Eric Geerkens, Nicolas Hatzfeld, Isabelle Lespinet-Moret, Xavier Vigna (dir.), Les enquêtes ouvrières dans l’Europe contemporaine
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1Au cours des XIXe et XXe siècles, d’innombrables enquêtes ont été consacrées à la classe ouvrière. Celles-ci, d’ampleur variable, se multiplient d’un bout à l’autre de l’Europe de manière concomitante à l’essor de l’industrialisation. Parce qu’elles s’indexent sur les préoccupations voire les peurs que suscitent les « classes laborieuses », elles constituent des pratiques tout à la fois gnoséologiques et politiques. C’est ce que relate cet ouvrage collectif dont les vingt-sept chapitres détaillent quelques configurations nationales et types d’enquêtes.
- 1 L’opéraïsme ou « ouvriérisme » (d’ « operaio », ouvrier en italien), est un courant marxiste apparu (...)
2La première partie cible les « moments » « au cours desquels les interrogations et débats outrepassent les catégories d’enquêteurs et le domaine dans lequel ils inscrivent leurs résultats » (p. 13). Elle présente chronologiquement plusieurs recherches ayant fait date. Sans surprise, elle s’ouvre sur les enquêtes ouvrières du milieu du XIXe siècle : celles de Villermé et des hygiénistes en France, abordées par François Jarrige et Thomas Le Roux, celles d’Engels en Grande-Bretagne dont Fabrice Bensimon retrace le parcours et la position entre engagement politique et étude scientifique, ou encore celles réalisées dans les territoires de l’actuelle Belgique, présentées par Eric Geerkens. Les chapitres suivants rappellent les études réalisées au tournant du siècle, comme celles de la société fabienne en Grande Bretagne (Yann Béliard), celles du Musée social en France (Isabelle Lespinet-Moret et Xavier Vigna) et celles de Max Weber sur le travail agricole et industriel (Pierre Desmarez et Pierre Tripier). Les derniers chapitres restituent l’effervescence des années 1960. Ferruccio Ricciardi traite ainsi du renouveau de l’enquête ouvrière en Italie après la Seconde Guerre mondiale, qui doit beaucoup à l’opéraïsme1, au carrefour du militantisme politique et de l’activité de recherche, tandis que Catherine Roudé fait revivre les prises de vue et de positions autour du film À bientôt j’espère réalisé par Chris Marker et Mario Marret en 1968, lequel suscite quelques regrets d’anciens grévistes quant à l’impasse faite par le documentaire sur les aspects pratiques du militantisme en usine, et une réception variable en fonction du milieu social des spectateurs et de leurs attentes, en termes de « revendication d’un cinéma politique » pour des ouvriers, ou « d’un cinéma grand public » pour d’autres spectateurs. Pour conclure cette partie, Nicolas Hatzfeld et Cédric Lomba analysent la place singulière prise par le journal Les Cahiers de Mai parmi les publications militantes. En se fixant pour objectif la compréhension des idées neuves et des expériences vécues lors du mouvement de mai-juin 1968, il permet une expression directe des travailleurs et de ce fait produit durant ses cinq années d’existence, « une représentation inédite de la société française, ancrée dans le monde du travail » (p. 151).
3La deuxième partie de l’ouvrage traite de « configurations d’enquête » : enquêtes ouvrières menées par des féministes (Michelle Zancarini-Fournel), enquêtes de grèves (Xavier Vigna), enquêtes sur les « sans travail » en Europe pendant la crise des années 1930 (Guy Vanthemsche), premières recherches de sociologie urbaine réalisées en France par Paul-Henry Chombart de Lauwe et ses collaborateurs (Jean-Claude Daumas)… Ces initiatives ont été précédées par d’autres, émanant de professionnels divers : médecins (Eric Geerkens et Judith Rainborn), romanciers (Jean-Pierre Bertrand) ou encore inspecteurs du travail (Valérie Burgos Blondelle et Vincent Viet). Cette partie montre la diversité de « configurations » d’enquêtes qui diffèrent par leurs objets : effets du travail sur la santé des ouvriers, objet d’enquêtes de médecins, conditions de vie, au cœur des recherches précitées de sociologie urbaine, de celles de Charles Booth sur le peuple de Londres (Christian Topalov) à l’enquête sociale sur les communautés minières du Borinage de 1936 (Nicolas Verschueren)… Les groupes élaborant ces enquêtes sont également contrastés : secteurs professionnels encadrant les classes populaires comme les médecins, groupes militants comme les féministes, institutions de statistique publique… Les différences se situent également au niveau des démarches privilégiées et du degré de réflexivité des enquêteurs sur leur pratique. Par exemple, si les féministes du Mouvement de Libération des Femmes présentent leurs activités comme allant de soi, les opéraïstes théorisent leurs enquêtes. Au sein même des groupes professionnels dont les membres s’érigent en enquêteurs, des variations sont perceptibles, comme le montre par exemple Jean-Pierre Bertrand à propos des écrivains naturalistes du XIXe siècle. Participant d’un « paradigme indiciaire » que l’on retrouve dans tous les savoirs et pratiques (sociales, judiciaires, administratives, policières, médicales, savantes…) du siècle, ces romanciers n’ont toutefois pas le même rapport aux sources et à l’enquête ouvrière. Zola distingue ainsi clairement la solide préparation de ses dossiers et l’écriture de ses romans, tandis que les Goncourt ou Huysmans privilégient une vérité romanesque moins méthodique, suivant une expérience de terrain plus limitée. D’autres enquêtes se caractérisent également par leur diversité – y compris sur le plan méthodologique –, liée par exemple, pour celles du BIT (Marie Dhermy-Mairal et Isabelle Lespinet-Moret), à leur contexte, aux difficultés d’accès au terrain, aux objets privilégiés (production, bolchévisme…) et aux enquêteurs (fonctionnaires, militants…).
- 2 Fondée en 1959 par Michel Crozier, Jean-Daniel Reynaud, Alain Touraine et Jean-René Tréanton, sous (...)
- 3 Même si quelques travaux, en particulier ceux effectués par des femmes comme Madeleine Guibert, Viv (...)
4La dernière partie cible les « démarches d’enquête », tantôt alternatives, réformatrices ou subversives, tantôt assimilables à des programmes relativement précis et des hypothèses fortes dont la posture de Maurice Halbwachs, retracée par Anne Lhuissier, est exemplaire. Suite aux émeutes provoquées par l’augmentation des loyers et du prix de certains aliments en 1910 et 1911, l’observation des dépenses se substitue à celles des salaires pour mesurer les conditions d’existence du prolétariat. Pour ce faire, les statisticiens administrateurs s’efforcent de définir les besoins ouvriers via la détermination d’un budget type. Par opposition à ce parti-pris, Maurice Halbwachs élabore une sociologie de la consommation basée sur l’étude de budgets réels. En pointant l’écart entre ces derniers et les budgets théoriques définis par les statisticiens, il montre le « caractère arbitraire de la liste officielle, teintée d’estimations erronées et nourrie des représentations dominantes de l’alimentation ouvrière, qui ne semblent pas correspondre à la réalité » (p. 344). L’histoire de la sociologie du travail ouvrier en France, étroitement associée à la bureaucratie modernisatrice des années 1950-1960, est, pour sa part, représentative d’une démarche visant à obtenir des données susceptibles d’être mises en série, compilées, comparées. C’est ce que montrent Gwenaëlle Rot et François Vatin, qui questionnent l’articulation entre, d’une part, un paysage institutionnel marqué par l’émergence d’une nouvelle génération de chercheurs formés dans un contexte de modernisation et de recherche appliquée d’après-guerre, parmi lesquels les fondateurs de la revue Sociologie du travail2 et, d’autre part, les thématiques de recherche. Dans les années 1950, la sociologie du travail s’intéresse peu au travail concret et reste « distante vis-à-vis du travailleur lui-même » (p. 357). L’objet des enquêtes est de saisir les « attitudes » des travailleurs face à la modernisation en cours de la société française3. La notion d’« attitudes » apparait comme un cadre conceptuel adapté à ces interrogations socio-politiques et aux demandes adressées alors aux sociologues par les institutions publiques françaises et européennes dans le cadre des politiques de modernisation. G. Rot et F. Vatin reviennent également sur le concept de « qualification », qui fournit aux chercheurs « un objet permettant de parler sociologiquement du travail sans se pencher sur son contenu » (p. 361). D’autres approches, plus ethnographiques, ont pu au contraire s’efforcer d’« observer l’inobservable », comme le montre la co-expérimentation réalisée par Frédéric Le Play auprès de Francisca à Vienne en 1853 (Stéphane Baciocchi et Alain Cottereau), qui concilie récit oral et examen du budget d’alimentation avec cette mère d’une famille de cinq enfants. Une même volonté de rigueur scientifique anime l’expérience singulière des frères Bonneff, « explorateurs militants du monde du travail dans les années 1900 » dont les articles présentent les activités de production ou de service avec souvent une grande précision sur les techniques, ou les « enquêtes fondatrices du Mass-Observation à Bolton (1937-1938) » (Ariane Mak), collectif autodidacte entendant se consacrer à une anthropologie à domicile non dénuée de proximité avec l’ornithologie (dont l’un des membres est un adepte) et insistant sur la nécessité de démocratiser les sciences. Un indéniable souci méthodologique guide également l’enquête sociale inscrite dans le dispositif de formation à l’École sociale catholique féminine de Bruxelles (1920-1940) (Guy Zelis) : les visites sociales de ces futures praticiennes du travail social mettent en œuvre la méthodologie préconisée par l’école leplaysienne, qui accorde une grande importance à l’observation à la fois pour connaître et pour réformer. Un tel cadrage moral, voire religieux, qui caractérise la plupart des enquêtes n’interdit pas forcément une dimension émancipatrice, comme le montrent les enquêtes jocistes qui contribuèrent en Belgique et en France à libérer la parole ouvrière (Eric Geerkens, Xavier Vigna).
5En rassemblant des contributions très diverses, cet ouvrage permet de faire ressortir la pluralité des enquêtes ouvrières en Europe au cours des deux derniers siècles, à la fois sur le plan des méthodes et sur celui des objets d’étude. Son fil conducteur et son apport auraient sans doute gagné à être davantage mis en exergue, notamment dans une conclusion, qui en l’état fait défaut, ou encore dans des introductions aux différentes parties, permettant d’en synthétiser le propos. Cette réserve ne remet pas en cause l’intérêt et la richesse de l’ouvrage sur un monde ouvrier et son investigation, pourtant déjà abondamment traités.
Notes
1 L’opéraïsme ou « ouvriérisme » (d’ « operaio », ouvrier en italien), est un courant marxiste apparu en Italie autour de la revue Quaderni Rossi fondée en 1961 par le socialiste dissident Raniero Panzieri. Il se développe d’abord à partir d’une « sociologie militante » : l’« enquête ouvrière ».
2 Fondée en 1959 par Michel Crozier, Jean-Daniel Reynaud, Alain Touraine et Jean-René Tréanton, sous le patronage de Georges Friedmann et de Jean Stoetzel. Sur cette création : Anne Borzeix et Gwenaëlle Rot, Genèse d’une discipline, naissance d’une revue, Sociologie du travail, Paris, Presses universitaires de Paris Ouest Nanterre, 2010.
3 Même si quelques travaux, en particulier ceux effectués par des femmes comme Madeleine Guibert, Vivianne Isambert-Jamati ou Jacqueline Frisch-Gauthier, « arrivées trente ans trop tôt dans le paysage sociologique français » (p. 361), étudient plus directement le contenu du travail ouvrier.
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Corinne Delmas, « Eric Geerkens, Nicolas Hatzfeld, Isabelle Lespinet-Moret, Xavier Vigna (dir.), Les enquêtes ouvrières dans l’Europe contemporaine », Lectures [Online], Reviews, Online since 25 May 2020, connection on 04 October 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/41177 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.41177
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