité budgétaire.

  • 4 Patriotische Europäer gegen die Islamisierung des Abendlandes (en français : les Européens patriote (...)

4Dans un autre contexte, l’exemple de la diffusion de la théorie du « grand remplacement » de Renaud Camus à l’intérieur de l’AfD témoigne aussi des rivalités entre les diverses tendances du parti populiste « autour de la définition de la marque AfD » (p. 121). Les promoteurs de la théorie camusienne sont en effet des identitaires proches de Pegida4, issus du mouvement de jeunesse de l’AfD et des Länder de l’Est, parfois passés par d’autres formations d’extrême droite avant de rejoindre l’AfD. Mais alors que l’AfD avait été initialement fondée sur une ligne conservatrice et libérale, en pleine crise de la zone euro, le parti attire désormais un électorat plus ouvrier et moins diplômé. Dès lors, « le lexique remplaciste fonctionne comme un opérateur de mise en cohérence des divergences intra-partisanes » et permet au parti « de construire son image comme défenseur des classes populaires, sans renoncer à son positionnement ultralibéral en matière de fiscalité et de droit du travail, les populations immigrées étant placées au cœur des enjeux de redistribution » (p. 126).

5Dans sa contribution consacrée à la thématique de la sécurité au sein du Parti socialiste entre 1993 et 2012, Rafaël Cos propose d’utiliser la notion de carrière pour décomposer les différentes appropriations dont un thème peut faire l’objet. Il démontre que le thème de la sécurité – d’abord identifié à une thématique de droite portée par le RPR puis l’UMP – a pu ponctuellement être intégré par les socialistes en tant que composante d’un corpus idéologique pour tenter de reconquérir les classes populaires. Au milieu des années 1990, la sécurité est ainsi devenue une ressource pour des responsables comme Daniel Vaillant ou Manuel Valls, élus locaux qui avaient intérêt, dans le cadre des jeux partisans, à mettre en scène leur fermeté. Mais paradoxalement, malgré une transposition de l’enjeu sécuritaire en politique publique (autour de la police de proximité mise en place par le gouvernement Jospin), c’est l’accusation de laxisme brandie par la droite à l’encontre des socialistes qui contribua au discrédit du PS et à sa défaite électorale de 2002.

  • 5 La Russie s’opposant aux « révolutions de couleur » dans son espace proche : la révolution des Rose (...)

6Consacrée à la Russie, la contribution de Clémentine Fauconnier se démarque des autres articles du dossier de Politix. En effet, le CSKP – think tank associé au parti poutinien Russie unie – est sous l’étroit contrôle du parti et ne constitue pas un espace de compétition partisane, mais plutôt un lieu de formation politique et idéologique pour les cadres du parti. Il a contribué à redéfinir la notion de conservatisme, qui ne concernait initialement que le domaine des relations internationales5, pour englober désormais des aspects sociétaux liés notamment à la famille et à la sexualité. Le partage des tâches entre le CSKP, Russie unie et le Kremlin permet dès lors au pouvoir russe de mettre en œuvre une politique conservatrice pensée dans un espace dédié et portée par un parti qui se veut pragmatique, rejetant toute idéologie pour soutenir unanimement Vladimir Poutine.

  • 6 Les sociétés coopératives ouvrières de production (ou sociétés coopératives et participatives) ont (...)

7En dehors du dossier, ce numéro comporte deux autres articles qui sont tout aussi riches d’enseignements. Tatyana Shukan s’est intéressée à la manière dont les jeunes contestataires biélorusses se préparent à la répression gouvernementale, la subissent, et y font face en cas d’emprisonnement. Si la prison confère alors aux militants qui y sont confrontés une reconnaissance auprès de leurs pairs, elle contribue cependant à les enfermer dans les cercles oppositionnels. De son côté Maxime Quijoux analyse les reprises d’entreprises en Scop6, avec l’exemple de l’imprimerie Hélio-Corbeil, située à Corbeil-Essonnes. Il observe une difficile acculturation à la culture d’entreprise de la part des salariés syndiqués en lutte contre la fermeture de l’usine. Les formations qui leur sont dispensées par des cadres du mouvement coopératif insistent sur la nécessaire viabilité de l’entreprise et la responsabilité des associés. Elles tendent dès lors à limiter les espoirs de démocratisation muris par les salariés au moment de constituer une Scop.

8Ce numéro de Politix offre donc des réflexions d’un grand intérêt sur la manière dont les partis mettent en politique des idées forgées dans des lieux spécifiques avant d’être intégrées dans un programme électoral et éventuellement mises en œuvre en cas d’arrivée au pouvoir. Les articles montrent que les idées politiques constituent de véritables ressources pour les acteurs de la compétition partisane. Si ce dossier pointe assurément l’utilité pour la science politique d’une histoire sociale des idées partisanes, au carrefour de l’histoire politique et de l’histoire des idées, cette perspective mériterait désormais d’être affinée et complétée avec de nouvelles études portant sur d’autres organisations partisanes.

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Notes

1 Think tanks, commissions, revues intellectuelles partisanes, etc.

2 Procédure d’exclusion que le Parti communiste français engage notamment contre Marcel Servin et Laurent Casanova, accusés de révisionnisme en raison de positions favorables à Khrouchtchev et à la déstalinisation.

3 Centre d’études, de recherches et d’éducation socialiste (fondé en 1966 par Jean-Pierre Chevènement).

4 Patriotische Europäer gegen die Islamisierung des Abendlandes (en français : les Européens patriotes contre l’islamisation de l’Occident) est un mouvement d’extrême droite nationaliste et islamophobe apparu en 2014 en Allemagne.

5 La Russie s’opposant aux « révolutions de couleur » dans son espace proche : la révolution des Roses en Géorgie, la révolution orange en Ukraine, la révolution des Tulipes au Kirghizistan et la révolution en jean en Biélorussie.

6 Les sociétés coopératives ouvrières de production (ou sociétés coopératives et participatives) ont pour particularité que leurs salariés y possèdent la majorité du capital et du pouvoir décisionnel.

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Pour citer cet article

Référence électronique

David Noël, « Thibaut Rioufreyt (dir.), « La mise en politique des idées », Politix, vol. 32, n° 126, 2019 », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 04 juin 2020, consulté le 29 avril 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/41552

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Rédacteur

David Noël

Professeur d’histoire-géographie au collège Paul Duez de Leforest, doctorant en histoire contemporaine, LIR3S, UMR 7366, université de Bourgogne, et membre du bureau de la régionale Nord-Pas-de-Calais de l’APHG.

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