Alain Deneault, L’économie de la nature
Texte intégral
- 1 Alain Deneault, Noir Canada. Pillage, corruption et criminalité en Afrique, Montréal, Écosociété, 2 (...)
- 2 Alain Deneault, Offshore. Paradis fiscaux et souveraineté criminelle, Montréal, Écosociété, 2010 ; (...)
- 3 Alain Deneault, La médiocratie, Montréal, Lux, 2015.
1Le philosophe québécois Alain Deneault, connu pour ses travaux sur la corruption1, les paradis fiscaux2 ou encore la médiocratie3, revient aujourd’hui avec un projet théorique des plus stimulants : se réapproprier le concept d’économie qui a été, selon lui, dévoyé par les économistes. Pour ce faire, il s’est donné pour mission d’examiner, dans six « feuilletons théoriques » distincts (dont deux sont parus en 2019 et un troisième début 2020), les sources du concept contemporain d’économie, avant son accaparement par les sciences économiques.
2Cet ouvrage présente le tout premier volet de son étude, qui porte sur l’économie de la nature. Alain Deneault y étudie l’évolution de cette notion à travers les divers usages dont elle a pu faire l’objet au cours des XVIIIe et XIXe siècles. Dans une démarche d’« archéologie de la pensée économique » (p. 20), il suit la progressive séparation entre les enjeux des sciences économiques et ceux de l’économie de la nature, séparation consacrée avec l’invention du terme d’« écologie » à la fin du XIXe siècle. En effet, selon lui, « si le terme “économie” ne s’était pas trouvé dévoyé par d’autoproclamés “économistes”, jamais celui d’“écologie” n’aurait eu à s’inventer » (p. 15).
3Dans un premier temps, Alain Deneault s’attache à retrouver le sens de la notion oubliée d’économie de la nature. Repartant de l’œuvre du naturaliste suédois Car von Linné, il rappelle que celle-ci, influencée par la théologie, décrit originellement l’organisation des éléments naturels ainsi que les différentes interactions qu’ils entretiennent. Elle est l’élément qui rend compte de cet équilibre harmonieux intrinsèque aux relations entre les êtres de la nature, qu’ils soient animaux, végétaux ou minéraux. Elle est également, dans une dimension plus épistémologique, ce qui permet à Linné d’unifier son histoire naturelle, de lui assurer une cohérence. Mais rapidement, la notion est critiquée, notamment pour ses fondements théologiques et son appel à une certaine transcendance. Le naturaliste anglais Gilbert White, pourtant aussi religieux que Linné, entrevoit rapidement les limites de cette conception linnéenne de l’économie de la nature qui semble davantage renvoyer à un grand mystère qu’apporter des réponses claires au fonctionnement du monde. Il contribue en outre à élargir le champ de l’économie de la nature en y incluant l’économie domestique de l’être humain mais sans jamais, comme cela adviendra plus tard, réduire l’une à l’autre. Ce sont en fait les physiocrates, les premiers « économistes », qui engagent le glissement de la notion floue et intuitive d’économie de la nature vers celle, assurée et positive, d’économie.
4En œuvrant activement à faire entrer l’économie de la nature dans des « colonnes comptables » (p. 51) dans son Tableau économique élaboré en 1758, François Quesnay fige en effet le sens et la portée de la notion. « Subrepticement, la nature relève d’un positivisme radical » (p. 52) et le terme d’« économie » cède sa place à celui de « sciences économiques » ou de « sciences de l’économie politique ». Mais les conséquences de ce glissement ne sont pas uniquement théoriques. C’est tout le capitalisme comme créateur de richesse qui s’infiltre, selon Alain Deneault, dans cette classification des coûts et des bénéfices de la nature. Turgot, le ministre de Louis XVI, ne s’y serait d’ailleurs pas trompé en engageant, sur cette base, une politique de déréglementation du marché du blé. La politique est désormais une affaire de chiffres, et l’économie peut s’affirmer, sous les plumes d’Adam Smith puis de Robert Malthus, comme outil politique. Cette logique comptable ne va d’ailleurs pas manquer d’infiltrer la notion même d’économie de la nature dont elle est, par truchement, issue. Alain Deneault rappelle ainsi que c’est en économiste, voire même en « investisseur » (p. 78) qu’Henry David Thoreau envisage, dans Walden (1854), son rapport à la nature, chiffrant constamment tous les éléments de sa vie dans les bois.
5Pendant que Thoreau comptabilise ses dépenses de fermage et que la pensée libérale d’Adam Smith envahit l’Angleterre victorienne, Charles Darwin présente sa théorie de l’évolution des espèces. Influencée par l’« économisme concurrentiel et libéral » (p. 81) de son temps et prêtant aisément le flanc, « par analogie, à la légitimation d’un système de gestion et de capitalisation parmi les plus brutaux » (p. 83), cette théorie porte néanmoins en elle le souvenir vivace de l’ancienne notion d’économie de la nature. Plus encore, elle en réactive le sens et la puissance pour lui accorder une place centrale dans le mouvement même de compréhension du fonctionnement de la nature. Désormais entièrement détachée de la théologie, cette nouvelle conception de l’économie de la nature qu’inaugure Darwin se rapporte tant aux processus de sélection naturelle et de développements de certains organes ou facultés chez les espèces et individus, qu’à notre incapacité à en cerner toute l’ampleur et tous les détails d’exécution. Sans complètement perdre donc son rôle d’outil de description de la part de mystère que conserve la nature, la notion d’« économie de la nature » acquiert néanmoins avec Darwin ses lettres de noblesse conceptuelles ainsi que sa portée politique. Le premier chapitre de L’origine des espèces (1859) contient en effet une importante réflexion sur l’influence de l’être humain sur la nature et sur son évolution qui relève, aux yeux d’Alain Deneault, d’un engagement politique certain, d’une véritable « économie politique de la nature » invitant à « réaligner la pensée économique sur une cosmogonie intégrant l’ensemble des paramètres écosystémiques » (p. 106). Mais plutôt que de suivre cette voie critique, la pensée occidentale de la fin du XIXe siècle entérine la séparation entre l’économie et la nature en inventant la notion d’« écologie ».
6Cette dernière renvoie en effet rapidement la notion d’« économie de la nature » au rang de métaphore éculée, d’autant que le nouveau vocable d’ « écologie » soutient l’avènement d’une nouvelle classe de chercheurs qui peuvent dès lors revendiquer la singularité de leur champ. Pourtant, telle qu’elle est définie par son fondateur Haeckel, la notion d’écologie, entendue comme « science des relations des organismes avec le monde environnant [et] des conditions d’existence », est très proche de celle qu’elle remplace. Mais l’invention notionnelle relève moins ici de la science que de l’idéologie ou disons de l’organisation épistémologique : l’économie appartient désormais aux économistes et en effaçant tout référence à ce vocable, l’écologie peut ainsi mieux affirmer son autonomie par rapport aux autres champs du savoir. L’économie de la nature reliait entre eux les disciplines et les différents points de vue (biologique, économique, voire social) sur le monde ; l’écologie, elle, consacre l’autonomisation de la biologie des enjeux sociaux et économiques. D’ailleurs, il faut souligner que la notion se constitue même, en partie, en opposition à celle d’économie, désormais réduite « à l’intendance du capitalisme » (p. 114) et rapportée à un « agir impérialiste et colonial » (p. 117). C’est donc le divorce des humains avec la nature que confirme et entérine l’invention puis l’acceptation du terme d’écologie : l’économie pour les premiers, l’écologie pour la seconde. Triste partage s’il en est. D’autant qu’en réduisant l’économie de la nature à une dimension comptable, les sciences économiques ont participé à la destruction même de cette nature et, finalement, à l’établissement d’une économie qui n’a plus rien à voir avec ce qu’elle était et devrait être : une considération de l’enjeu global des interactions entre les vivants. Pourtant, dans sa définition conceptuelle même, l’économie « ne peut être qu’une écologie, d’où l’inutilité de compter sur deux termes » (p. 135). Il importe donc, conclut Alain Deneault, de réinvestir la notion d’économie pour lui redonner la richesse et l’épaisseur qu’elle avait avant que les sciences économiques ne la vident de son contenu, ne la réduisent à « un sens restreint, étriqué, dévoyé » (p. 137).
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7C’est tout l’objectif de cette enquête en six volets qui se poursuit autour des notions d’économie de la foi4 et d’économie esthétique5, avant d’aborder les économies psychique, conceptuelle et politique. Enquête dont on souhaite qu’elle soit achevée au plus vite tant la lecture du premier volet nous a déjà convaincu de la richesse et de la pertinence de la réflexion engagée autant que de l’importance philosophique et sociale du projet ainsi inauguré. Et ce sans parler de l’aisance qu’a son auteur à mener, avec toute la rigueur nécessaire, mais aussi tout l’engagement critique qui le qualifie, cette entreprise de réappropriation conceptuelle plus que nécessaire.
Notes
1 Alain Deneault, Noir Canada. Pillage, corruption et criminalité en Afrique, Montréal, Écosociété, 2008.
2 Alain Deneault, Offshore. Paradis fiscaux et souveraineté criminelle, Montréal, Écosociété, 2010 ; Alain Deneault, Paradis fiscaux : La filière canadienne, Montréal, Écosociété, 2014.
3 Alain Deneault, La médiocratie, Montréal, Lux, 2015.
4 Alain Deneault, L’économie de la foi, Montréal, Lux, 2019 ; compte rendu de Dorian Debrand pour Lectures : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/39354.
5 Alain Deneault, L’économie esthétique, Montréal, Lux, 2020 ; compte rendu de Dorian Debrand pour Lectures : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/41614.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Alexandre Klein, « Alain Deneault, L’économie de la nature », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 02 juin 2020, consulté le 06 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/41352 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.41352
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