Federico Tarragoni, L’esprit démocratique du populisme. Une nouvelle analyse sociologique
Texte intégral
- 1 Pierre Rosanvallon, Le Siècle du populisme. Histoire, théorie, critique, Paris, Le Seuil, coll. « L (...)
- 2 Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, Le Savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en so (...)
1L’ouvrage de Federico Tarragoni aborde la généralisation du mot « populisme » dans le langage courant, et traite plus spécifiquement des enjeux sociologiques qui l’entourent. Pour ce faire, il n’hésite pas à mettre en perspective les évolutions politiques, mais aussi historiques de nombreux États, et à livrer son analyse personnelle. Son ouvrage se rapproche étroitement de l’essai récemment publié par Pierre Rosanvallon sur la même problématique1 – en ce qu’il tente justement de résoudre l’énigme populiste –, ou de celui, plus ancien, de Claude Grignon et de Jean-Claude Passeron sur le populisme en sociologie et en littérature2.
2D’emblée, l’idée-force de l’auteur consiste à prétendre que la notion de « populisme » ne fait l’objet d’aucune « définition communément admise », alors qu’elle est pourtant omniprésente dans les débats publics. D’où justement l’intérêt pour le sociologue de s’y intéresser et d’essayer de déconstruire cette « prénotion de sens commun ». Mais face aux nombreuses parts d’ombre, notamment d’ordre politique, que ce « truc » (comme l’entourage de l’auteur lui-même le définit parfois) rencontre auprès de la population, Federico Tarragoni propose délibérément de n’en donner qu’une définition « ciblée et maniable », sans pour autant transiger, compte tenu des circonstances, avec cette « politique de la défiance pure, fondée sur une invocation vague et indéterminée du peuple » (p. 14) que le populisme n’est pas. Il déplore, pour commencer, l’instrumentalisation du terme comme outil de « stigmatisation de toute alternative au consensus politique ambiant » (p. 15). À cet égard, quelques exemples sont pris : en France, les accusations de radicalisation, voire d’hystérisation, dont sont couramment victimes Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon, en Grèce les mots houleux que s’échangent Aléxis Tsípras et Andreas Pantazopoulos, et en Italie le rapprochement du Mouvement Cinq Étoiles – pourtant connu pour sa politique sociale anti-néolibérale – et de La Ligue, qui est un parti d’extrême droite xénophobe. En tant que « jugement de valeur » irrationnel, le populisme est ainsi trop souvent, et surtout sans fondement, confondu avec la démagogie, le fascisme et le nationalisme, au seul motif qu’il correspond à une « forme de démocratie nouvelle qui ne verrait pas encore le jour » (p. 28). Ces quelques éléments connus, l’auteur souhaite alors donner « un éclairage à la stratégie politique des partis d’extrême gauche qui cristallisent aujourd’hui le moment populiste » (p. 28) en détruisant, puis en reconstruisant la théorie du populisme dans son ensemble.
- 3 Voir sur cette question Michel Foucault, « Entretien avec Michel Foucault, réalisé par André Berten (...)
3Dans le premier chapitre, le populisme est présenté comme un terme « barbare »3 et déclinable à toutes les coutumes (en matière pénale, sociale comme environnementale) qui vise la plupart du temps à discréditer l’opposant en politique. En réalité, ce terme véhiculerait moins un « véritable jugement analytique » qu’une « manière sociale de penser ». Ainsi, ceux qui taxent leur interlocuteur de populisme pour le discréditer seraient animés par des pulsions révélatrices de « passions tristes » ou plus simplement encore de « bêtise ». Car, pour l’auteur, tout usage de cette épithète tend à véhiculer une image négative du peuple lui-même. Face à « la grande chimère de ce mot mystérieux » (p. 49), Federico Tarragoni invite donc à débusquer les différentes figures du peuple auxquelles renvoie chacune de ses acceptions.
- 4 Voir Marcel Gauchet, « Démocratie et populisme », L’Obs, n° 95, printemps 2017, p. 9.
4Le deuxième chapitre, nettement plus long, est entièrement tourné vers ce nouveau paradigme qu’est la « populologie », qui tente de définir, parfois en vain, le populisme. Tantôt malignes, tantôt bénignes, les différentes formes du populisme ne sont dans la pratique pas toutes compatibles avec la démocratie en crise. Tour à tour taxée de démagogie et de « transidéologie », la « vague populiste » oscille entre la liberté et l’autoritarisme. Et c’est précisément la raison pour laquelle le populisme est souvent perçu comme une menace pour nos sociétés (certains philosophes en viennent même à dire que « Le populisme est une forme de démocratie corrompue »4). Devant ce constat, l’auteur démontre que le populisme n’a pas vocation à défendre uniquement les pauvres, et qu’il ne saurait convenir aux partis et aux mouvements politiques, quels qu’ils soient. Il faut donc rejeter en bloc la « populologie », et ne se souvenir d’elle qu’en raison de son seul enseignement : le populisme apparaît toujours dans des contextes de crise de la démocratie.
- 5 En effet, le courant narodnischestvo – de « narod », du peuple – était un courant socialiste tourné (...)
- 6 Basé sur les travaux comparatistes de Ghita Ionescu, Ernest Gellner, Isaiah Berlin, Margaret Canova (...)
- 7 En d’autres termes, comme le rappelle Federico Tarragoni, « tout comme les bâtisseurs du capitalism (...)
- 8 Pour une présentation du People’s Party, voir notamment Laura Grattan, Populism’s Power. Radical Gr (...)
- 9 Voir sur ce point Michel Winock, « Le boulangisme, un populisme protestataire », Après-demain. Jour (...)
5Le chapitre suivant rappelle que les multiples facettes du populisme ne sont pas comparables entre elles, et qu’il n’est dès lors pas conseillé d’assimiler la toute première forme de populisme , apparue vers 1870 en Russie5, avec celle qui a émergé entre la fin des années 1960 et le début des années 1980 au Royaume-Uni et en Amérique latine6. Le seul trait saillant qu’ont en commun toutes ces variantes réside en réalité dans le fait que « l’esprit du populisme puise à l’éthique démocratique, autrement dit aux valeurs issues de l’institutionnalisation des démocraties représentatives modernes » (p. 157)7. L’auteur dénonce ainsi les « simulacres » de démocratie que célèbrent certains courants, à l’image du People’s Party aux États-Unis8, et du boulangisme en France9. En définitive, par son maximalisme idéologique, la démocratie populiste s’apparente bien plus à une utopie – en ce qu’elle ne peut « traduire un programme précis sans se renier » (p. 211) – qu’à une réelle stratégie de persuasion, voire à une conviction politique à proprement parler.
- 10 Voir notamment Mariano B. Plotkin, Mañana es San Perón. Propaganda, rituales políticos y educación (...)
- 11 Voir notamment Alejandro Groppo, Los dos príncipes. Juan Domingo Perón y Getúlio Vargas. Un estudio (...)
- 12 Voir notamment Leslie F. Manigat, L’Amérique latine au XXe siècle, 1889-1929, Paris, Richelieu, 197 (...)
6Mais, tout à fait paradoxalement, le populisme n’est pas resté qu’une « simple idéologie de crise » (p. 215), en acceptant de se plier aux règles du jeu institutionnel. C’est l’idée-clé par laquelle débute le chapitre 4, qui porte sur l’histoire de l’Argentine et du Brésil. Ainsi, à l’instar du péronisme10 et du gétulisme11, qui sévirent dans ces deux pays dès le début des années 1930, le cardénisme12 mexicain a permis de renforcer l’« emprise de l’État sur l’organisation sociale » (p. 242). L’auteur pointe toutefois du doigt l’ambivalence profonde de ces mouvements, en ce qu’ils ont par ailleurs cherché à accroître l’autonomie populaire. Quoi qu’il en soit, ces formes de populisme se sont bel et bien réalisées, puis accomplies dans la durée, avant d’être remplacées par d’autres courants un peu plus connus du grand public et des médias français. C’est ainsi que Federico Tarragoni en vient à parler du « populisme participatif » du début des années 2000, et qu’il scrute de près les expériences emblématiques d’Hugo Chávez, d’Evo Morales et de Rafael Correa. Ces chefs d’État ont, en plus de nationaliser massivement, incité les plus démunis à délibérer sur l’utilisation locale des deniers publics. Cependant, ces nouvelles formes de populisme ont tristement hérité des contradictions internes de leurs prédécesseures, au premier rang desquelles figure l’autoritarisme croissant.
- 13 Federico Tarragoni prend notamment l’exemple de Vargas qui a fait élire une assemblée constituante (...)
- 14 Audric Vitiello, « L’itinéraire de la démocratie radicale », Raisons politique, n° 35, 2009, p. 207 (...)
7Le chapitre 5 énumère les traits caractéristiques universels du populisme, avec en premier lieu l’« insatisfaction démocratique », puis le « charisme de fonction » et enfin l’apparition de « mouvements populaires interclasses » (p. 265-266). Ces trois aspects, que l’auteur qualifie d’« irréductibles », permettent de bien distinguer le populisme de n’importe quel autre phénomène de crise. En leur présence, le peuple apparaît toujours comme la « majorité sociale exclue » dont l’une des principales aspirations consistera, sans grande surprise, en l’adoption d’une nouvelle constitution (c’est d’ailleurs ce qu’ont fait les trois quart des leaders populistes latino-américains arrivés au pouvoir13). Nonobstant cette volonté louable, il serait impossible, du propre aveu de Federico Tarragoni, de « radicaliser la démocratie du point de vue de l’État, sans générer de nombreux effets pervers » (p. 296). N’étant pas dissimulables sur le long cours, toutes les contradictions inhérentes aux mouvements populistes finissent tôt ou tard par rejaillir au grand jour, y compris chez ses protagonistes actuels tels que Podemos en Espagne, Syriza en Grèce ou bien encore La France insoumise dans l’hexagone14.
- 15 Sur cette question, voir notamment Roman Gerodimos, « The ideology of far left populism in Greece: (...)
- 16 Voir Yves Sintomer et Jean-Paul Gaudillère, « Le populisme de Podemos », Mouvements, n° 94, 2018, p (...)
8Le sixième et ultime chapitre traite de la « latino-américanisation » du vieux continent, et part du postulat que l’Europe s’est pendant très longtemps prémunie – en raison principalement de l’implantation durable du socialisme et de la social-démocratie – des vagues populistes. Cela dit, l’Europe du Sud serait aujourd’hui encline à accueillir de telles idéologies car sa situation politique serait devenue identique à celle rencontrée par l’Amérique latine à la fin des années 1990. Autrement dit, l’arrivée du populisme serait due au néolibéralisme « sauvage et prédateur des élites de technocrates déconnectées de la réalité sociale » (p. 299). Ainsi, de puissants mouvements populaires ont vu le jour dès le lendemain de la crise des subprimes de 2008, non seulement en Grèce et en Italie, mais aussi en Espagne, pour agir sur la gestion de la dette15. Et pourtant, ainsi que le remarquent certains auteurs, « les Espagnol·e·s sont parmi les peuples européens qui comptent le plus de propriétaires »16. Mais à aucun moment cela ne les empêche de revendiquer une opposition aux formes institutionnelles de la politique, jugées trop verticales et peu fédératives.
9Pour conclure, Federico Tarragoni insiste sur la nécessité qu’il y a de « redonner du sens aux mots » – surtout quand l’on sait que « ce terme est désormais le vecteur d’une idéologie antidémocratique, alors qu’il fut, par le passé, le nom d’un ensemble d’expériences pleinement démocratiques » –, et de « séparer le jugement de fait du jugement de valeur » (p. 346). Le « populisme n’est pas ce que l’on croit », finit-il par arguer avant de rappeler que c’est un « concept sociologique comme les autres » (p. 351). À ceci près qu’il n’est ni de droite, ni de gauche, et qu’il pourrait très bien se résumer en une « critique plébéienne et radicalement démocratique des gouvernements » (p. 352). Il semblerait que le récent mouvement des Gilets jaunes en France vienne en attester, dans la mesure où il s’agit d’« un mouvement interclasses, spontané et sans chef » (p. 354), qui s’en est pris à ce que les élites néolibérales avaient de plus détestable dans leur « parisianité ».
10J’ai pris, à titre personnel, beaucoup de plaisir à recenser ce livre, car il m’a permis d’y voir plus clair sur ce terme pétri d’ambivalences et d’ambiguïtés. Sans aller jusqu’à le bannir de mon vocabulaire, je pense dorénavant le manier avec une extrême précaution. Cela m’évitera d’être blessant et réducteur. Ou même pire : de passer pour un imbécile…Car il n’y a qu’en maîtrisant les origines et les significations de ce mot qu’on peut en mesurer pleinement toutes les potentialités. Je remercie donc chaleureusement Federico Tarragoni d’avoir à ce point su éclairer mes lanternes.
Notes
1 Pierre Rosanvallon, Le Siècle du populisme. Histoire, théorie, critique, Paris, Le Seuil, coll. « Les livres du nouveau monde », 2020.
2 Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, Le Savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Gallimard, Le Seuil, 1989.
3 Voir sur cette question Michel Foucault, « Entretien avec Michel Foucault, réalisé par André Berten », Les cahiers du GRIF, n° 37-38, 1988, p. 17.
4 Voir Marcel Gauchet, « Démocratie et populisme », L’Obs, n° 95, printemps 2017, p. 9.
5 En effet, le courant narodnischestvo – de « narod », du peuple – était un courant socialiste tournée vers la paysannerie.
6 Basé sur les travaux comparatistes de Ghita Ionescu, Ernest Gellner, Isaiah Berlin, Margaret Canovan, Torcuato S. di Tella et Hélio Jaguaribe, ce courant est perçu comme fondateur dans les études sur le populisme.
7 En d’autres termes, comme le rappelle Federico Tarragoni, « tout comme les bâtisseurs du capitalisme furent des groupes sociaux se saisissant des valeurs ambivalentes du protestantisme, les fondateurs du populisme furent des groupes sociaux s’emparant de l’ambiguïté des valeurs démocratiques » (p. 157). Pour aller plus loin sur ce point, voir également Max Weber, Essai sur la théorie de la science, Paris, Pocket, 1992, p. 181.
8 Pour une présentation du People’s Party, voir notamment Laura Grattan, Populism’s Power. Radical Grassroots Democracy in America, New York, Oxford University Press, 2016.
9 Voir sur ce point Michel Winock, « Le boulangisme, un populisme protestataire », Après-demain. Journal trimestriel de documentation politique, n° 43, 2017, p. 34-36, ainsi que Pierre Birnbaum, Genèse du populisme, Paris, Hachette « Pluriel », 2012.
10 Voir notamment Mariano B. Plotkin, Mañana es San Perón. Propaganda, rituales políticos y educación en el régimen peronista (1946-1955), Buenos Aires, Ariel, 1993.
11 Voir notamment Alejandro Groppo, Los dos príncipes. Juan Domingo Perón y Getúlio Vargas. Un estudio comparado del populismo latinoamericano, Córdoba (Chile), Eduvim, 2018.
12 Voir notamment Leslie F. Manigat, L’Amérique latine au XXe siècle, 1889-1929, Paris, Richelieu, 1973.
13 Federico Tarragoni prend notamment l’exemple de Vargas qui a fait élire une assemblée constituante en mai 1933 au Brésil.
14 Audric Vitiello, « L’itinéraire de la démocratie radicale », Raisons politique, n° 35, 2009, p. 207.
15 Sur cette question, voir notamment Roman Gerodimos, « The ideology of far left populism in Greece: Blame, victimhood and revenge in the discourse of Greek anarchists », in Political Studies, n° 63, 2013, p. 608-625. Ainsi que Antonis Vradis et Dimitris Dalakoglou (dir.), Revolt and Crisis in Greece. Between a Present Yet to Pass and a Future Still to Come, Londres & Athens, AK Press & Occupied Londres, 2011.
16 Voir Yves Sintomer et Jean-Paul Gaudillère, « Le populisme de Podemos », Mouvements, n° 94, 2018, p. 99.
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Référence électronique
Benjamin Clemenceau, « Federico Tarragoni, L’esprit démocratique du populisme. Une nouvelle analyse sociologique », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 04 juin 2020, consulté le 21 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/41492 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.41492
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