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Michel Lallement, Un désir d’égalité. Vivre et travailler dans des communautés utopiques

Catherine Ruchon
Un désir d'égalité
Michel Lallement, Un désir d'égalité. Vivre et travailler dans des communautés utopiques, Paris, Seuil, coll. « La couleur des idées », 2019, 544 p., ISBN : 978-2-02-142974-9.
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Texte intégral

1« J’ai passé quinze heures cette semaine à tester des hamacs, vingt et une heures à discuter avec des membres de la communauté, deux heures à contempler le soleil couchant, […] et six heures à m’occuper des chats. Woh, quel endroit plaisant ! ». La vie communautaire, dolce vita ? C’est ce que laisse entendre cette lettre de candidature d’un futur « communard ». À rebours de ces clichés, l’ouvrage de Michel Lallement montre que la réalité des communautés utopiques est autrement plus complexe.

  • 1 Caeymaex Florence, Despret Vinciane et Pieron Julien (dir.), Habiter le trouble avec Donna Haraway, (...)

2Est-ce un hasard si ce livre, qui porte sur des choix de vie pratiqués depuis les années 1960 en marge de la société mainstream, est mis sous presse aujourd’hui ? Aurait-il eu le même écho empathique, ne serait-ce que vingt ans plus tôt ? On peut en douter. Dans un présent traversé par de nombreuses craintes, de théories de l’effondrement à venir (la collapsologie), de révoltes populaires et de crises politiques, Un désir d’égalité semble tendre une perche, ou du moins offrir un outil pour penser le monde différemment. Lorsque « les modes d’ordre établis se sont effondrés, ou sont en voie d’effondrement », pour reprendre les mots de Donnah Haraway1, il devient urgent de co-construire un nouvel espace où vivre les uns avec les autres. Cet ouvrage volumineux de 546 pages, somme d’informations extrêmement détaillées et documentées, un peu répétitives parfois, peut ainsi se concevoir comme une fenêtre sur d’autres possibles et comme une analyse de leurs modalités concrète, de leurs écueils, de leurs chances d’advenir et de résister à l’usure du quotidien. À partir de la présentation d’expériences in vivo, richement illustrées de témoignages de communard·e·s déçu·e·s ou enthousiastes., il explore un mode de vie où l’esprit de communauté primerait sur l’individualité et dont on pourrait retirer des principes de vie fondamentaux pour repenser le monde. Qu’on adhère ou non à ces expériences collectives importe finalement peu, tant que l’on sait y voir les germes de nouvelles propositions.

  • 2 Wright Erik Olin, Envisioning Real Utopias. Londres, New York, Verso, 2010. Traduction française : (...)

3Les utopies concrètes (ou « pratiques », « réalisée », « réalistes ») sont définies par l’auteur comme des expérimentations réelles (observables), collectives, situées et morales, en rupture avec les valeurs dominantes et prônant le bien vivre ensemble. Elles constituent des mondes alternatifs à celui construit dans les années 2010 par les politiques libérales et conservatrices, des mondes qui selon Erik Olin Wright2, amènent le changement « par mutations interstitielles » « en faisant tâche d’huile dans l’ensemble de la société » (p. 20). Mais il nous livre aussi l’envers du décor, les rancœurs individuelles, le besoin de reconnaissance, les désillusions, ce qui permet au lecteur de mieux discerner les forces et les faiblesses des mondes communautaires.

  • 3 Creagh Ronald, Laboratoires de l’utopie. Les communautés libertaires aux États-Unis, Paris, Payot, (...)

4Selon l’historien Ronald Creagh3, c’est en 1966 qu’apparait le concept des communautés intentionnelles et que de jeunes adultes font le choix d’un mode de vie alternatif. Elles prennent la suite des communautés religieuses états-uniennes du XVIIe au XIXe siècle et des premières utopies concrètes influencées par Robert Owen et Charles Fourier. Michel Lallement les classe en trois catégories : libertaire, identitaire (sous la férule d’un leader charismatique) et sociétaire (apparentées à des petites sociétés). Elles s’imprègnent des valeurs pacifistes, du culte de la nature, des idéaux socialiste et anarchiste. Ces contre-cultures assimilent plus vite qu’ailleurs les revendications issues de mouvements féministes, antiracistes, environnementaux, ou encore de défense de la cause animale. Les communautés décrites expérimentent les principes d’égalité et de liberté concrètement, au jour le jour.

  • 4 Les sources se composent notamment d’ouvrages et d’articles, des magazines The Modern Utopian et Co (...)

5Cette recherche empirique repose sur une observation participante effectuée entre 2016 et 2018 lors de quatre séjours dans les communautés de Twin Oaks (communauté sociétaire qui fait le principal objet d’étude de l’ouvrage), d’Acorn (petite communauté libertaire et anarchiste), et de The Farm (qui d’identitaire est devenu sociétaire), soit au total sept semaines durant lesquelles l’auteur a mené la vie de communard, en effectuant son quota d’heures de travail dans les champs d’Acorn ou à la Tofu Hut de Twin Oaks. Ce dispositif d’enquête est combiné à des entretiens, des analyses statistiques et l’étude de sources documentaires4. Aux clichés d’une génération beatnik de hippies désœuvrés, l’auteur substitue le tableau de communautés laborieuses et très organisées, cherchant leur voie entre permaculture et productivité, sociocratie et anarchisme, autonomie et technologie. À Twin Oaks, qui tient son nom des deux chênes centenaires du domaine, tous les membres travaillent pour la communauté, qui a développé une activité florissante de confection de hamacs et de tofu. Chaque domaine d’activité est géré par des planners et des managers. La viabilité économique se construit au fil d’expériences qui s’efforcent de résoudre les divers problèmes de la communauté, de la lassitude face aux tâches répétitives au vieillissement de la population. Il semble que seules les communautés qui misent sur le travail puissent s’en sortir, ce qui suggère que pour « sortir du système », il faut justement coopérer avec lui. C’est le paradoxe des communautés : pour échapper à la société straight (ou « normale ») et être indépendante, il faut dégager des revenus suffisants et donc commercer avec le système.

6En réalité, le travail n’est pas qu’une activité et une source de revenus, « c’est une pratique sociale entièrement tournée vers la mise en forme de la matière, des symboles, de soi, du collectif et du monde » (p. 22). Depuis les premières utopies de papier, celles de Thomas More ou d’Aldous Huxley, le travail occupe une place centrale dans les utopies concrètes. Les principes novateurs imaginés par Edward Bellamy en 1888 dans son roman utopiste Un regard en arrière, comme l’égalité de revenu ou la détermination du temps de travail en fonction de sa pénibilité, ont beaucoup inspiré Burrhus Skinner dans l’écriture de sa nouvelle Walden II en 1948 qui a servi de modèle à plusieurs communautés. Mettant à l’épreuve les principes behavioristes développées par ce dernier, les oakers lui empruntent le système de crédits de travail, contrepied de la monnaie de la société straight et dont la valeur change en fonction des besoins de la communauté. Toute tâche, même domestique ou sociale (gérer le voisinage), est rémunérée de crédits qui permettent aux communard·e·s de payer leur contribution pour les services offerts par la communauté (logement, nourriture, habillement, etc.). Au total, on dénombre 200 tâches à Acorn et plus de 400 à Twin Oaks. L’absence de salaire est le secret économique de ces communautés, créant le paradoxe d’une communauté riche où les communard·e·s d’un monde sans monnaie vivent volontairement dans une forme de dénuement.

  • 5 Certaines communautés ont testé les principes éducatifs des Kibboutz : les enfants ne vivaient pas (...)
  • 6 Meta est le nom donné à la personne spécialisée dans l’éducation de l’enfant. Le concept et le mot (...)

7Outre le système de crédits, les communard·e·s se dotent de différents moyens pour agir sur l’environnement en vertu des préceptes skinnériens : éducation collective des enfants5, égalité entre les sexes, mariage groupé, polyamour féministe, adoption d’un langage sans connotation punitive ou sexiste. Le langage, sujet traité en filigrane tout au long du livre, est l’un des moyens d’action sur le monde. Par exemple, Dandelion et Twin Oaks recourent au pronom neutre co lorsque le genre de la personne ne va pas de soi. Les termes sexistes sont remodelés (ainsi workmanship devient workpersonship). Les enfants appellent leurs parents par leurs prénoms, les mots père et mère sont biffés dans les ouvrages et remplacés par métas et primaries6. C’est l’un des points forts de l’ouvrage : montrer ce que les communautés font à la société au travers d’une éthique avant-gardiste qui bouscule les cadres sexistes et intègre très tôt les idées d’un troisième genre et de la tolérance sexuelle. La question de la classe et de la race est régulièrement soulevée, notamment dans un regard réflexif et critique sur une communauté aux membres majoritairement issus des classes moyennes de race blanche.

8Comme nombre de ses sœurs, Twin Oaks a créé une forme communautaire ouverte sur l’extérieur qui « compose » avec la société straight par des compromis (commerce) ou par la contestation (militantisme), mais qui cultive aussi une identité collective forte. Ce rapport aux autres est étudié par l’auteur au chapitre 6 intitulé « Eux, nous ». « Eux », ce sont les populations des villes, symboles du consumérisme, du capitalisme urbain et de l’individualisme. La cohésion du « nous » s’affirme dans le partage et la socialisation des ressources, la communion avec la nature et la mise en pratique de valeurs associées à l’intersectionnalité (par exemple, comment être moins blanc ?). Les normes discursives et communicationnelles de la communauté (dont l’auteur fait, au chapitre 8, une lecture goffmanienne) s’élaborent par opposition aux codes mainstream dans une « idéalisation inversée ». Celle-ci s’incarne en pratique par le port de tenues très simples ou le refus de normes straight comme l’épilation ou les signes de civilité répétitifs tels que les embrassades, abandonnées au profit d’une prise de contact par le regard (make eye contact) ou d’un simple « hug » (accolade). Autant d’éléments contribuant au we-spirit.

9La lecture d’Un désir d’égalité révèle l’élan enthousiaste à l’origine du désir communautaire, cette soif de liberté et d’égalité, mais il en dévoile simultanément le prix : une réflexion sans cesse en mouvement et des efforts constants au quotidien pour faire société.

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Notes

1 Caeymaex Florence, Despret Vinciane et Pieron Julien (dir.), Habiter le trouble avec Donna Haraway, Bellevaux, Éditions Dehors, 2019, p. 70.

2 Wright Erik Olin, Envisioning Real Utopias. Londres, New York, Verso, 2010. Traduction française : Utopies réelles, Paris, La Découverte, 2017.

3 Creagh Ronald, Laboratoires de l’utopie. Les communautés libertaires aux États-Unis, Paris, Payot, 1983.

4 Les sources se composent notamment d’ouvrages et d’articles, des magazines The Modern Utopian et Communities, des annuaires de la Fellowship for Intentionnal Community, des comptes rendus de réunion, des lettres de départ de communard·e·s. Il faut noter que cette étude documentaire est en partie rendue possible et facilitée par le fait que les communautés présentées utilisent beaucoup l’écrit dans leur vie quotidienne.

5 Certaines communautés ont testé les principes éducatifs des Kibboutz : les enfants ne vivaient pas avec leurs parents et étaient éduqués par la communauté. Ce modèle a été progressivement abandonné.

6 Meta est le nom donné à la personne spécialisée dans l’éducation de l’enfant. Le concept et le mot viennent des kibboutzim israéliens, comme le précise l’auteur dans sa judicieuse annexe « Parlez-vous le Twin Oakes ? ». Le terme Primary désigne à la fois l’adulte et l’enfant, engagés dans une relation réciproque.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Catherine Ruchon, « Michel Lallement, Un désir d’égalité. Vivre et travailler dans des communautés utopiques », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 29 mai 2020, consulté le 06 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/41357 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.41357

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Rédacteur

Catherine Ruchon

Linguiste, membre associée du laboratoire Pléiade (UR 7338) à l’université Sorbonne Paris Nord.

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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