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Jackie Wang, Capitalisme carcéral

Shaïn Morisse
Capitalisme carcéral
Jackie Wang, Capitalisme carcéral, Paris, Éditions Divergences, coll. « Cybernétique », 2019, 343 p., traduit de l'anglais par Philippe Bouin, préface Didier Fassin, postface Gwénola Ricordeau, ISBN : 9791097088194.
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Texte intégral

  • 1 Wang Jackie, Carceral Capitalism, Cambridge, MIT Press, 2018. Paru dans la collection Semiotext(e) (...)
  • 2 Théorie et économie politiques, analyse du droit, des discours, de la culture, des technologies, ou (...)
  • 3 Puisant notamment dans les Critical Ethnic Studies, la Black Radical Tradition, la criminologie cri (...)

1Connue par ailleurs comme essayiste, artiste et activiste, Jackie Wang est doctorante au sein du département d’études africaines et afro-américaines de l’université de Harvard, où elle travaille sur l’économie politique des prisons et de la police aux États-Unis. Dans cet ouvrage initialement paru en anglais en 20181, elle analyse l’État carcéral états-unien contemporain par le biais d’une approche pluridisciplinaire et multiniveaux. En outre, elle mobilise des registres très variés2 et un vaste corpus théorique, académique et militant3. Rééditant pour la plupart des essais déjà parus, les sept chapitres du livre explorent différentes facettes du capitalisme carcéral, tandis qu’une longue partie introductive les actualise et pose un cadre de réflexion général permettant de les articuler. Comme le souligne très justement Didier Fassin dans sa préface à l’édition française, l’ouvrage prend la forme particulière d’une « composition de textes qui mêle observations et indignations, essais et récits, citations et poèmes » (p. 7).

2En trame de fond, l’expérience personnelle de Jackie Wang, à commencer par sa jeunesse passée en Floride, constitue une source constante de questionnements et de réflexions. Dans cet État « laboratoire de la convergence entre l’appareil répressif et les intérêts capitalistes » (p. 39-40), elle dit avoir développé une « compréhension vécue » (p. 30) des conséquences désastreuses des politiques néoconservatrices : détérioration des services publics, abandon des mesures sociales, montée de l’économie de la dette et durcissement concomitant des politiques pénales, dont son propre frère a subi les effets alors qu’il était adolescent, en écopant d’une peine de prison à vie.

3L’auteure montre que la « carcéralité », loin de se résumer aux politiques répressives et pénales de l’État, dessine un continuum qui se manifeste également dans la vie économique et sociale, par la diffusion de logiques et de pratiques de gouvernance insidieuses. En reliant les transformations contemporaines du système pénal à celles du capitalisme et du racisme, elle révèle que l’État utilise à tous les niveaux (municipal, étatique et fédéral) des « techniques carcérales » qui, loin d’être simplement engendrées par le capitalisme, travaillent de concert avec lui. Son analyse renouvelée du capitalisme racial contemporain examine alors une variété de « modes de gouvernance racialisés », élaborés dès les années 1990 pour faciliter l’accumulation du capital et « repousser provisoirement les crises générées par le capitalisme financier » (p. 67). Selon elle, ces modes de gouvernance auraient contribué à exploiter, aliéner, criminaliser et confiner encore davantage les populations les plus vulnérables (principalement noires), perpétuant par là même des mécanismes d’inégalité raciale institués par le système esclavagiste.

  • 4 Cf. notamment Harvey David, The New Imperialism, New York, Oxford University Press, 2003.
  • 5 Telle que formulée dans Robinson Cedric, Black Marxism: The Making of the Black Radical Tradition, (...)
  • 6 Populations âgées, étudiantes, immigrées, et surtout noires.

4Les chapitres 1 et 2 – certainement les plus denses, convaincants et novateurs – présentent ce que Jackie Wang identifie comme les deux principales modalités de l’ordre racial néolibéral, par lesquelles passeraient aujourd’hui l’accumulation du capital et l’expropriation économique racialisée aux États-Unis. D’une part, la prédation créancière opérée par les institutions financières privées ; d’autre part, la gouvernance parasitaire menée par les institutions étatiques. En survolant et confrontant des débats autour du processus d’ « accumulation par dépossession »4 et de la notion de « capitalisme racial »5, le premier chapitre repense la conceptualisation postmarxiste de l’économie de la dette et de la financiarisation. À l’heure du déclin de l’État-providence et de l’extension de la précarité, l’auteure dépeint la perversité du régime de la dette, imposant son idéologie dès l’adolescence et créant des instruments financiers qui, au moyen de la fraude et de la marchandisation du risque, génèrent des bénéfices tout en plongeant les individus dans des cycles infinis de dettes. Ces pratiques prédatrices, qui touchent en priorité les plus vulnérables6, forment selon elle un « instrument carcéral » redoutable, un mécanisme de contrôle social racialisé produisant des subjectivités dociles et expropriables.

5À son tour, le chapitre 2 expose d’autres méthodes d’extorsion racialisées découlant de la financiarisation. Orchestrées directement par les organes étatiques, celles-ci résultent des politiques néolibérales et des mesures d’austérité du gouvernement fédéral, qui ont provoqué des crises budgétaires au niveau des États et des municipalités, et imposé une gouvernance prédatrice et parasitaire centrée sur cinq techniques synthétisées dans l’introduction de l’ouvrage. Les trois premières, d’ordre politico-économique, suivent simultanément une logique d’expropriation racialisée et un processus d’exclusion par l’inclusion : instauration d’un état d’exception financier (où la gouvernance démocratique laisse place aux experts représentant les intérêts du secteur financier) ; recours à des processus automatisés (pour augmenter les recettes et éviter les frais de personnel) ; pillage et extorsion systématiques des populations démunies – surtout afro-américaines – par l’appareil répressif afin de financer des intérêts privés et gonfler les budgets de la police (amendes, frais administratifs, paiement des services de justice criminelle par les contrevenants eux-mêmes). Les deux dernières techniques, plus culturelles et psychosociales, visent au maintien de l’ordre racial établi. Elles suivent une logique sacrificielle et un processus d’exclusion, qui aboutissent à la mort sociale ou littérale : incarcération de masse pour contenir les populations surnuméraires racisées ; violence gratuite corollaire du racisme anti-Noirs. Ainsi, en plongeant les populations noires dans une atmosphère de peur et d’humiliation quotidienne, en restreignant leur mobilité et leur manière d’être au monde, en les enfermant dans un « cercle vicieux de misère économique et légale » (p. 173), cette gouvernance parasitaire a des effets dévastateurs sur leurs conditions d’existence. Elle transforme les territoires où vivent ces populations en un véritable « espace carcéral » (p. 173), hostile et aliénant.

  • 7 En particulier PredPol (fruit d’une collaboration entre l’université, l’armée, la Silicon Valley et (...)

6Sous l’angle analytique puis esthétique, les chapitres 4 et 5 décrivent d’autres processus d’enfermement des populations, cette fois-ci dans des cages urbaines invisibles générées par l’essor de la gouvernance cybernétique et du pouvoir algorithmique. L’auteure y met l’accent sur la police prédictive, qui prétend pouvoir anticiper et prévenir les comportements criminels par le biais de logiciels utilisant des algorithmes7. D’après elle, ces technologies serviraient moins à optimiser le travail des forces de l’ordre qu’à le légitimer, le dépolitiser, sortir d’une crise existentielle sur l’incertitude de l’avenir, ainsi que réifier des zones et des sujets « à risque » racialisés.

7Le chapitre 3 relie quant à lui la transformation profonde du statut juridique des mineurs à partir des années 1990 aux États-Unis (notamment l’instauration d’une peine de prison à vie sans possibilité de libération conditionnelle) à la construction de la délinquance juvénile par les criminologues, les politologues et les politicien·ne·s (autour de la figure du jeune « superprédateur »). Les réflexions ici présentées sont issues à la fois de l’expérience du frère de l’auteure dans les « limbes juridiques » (p. 178) de son affaire, et des théorisations de la biopolitique développées par Michel Foucault, Roberto Esposito et Giorgio Agamben.

  • 8 Sur ce point, voir Alexander Michelle, The New Jim Crow. Mass Incarceration in the Age of Colorblin (...)

8Le chapitre 6 reprend un fameux essai de Jackie Wang dénonçant la tendance qu’a la politique antiraciste libérale contemporaine à se focaliser sur les victimes noires innocentes. Selon l’auteure, cette politique tendrait à occulter la violence structurelle résultant de la réorganisation des stratégies racistes autour de l’appareil répressif, après le mouvement des droits civiques8 : guerres contre la drogue et le terrorisme, campagnes contre les agresseurs sexuels, incarcération de masse, etc. En plus de purifier moralement la conscience libérale des Blancs, cette « politique de l’innocence » ratifierait aussi et surtout une criminalisation de la race. Elle produirait des sujets dociles et sacrifiables, incapables de concevoir des solutions collectives à leur oppression.

  • 9 Professeure assistante en justice criminelle à l’université d’État de Californie à Chico, elle a d’ (...)
  • 10 Sur les liens entre système pénal, racisme et capitalisme notamment.

9Finalement, l’auteure sensibilise son lectorat à la perspective de l’abolition de la prison. Pour nourrir cet imaginaire, elle engage au chapitre 7 une conversation poétique et onirique expérimentale, à travers un florilège de citations de « révolutionnaires, morts ou vifs – sur la mort, les rêves, la lutte et l’expérience phénoménologique de la liberté » (p. 269). Puis dans les dernières pages, une postface de la sociologue française Gwenola Ricordeau9 développe et remet en perspective un certain nombre de débats académiques et militants abordés dans l’ouvrage10, avant de donner des éléments plus concrets sur l’histoire et l’actualité de l’abolitionnisme aux États-Unis comme en France.

10En fin de compte, Jackie Wang déploie une réflexion engagée – à la fois sur le plan théorique, politique et esthétique – qui participe au renouveau outre-Atlantique des théories critiques considérant les mutations contemporaines du capitalisme et du système pénal sous le prisme racial.

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Notes

1 Wang Jackie, Carceral Capitalism, Cambridge, MIT Press, 2018. Paru dans la collection Semiotext(e) / Intervention Series, connue pour la publication d’essais résolument ancrés à gauche.

2 Théorie et économie politiques, analyse du droit, des discours, de la culture, des technologies, ou encore poésie.

3 Puisant notamment dans les Critical Ethnic Studies, la Black Radical Tradition, la criminologie critique, l’abolitionnisme carcéral, le freudo-marxisme et les approches postmarxistes de la financiarisation.

4 Cf. notamment Harvey David, The New Imperialism, New York, Oxford University Press, 2003.

5 Telle que formulée dans Robinson Cedric, Black Marxism: The Making of the Black Radical Tradition, London, Zed Press, 1983.

6 Populations âgées, étudiantes, immigrées, et surtout noires.

7 En particulier PredPol (fruit d’une collaboration entre l’université, l’armée, la Silicon Valley et les médias).

8 Sur ce point, voir Alexander Michelle, The New Jim Crow. Mass Incarceration in the Age of Colorblindness, New York, The New Press, 2010.

9 Professeure assistante en justice criminelle à l’université d’État de Californie à Chico, elle a d’ailleurs récemment publié un ouvrage sur les liens entre féminisme et abolitionnisme pénal (voir Ricordeau Gwenola, Pour elles toutes. Femmes contre la prison, Montréal, Lux, 2019, compte rendu de Anaïs Henneguelle pour Lectures : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/39462).

10 Sur les liens entre système pénal, racisme et capitalisme notamment.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Shaïn Morisse, « Jackie Wang, Capitalisme carcéral », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 25 mai 2020, consulté le 04 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/41166 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.41166

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Rédacteur

Shaïn Morisse

Doctorant en science politique au CESDIP / Université Paris-Saclay. Son travail de thèse porte sur l’analyse du mouvement social transnational autour de l’abolitionnisme pénal.

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