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Jonathan Louli, Le travail social face à l’incertain

Jonathan Collin
Le travail social face à l'incertain
Jonathan Louli, Le travail social face à l'incertain. La prévention spécialisée en quête de sens, Paris, L'Harmattan, col. « Éducateurs et Préventions », 2019, 225 p., ISBN : 9782343187594.
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1C’est à une analyse socio-anthropologique des pratiques et des discours des éducateurs et éducatrices de la prévention spécialisée que nous invite Jonathan Louli dans son premier ouvrage. Il est à noter qu’au-delà de la recherche qu’il a menée, l’auteur possède lui-même une expérience en tant qu’éducateur en prévention spécialisée et animateur dans divers secteurs. Cela a sans doute constitué un atout facilitant l’entrée sur le terrain. Cependant, l’auteur a pu prendre ses distances avec sa propre expérience, évitant ainsi le piège du parti pris. Il nous propose donc un livre à caractère scientifique de qualité. Le titre de l’ouvrage a d’emblée retenu notre attention dans la mesure où nous enseignons les sciences sociales à de futurs éducateurs spécialisés et que nombre d’entre eux souhaitent travailler dans le cadre de dispositifs d’actions en milieu ouvert, dans ce que l’on nomme encore souvent un métier d’éducateur de rue. Leurs aspirations rejoignent en cela celles formulées par les enquêtés de Jonathan Louli, qui insistent sur l’importance de la non-institutionnalisation des pratiques, marquée par une façon de travailler non contraignante, différente de celle identifiée dans les structures fermées et d’hébergement.

2Après un détour socio-historique, revenant sur le développement de la prévention spécialisée en France, indispensable pour saisir les transformations qui ont touché le métier des éducateurs spécialisés dans ce secteur au cours des dernières décennies, Jonathan Louli analyse les postures adoptées par ceux-ci, qui doivent composer non seulement avec le cadre qui leur est imposé de l’extérieur, mais aussi avec l’éthique et la déontologie propres au travail en milieu ouvert, et avec la dimension humaine de la relation professionnelle avec les bénéficiaires du travail social, en l’occurrence, très souvent, des jeunes de banlieue dont on craint qu’ils versent dans la délinquance. L’auteur précise de la sorte que « les éducateurs et éducatrices doivent trouver des compromis entre ces deux polarités [que sont la démarche personnelle d’engagement et les obligations propres au cadre professionnel] pour se construire une posture qu’ils jugent acceptable » (p. 115). Cette nécessité de transiger avec le cadre est mise en perspective avec l’instauration d’une relation de confiance et le développement de l’autonomie des personnes accompagnées.

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3Suivant une démarche inductive, Jonathan Louli fait peu appel aux chercheurs ayant étudié avant lui le travail d’éducateurs en prévention spécialisée ; il construit donc son propre appareillage conceptuel, prenant appui ci et là sur des auteurs reconnus, tels que Max Weber, Georges Devereux ou Cornelius Castoriadis. Il en vient à la conclusion que l’éducateur spécialisé transige avec le cadre de travail qui lui est imposé, ce qu’il nomme les « assignations extérieures » (p. 102), lors de la mise en branle d’une éthique personnelle, voire de la négociation d’un terrain d’entente avec le bénéficiaire sur les modalités de l’accompagnement possible ; l’humanité de l’individu ne peut en effet être niée en raison d’un ordre légal ou d’un ordre moral auquel le professionnel serait astreint. Cet aspect du travail de l’éducateur renvoie à l’incertain mentionné dans le titre de l’ouvrage, ainsi qu’aux débats, souvent politiques, voire politiciens, portant sur l’« utilité » de la prévention spécialisée. En outre, la conclusion de l’auteur sur la posture des professionnels auprès desquels il a enquêté n’est pas sans rappeler les résultats de l’enquête de terrain que nous avons nous-même conduite auprès de travailleuses médico-sociales1, ou le texte de Maurice Banc dans lequel il relève la « fécondité heuristique »2 du concept de transaction sociale pour appréhender la relation entre jeunes et éducateurs de la prévention spécialisée3. En lien avec cette notion de transaction sociale, les travailleurs sociaux semblent davantage mobiliser le « retour à l’humain » (p. 99) dans les situations complexes et atypiques où les règles juridiques ou éthiques ne permettent pas de rencontrer suffisamment leur satisfaction professionnelle personnelle. Jonathan Louli renvoie les éducateurs rencontrés à leur « liberté », leur « quête de sens » (p. 108). Ceux-ci négocient alors les normes d’intervention, en prenant appui sur le fait qu’ils travaillent avec des sujets humains, qu’il convient d’émanciper et pas d’assujettir. C’est particulièrement le cas lorsque ces professionnels sont appelés à accompagner, par exemple, des personnes considérées comme en situation de séjour irrégulière, une tension apparaissant ici entre le cadre légal et éthique auquel ils sont soumis et l’accompagnement à apporter à tout être humain.

  • 4 Becker Howard S., « Les entrepreneurs de morale », in Outsiders. Études de sociologie de la dévianc (...)

4Par ailleurs, Jonathan Louli met en évidence les cinq concepts interconnectés qui, selon lui, structurent le travail socio-éducatif : la réflexivité, la « conscience de la conscience », le relativisme moral, l’indétermination et la quête de sens. La réflexivité renvoie l’éducateur à sa capacité à prendre du recul par rapport à sa pratique professionnelle et l’invite à évaluer l’action éducative autrement que par des critères quantitatifs et gestionnaires. La « conscience de la conscience » fait référence aux travaux de Georges Devereux ; elle peut « se rapporter à une dynamique de l’empathie » (p. 121) et a trait à l’idée que les bénéficiaires de l’action éducative « ont conscience de beaucoup de choses » (p. 121) en lien avec leur situation sociale, et qu’ils sont donc aussi acteurs, notamment dans l’accompagnement proposé. Le relativisme moral de l’éducateur caractérise sa posture, en ce sens qu’il n’a pas à se faire « moraliste » ou « donneur de leçons ». En d’autres mots, et pour reprendre l’expression de Howard Becker, le professionnel de la prévention spécialisée ne se conçoit pas, la plupart du temps, comme un « entrepreneur de morale »4. La déviance à laquelle il est confronté est ainsi en partie relativisée et apparaît davantage comme un symptôme social. La notion d’indétermination de l’action sociale prend appui sur les recherches de Cornelius Castoriadis et « l’idée que l’activité humaine comporte toujours une marge d’aléatoire, d’incertitude, et qu’il n’y a pas de connaissance absolue ou de méthode parfaite pour agir » (p. 130). Enfin, la quête de sens des éducateurs en prévention spécialisée est associée à l’idée d’être utile au public, « mais pas n’importe comment » (p. 135). Ils ne veulent donc pas uniquement organiser des activités de loisirs et « occuper » les jeunes, mais souhaitent surtout que leurs actions fassent sens.

5En lien et au-delà des concepts qui, selon les enquêtés, fondent la profession d’éducateur se déployant dans le secteur de la prévention spécialisée, Jonathan Louli revient également en détail sur quelques concepts pratiques : la relation éducateur-bénéficiaire, entre libre adhésion des jeunes accompagnés et pratique maïeutique ; la non-institutionnalisation des pratiques, c’est-à-dire l’importance de travailler en milieu ouvert et donc d’éviter les pratiques professionnelles dans des structures d’hébergement ; la place accordée à l’« humain » ; la place réservée à l’informel ; et la critique discrète de l’ordre établi. Ces concepts sont qualifiés de « pratiques » par l’auteur car ils constituent « les principales catégories de pensée et de discours revendiquées telles quelles par les interlocuteurs, pour construire le sens de leur travail » (p. 137).

6À la suite de son analyse des discours des éducateurs spécialisés, Jonathan Louli revient, dans le quatrième et dernier chapitre, sur ses observations des pratiques éducatives. Il prolonge de la sorte son analyse et met en perspective les discours et les pratiques. L’auteur observe, entre autres, que « les éducateurs et éducatrices trouvent du sens à leur travail à travers leur capacité à faire que les jeunes trouvent du sens dans la relation éducative, notamment, mais aussi dans les possibles que celle-ci peut contribuer à ouvrir » (p. 208). En cela, le métier d’éducateur en prévention spécialisée relève bien d’une activité de production de sens.

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7Ainsi, à travers son ouvrage, Jonathan Louli nous propose une nouvelle illustration de la façon dont les travailleurs sociaux composent avec le cadre réglementaire et normatif auquel ils sont soumis, et avec l’éthique de leur profession, afin de pouvoir rencontrer les bénéficiaires du travail social en tant qu’êtres humains, que sujets, qu’individus, via l’instauration d’une relation de confiance. Ces personnes n’entrent ainsi pas nécessairement dans les cases et les situations pensées de l’extérieur, mais elles n’en demeurent pas moins des individus présentant des vulnérabilités sociales problématiques5, à qui un accompagnement visant l’autonomie doit être apporté. On peut alors s’interroger avec l’auteur : les « éducateurs spéciaux » (p. 66) ou les « sujets-éducateurs » (p. 111) rencontrés par Jonathan Louli s’inscrivent-ils dans une démarche militante ou revendicatrice ? Cette dimension de lutte sociale est sans doute rencontrée chez les éducateurs en prévention spécialisée, de même qu’une sorte de désobéissance civique, quand les règles pensées ailleurs, à un niveau supérieur et parfois de façon trop théorique, entrent en conflit avec la réalité du terrain à laquelle sont confrontés les éducateurs spécialisés et avec l’humanité à accorder à tout individu. À l’instar de ce que mettent en évidence les auteurs ayant défini et étudié la transaction sociale6, il s’agit alors de faire preuve d’inventivité, de créativité. Par ailleurs, il conviendrait peut-être également que les personnes en charge d’adresser les assignations extérieures s’inscrivent davantage dans une démarche de démocratie participative avec les travailleurs sociaux, c’est-à-dire qu’elles puissent se situer dans une optique de consultation des acteurs professionnels de terrain lorsque des politiques nouvelles sont en réflexion. C’est peut-être indirectement une des pistes que veut susciter Jonathan Louli à travers son ouvrage. Cela vient alors faire écho à l’idée, récemment lancée par l’anthropologue Christian Bromberger, de former les futurs énarques à la démarche ethnographique et à l’observation participante, afin qu’ils soient moins « déconnectés » de la réalité du terrain7.

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Notas

1 Collin Jonathan, « Le travailleur médico-social, entre l’institution et les parents », Pensée plurielle, n° 43, 2016, p. 111-124, disponible en ligne : https://0-www-cairn-info.catalogue.libraries.london.ac.uk/revue-pensee-plurielle-2016-3-page-111.htm.

2 Blanc Maurice, « La transaction sociale : genèse et fécondité heuristique », Pensée plurielle, n° 20, 2009, p. 25-36, disponible en ligne : https://0-www-cairn-info.catalogue.libraries.london.ac.uk/revue-pensee-plurielle-2009-1-page-25.htm.

3 Blanc Maurice, « “Jeunes de banlieue” et éducateurs de la prévention spécialisée : rapports de génération, relations d’autorité et transactions sociales », in Abdelhafid Hammouche (dir.), Respect ! Autorité et rapports de génération dans les banlieues, Vénissieux, Éditions La passe du vent, coll. « Faire cité », 2012, p. 155- 174.

4 Becker Howard S., « Les entrepreneurs de morale », in Outsiders. Études de sociologie de la déviance, Paris, Métailié, 1985, p. 171-188.

5 Garrau Marie, Politiques de la vulnérabilité, Paris, CNRS Éditions, 2018 ; compte rendu de Jean Zaganiaris pour Lectures : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/25839.

6 Remy Jean, « La transaction, une méthode d’analyse : contribution à l’émergence d’un nouveau paradigme », Environnement et Société, n° 17, 1996, p. 9-31 ; voir aussi Remy Jean, Foucart Jean, « La transaction sociale : une manière de faire de la sociologie », Pensée plurielle, n° 33-34, 2013, p. 35-51, disponible en ligne : https://0-www-cairn-info.catalogue.libraries.london.ac.uk/revue-pensee-plurielle-2013-2-page-35.htm. Ce second article s’inscrit d’ailleurs dans un dossier thématique intitulé Penser et agir dans l'incertain : l'actualité de la transaction sociale, titre qui n’est pas sans rappeler celui du livre de Jonathan Louli.

7 Bromberger Christian, « Débat : Et si l’on s’inspirait de l’ethnologie pour changer la formation des élites ? », The Conversation, 25 avril 2019, en ligne : http://theconversation.com/debat-et-si-lon-sinspirait-de-lethnologie-pour-changer-la-formation-des-elites-115976.

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Referencia electrónica

Jonathan Collin, « Jonathan Louli, Le travail social face à l’incertain », Lectures [En línea], Reseñas, Publicado el 27 mayo 2020, consultado el 10 diciembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/41281 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.41281

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Redactor

Jonathan Collin

Docteur en anthropologie de l’Université de Liège, chargé de cours et maître assistant en sciences sociales à la Haute École Léonard de Vinci (Bruxelles, Belgique), maître assistant en sociologie à la Haute École Louvain en Hainaut (Louvain-la-Neuve, Belgique).

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