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Michaël Lainé, L’économie vue des médias. Anatomie d’une obsession morale

Corentin Bultez
L'économie vue des médias
Michaël Lainé, L'économie vue des médias. Anatomie d'une obsession morale, Lormont, Le Bord de l'eau, col. « Retour à l'économie politique », 2020, 226 p., ISBN : 9782356876881.
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  • 1 L’auteur a procédé à la lecture intégrale de 15 323 articles parus entre 2014 et 2015 dans la rubri (...)

1Les médias ont mauvaise presse. Ils sont régulièrement accusés d’être partiaux, sensationnalistes, réducteurs voire malhonnêtes, notamment sur les questions économiques. Si de nombreuses recherches sociologiques étudient la façon dont l’information est produite, à travers les représentations ou les contraintes qui pèsent sur les journalistes, peu de travaux s’intéressent directement au contenu économique qui est véhiculé par les médias. À partir d’une analyse systématique et statistique de près de 15 000 articles publiés pendant deux ans dans la presse écrite nationale1, l’auteur analyse la manière dont l’économie est vue par les médias : à quoi s’intéressent-ils et comment s’y intéressent-ils ? Il s’agit de comprendre qui sont les experts qui disposent d’une autorité pour parler des choses économiques dans la presse, quelles sont les grilles de lecture que l’on retrouve dans les différents médias, quels sujets semblent faire l’objet d’une fascination et, enfin, quels sont les thèmes qui ne sont que rarement évoqués et qui témoignent d’un désintérêt (coupable) de la part des médias.

2La naissance d’un intérêt pour l’économie est assez récente dans la presse. Pendant longtemps, les médias traitaient essentiellement de nouvelles d’ordre politique ou culturel. Pour analyser l’actualité économique, les journalistes font appel à des experts qui les conseillent et alimentent leur réflexion. Les experts donnent également des interviews et rédigent des tribunes dans lesquelles ils peuvent exposer leurs points de vue. Ceux-ci ne sont pas exempts de tout conflit d’intérêt dans leurs différentes interventions : certains cumulent des titres universitaires garantissant la scientificité de leur savoir avec des emplois dans différentes entreprises et/ou conseils d’administration desquels ils tirent un revenu. Or, le plus souvent, il n’est pas fait mention de ces liens avec le secteur privé et/ou financier, ce qui confère à leur intervention une dimension strictement désintéressée, objective et scientifique. L’analyse statistique révèle que le conflit d’intérêt est la norme lorsque la presse cite ou interroge des experts économiques. À titre d’exemple, sur un total de 1 966 occurrences, Le Monde a cité 48,6 % d’experts salariés d’une banque, 17,2 % d’économistes à gages (cumulant titre universitaire et poste dans une entreprise ou un conseil d’administration) et 9,9 % d’experts/dirigeants d’une institution financière, ce qui donne près de 76 % de situations de conflits d’intérêt. Les économistes universitaires ne représentent que 24 % des citations dans les articles économiques (p. 16).

3On peut toujours considérer que ce n’est pas parce qu’un économiste a un intérêt matériel à soutenir une idée que celle-ci est fausse : le conflit d’intérêt n’est pas nécessairement synonyme de mensonge ou d’inexactitude. Les groupes de pression se basent souvent sur des faits précis et établis, mais, en revanche, ils omettent ceux qui ne vont pas dans leur sens, à la différence d’une démarche strictement scientifique. La crise des subprimes de 2007-2008 a néanmoins révélé les dangers de ces conflits d’intérêt. En effet, la plupart des économistes qui se sont exprimés étaient sujets au conflit d’intérêt. Or, ils n’ont cessé de minimiser les conséquences de cette crise et de louer la capacité de résilience des économies. La presse a donc contribué à diffuser des informations erronées et dangereuses.

  • 2 L’effet multiplicateur a été théorisé par l’économiste John Maynard Keynes. Il stipule que, par eff (...)
  • 3 Bunel Matthieu, « Aides incitatives et déterminants des embauches des établissements passés aux 35  (...)

4Après cette analyse des acteurs qui ont droit de cité dans le monde médiatique, l’auteur s’intéresse aux contenus véhiculés. Il constate la présence d’un certain nombre d’obsessions, c’est-à-dire de sujets qui reviennent systématiquement avec un même angle d’analyse : l’inefficacité de l’État (des dépenses publiques et des fonctionnaires) et plus généralement des autorité de régulation comme la Banque centrale, la lourdeur de la fiscalité qui contraint la compétitivité française, le Code du travail, les 35 heures et les allocations chômage qui n’auraient d’autre effet que d’accroître le chômage en contraignant les entreprises et en désincitant les chômeurs à la recherche d’emploi. L’analyse de ces différents thèmes révèle la présence d’un certain nombre de biais de la part des médias qui globalement adoptent, avec quelques nuances, un même positionnement : une idéologie anti-étatiste, qui fustige l’action de l’État toujours et partout comme si celui-ci était finalement responsable de tous les maux. Cette pensée commet ce que Paul Krugman appelle un « sophisme de composition » et que l’auteur traduit par la formule « l’économie vue depuis le nombril » : elle considère que ce qui est vrai à l’échelle microéconomique est nécessairement vrai à l’échelle macroéconomique, oubliant les relations d’interdépendance entre les acteurs économiques. Dans cette optique, c’est comme si les dépenses de l’État n’étaient que des dépenses et non des recettes futures en oubliant le mécanisme du multiplicateur2. Par ailleurs, la mondialisation est présentée comme une compétition effrénée dans laquelle il faudrait être à tout prix gagnant (sans considérer le fait que nous ne sommes pas seuls, que les excédents des uns font les déficits des autres, qu’une importation française est une exportation allemande, que vouloir à tout prix des gagnants suppose des perdants et des déséquilibres financiers). Le travail est quant à lui uniquement perçu comme un coût qui pèse sur l’entrepreneur (sans que ne soient considérées les questions liées à la productivité et à sa mesure, aux autres types de coût comme celui du capital, ou encore au fait que le travailleur est aussi un consommateur qui utilise son revenu pour acheter des biens). Surtout, le traitement médiatique fait preuve de moralisme, ce qui l’exonère d’une démonstration rationnelle et scientifique. Il véhicule (parfois en recourant à des euphémismes) des stéréotypes, des fausses évidences, des raisonnements rapides (les chômeurs qui ne cherchent pas de travail, les fonctionnaires improductifs, les individus avides d’argent produit en masse par les autorités monétaires, la compétition comme nécessité absolue pour survivre…). Par exemple, sur la question des 35 heures, les résultats empiriques sont, comme souvent contrastés3. Certaines études montrent qu’elles auraient créé un volume important d’emplois tandis que d’autres montrent un effet plus faible sur l’emploi. Ce qui est certain, c’est qu’on ne retrouve pas l’effet dévastateur en terme de compétitivité régulièrement mis en avant par les médias. Mais la critique des 35 heures repose surtout sur une analyse morale selon laquelle en travaillant moins, on perd le sens de la « valeur travail », le « goût de l’effort », et on valorise la paresse. Or, les analyses qui raisonnent à partir du coût unitaire de la main d’œuvre, et pas uniquement en terme de coût horaire du travail, offrent des conclusions plus favorables aux 35 heures. Elles montrent que la compétitivité française n’a pas décroché du fait notamment des gains de productivité et des exonérations de cotisations sociales sur les bas salaires.

  • 4 Sur la période étudiée, 2,8 % des articles de la rubrique « Économie » de L’Obs traitent des condit (...)
  • 5 Comme l’augmentation des troubles musculo-squelettiques et des burnouts par exemple.
  • 6 Fitoussi Jean-Paul, Le débat interdit. Monnaie, Europe, Pauvreté, Paris, Point, coll. « Points écon (...)
  • 7 Une zone monétaire optimale est un espace au sein duquel il serait bénéfique d’établir une monnaie (...)
  • 8 Sur le plan monétaire, l’accumulation d’excédents ou de déficits était soumis à un mécanisme régula (...)

5De plus, les médias ont tendance à invisibiliser certains courants de pensée ou certaines thématiques. Ils ne donnent pas la parole aux théories critiques ou, lorsqu’ils le font, ne retiennent que les critiques « périphériques » sans considérer celles qui remettraient en cause leur idéologie. D’une part, ils érigent souvent ce qui relève d’un discours commun et dominant – une doxa – en discours « courageux » ou « de vérité », ce qui leur permet de disqualifier les opposants à ces idées. Ces derniers refuseraient de « voir la vérité en face » parce que celle-ci serait « taboue ». D’autre part, ils donnent peu la parole aux théories plus critiques, de sorte que certains sujets sont absents du traitement médiatique de l’actualité économique. En premier lieu, si les médias considèrent généralement le travail à travers le prisme de son coût pour l’employeur, ils ne s’y intéressent que trop rarement en tant qu’activité sociale pratiquée par des millions d’individus. Les journaux comportent des rubriques « emploi », « management », mais peu d’articles consacrés au travail et à ses mutations contemporaines4. Les difficultés causées par l’intensification du travail ou la problématique de la santé au travail5 ne sont ainsi que peu traitées. La seconde thématique peu abordée dans les médias est la financiarisation de l’économie, c’est-à-dire le poids croissant de la rémunération du capital dans le partage de la valeur ajoutée. Or, celui-ci a d’après l’auteur des conséquences importantes sur l’économie globale, notamment un accroissement de la concentration du capital, une baisse de l’investissement, une faiblesse de l’innovation et une distorsion de la concurrence affectant les consommateurs. Enfin, c’est le thème de l’Europe qui fait figure de débat interdit, comme le titrait dès le début des années 2000 un ouvrage de Jean-Paul Fitoussi6. Le débat économique sur les présupposés liés à la construction européenne (zone monétaire optimale7, mécanismes de compensation…) et leurs critiques sont interdits dans les médias. Le positionnement politique a pris le dessus sur l’analyse économique et scientifique : dans l’espace médiatique, critiquer certains aspects de la construction européenne8 revient souvent à critiquer la construction européenne et l’euro et par suite à être rangé dans le camp de l’extrême droite, des xénophobes, des anti-Europe, comme s’il n’existait pas de position intermédiaire entre « pour » ou « contre ».

6Ainsi, en plus de mettre en lumière les approximations médiatiques en matière d’économie, cet ouvrage parvient à rendre compte de mécanismes économiques fondamentaux et utiles à tout citoyen de manière rigoureuse et pédagogique.

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Notas

1 L’auteur a procédé à la lecture intégrale de 15 323 articles parus entre 2014 et 2015 dans la rubrique « Économie » des quotidiens ou hebdomadaires suivants : Le Monde, Libération, Le Figaro, L’Express, Le Point et L’Obs. Les éditoriaux, chroniques et tribunes ont pu être ajoutés au corpus quand ils avaient trait à l’économie.

2 L’effet multiplicateur a été théorisé par l’économiste John Maynard Keynes. Il stipule que, par effet d’enchaînement, une augmentation des dépenses publiques entraîne un accroissement plus que proportionnel de la production. Lorsque l’État augmente ses dépenses publiques, cela conduit à une augmentation de la consommation des ménages et de l’investissement des entreprises, ce qui entraîne une augmentation des recettes fiscales de l’État grâce aux impôts sur la consommation et sur la production.

3 Bunel Matthieu, « Aides incitatives et déterminants des embauches des établissements passés aux 35 heures », Économie et Statistiques, n° 376-377, 2004.

4 Sur la période étudiée, 2,8 % des articles de la rubrique « Économie » de L’Obs traitent des conditions et de l’organisation du travail. Il s’agit pourtant du titre de presse qui fait le plus référence à cette thématique.

5 Comme l’augmentation des troubles musculo-squelettiques et des burnouts par exemple.

6 Fitoussi Jean-Paul, Le débat interdit. Monnaie, Europe, Pauvreté, Paris, Point, coll. « Points économie », 2000.

7 Une zone monétaire optimale est un espace au sein duquel il serait bénéfique d’établir une monnaie unique. Or, selon l’économiste Robert Mundell, les pays membres d’une zone monétaire ne peuvent disposer à la fois de la stabilité des changes, de la liberté des mouvements de capitaux et de l’autonomie des politiques monétaires. L’Europe a fait le choix des changes fixes et de la liberté des mouvements de capitaux, dès lors, il n’est pas possible d’avoir des politiques monétaires autonomes, ce qui n’est pas sans conséquences.

8 Sur le plan monétaire, l’accumulation d’excédents ou de déficits était soumis à un mécanisme régulateur. Par exemple, lorsqu’un pays était en déficit commercial, il importait davantage, donc la demande de monnaie étrangère et l’offre de monnaie nationale augmentaient, ce qui contribuait à dévaluer la monnaie nationale. Ainsi les exportations devenaient moins chères et cela restaurait en partie la compétitivité-prix. Ce mécanisme n’étant plus possible au sein de la zone, les pays à excédents accumulent ces derniers au détriment des pays en déficit, qui n’ont d’autre choix que de mener des dévaluations internes (baisse de la fiscalité, baisse des salaires, flexibilisation du marché du travail) renforçant la concurrence plutôt que la coopération entre les États membres.

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Referencia electrónica

Corentin Bultez, « Michaël Lainé, L’économie vue des médias. Anatomie d’une obsession morale », Lectures [En línea], Reseñas, Publicado el 02 junio 2020, consultado el 07 octubre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/41434 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.41434

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Corentin Bultez

Agrégé de sciences économiques et sociales, diplômé de Sciences Po Lille, enseignant.

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