Jerry Z. Muller, La tyrannie des métriques
Texte intégral
1Les quatre parties de l’ouvrage de l’historien américain Jerry Z. Muller s’articulent autour d’un unique message : la quantification des performances d’une organisation ou d’un professionnel – sous forme de « métriques » – est utile si elle vise à outiller un jugement fondé sur l’expérience, mais devient contre-productive lorsqu’elle donne lieu à des sanctions et récompenses. De fait, l’idée peut paraître éculée, mais l’auteur « ne prétend nullement à la nouveauté » (p. 21). Il entend fournir une synthèse accessible de résultats dispersés afin de combattre « l’obsession métrique ».
- 1 Terme traduisant tout au long de l’ouvrage la notion d’accountability (dans son acception de respon (...)
2Dans la première partie, l’auteur caractérise et critique cette obsession, qui se baserait selon lui sur trois postulats. Premièrement, les métriques reposent sur le postulat que des indices standardisés de performance peuvent et doivent supplanter le jugement fondé sur l’expérience. Deuxièmement, la publication des métriques assurerait la transparence des organisations et, partant, leur redevabilité1. Troisièmement, associer aux métriques des sanctions et récompenses, qu’elles soient monétaires (rémunération à la performance) ou symboliques (classement public), serait le meilleur moyen de motiver les travailleurs. Pour Jerry Z. Muller, « l’obsession métrique tient à la persistance de ces certitudes alors même que l’on constate leurs effets négatifs involontaires quand elles sont appliquées » (p. 26). Par suite, l’auteur s’emploie à recenser les effets négatifs des métriques : certaines distordent l’information (ce qui n’est pas mesurable est ignoré) ; tandis que d’autres manipulent la réalité, notamment par omission de données ou par tricherie.
3Avant d’étayer ces accusations à partir d’études de cas, l’auteur propose dans la deuxième partie quelques rapides réflexions sur les origines historiques et idéologiques de l’obsession métrique. Sur le plan historique, quelques grands hommes (Lowe, Taylor et McNamara) seraient selon lui parvenus à étendre le règne des métriques au-delà de l’entreprise, d’abord à l’école en conditionnant le financement public des élèves à leurs résultats à des tests standardisés, puis à l’armée. Et sur le plan idéologique, l’obsession métrique se nourrirait plus fondamentalement de certains traits culturels – partagés à droite comme à gauche de l’échiquier politique. Par exemple, notre méfiance à l’égard du jugement personnel de nos décideurs nous motiverait à nous référer davantage aux chiffres, considérés comme plus objectifs. De même, l’idéologie du choix du consommateur, selon laquelle tout client doit pouvoir arbitrer entre les performances de plusieurs offres médicales, ou encore scolaires, serait représentative d’une culture de l’obsession métrique.
- 2 Aucun autre registre argumentatif que la contre-productivité n’est mobilisé. Par exemple, lorsqu’il (...)
- 3 Autrement dit, les écarts de résultats entre élèves de groupes ethniques différents.
4Dans la troisième et principale partie, sept études de cas viennent appuyer les constats de l’auteur. Mobilisant de nombreuses sources et traitant de thèmes aussi variés que l’enseignement, la santé, la défense, ou encore l’économie, elles constituent sans doute l’apport principal de l’ouvrage, même si la méthode de Jerry Z. Muller pourra paraître expéditive et répétitive. Pour chaque cas, il expertise une polémique américaine en une dizaine de pages, et tâche – à partir d’études et de témoignages – de démontrer la contre-productivité des métriques impliquées2. Dans le cas de la police américaine, le taux de criminalité fut à ses yeux utile tant qu’il était interprété et complété par l’avis d’un policier expérimenté, mais devint contre-productif lorsque, « publié à grand renfort de publicité » par le FBI (p. 135), cet indicateur fut repris sur la scène politique comme un symbole de réussite, ce qui exerça une pression sur les policiers pour réduire ce taux. De nombreux crimes furent rétrogradés en délits, parallèlement au non-enregistrement de certaines plaintes. Autre cas étudié, la loi No Child Left Behind, qui visait à réduire la fracture éducative3 en évaluant écoles et enseignants, aurait non seulement produit un statu quo, mais aussi plusieurs effets néfastes sur l’enseignement qu’il s’agissait d’améliorer. Premièrement, une focalisation sur les mathématiques et l’anglais, ainsi que sur les stratégies de réussite aux tests de ces deux seules matières évaluées. Deuxièmement, le refus d’élèves jugés trop faibles, parfois transférés dans la catégorie des handicapés afin de les soustraire à l’évaluation. Troisièmement, une manipulation des résultats par certains enseignants anxieux d’en subir les conséquences. Mais au-delà des effets pervers de la loi No Child Left Behind, l’auteur va jusqu’à critiquer les fondements de la politique éducative américaine. S’écartant de sa critique de la quantification pour s’engager sur d’autres sentiers, il en vient à affirmer que « les écarts en matière de réussite scolaire ne peuvent être réduits par l’éducation, et […] les causes de la fracture éducative sont à rechercher en dehors des établissements scolaires » (p. 107). De même, à propos de la loi visant à démocratiser l’accès à l’université, Jerry Z. Muller soutient – indépendamment de sa critique des métriques – que « des taux d’abandon élevés semblent indiquer que trop (et non trop peu) d’étudiants se lancent dans des études universitaires » (p. 80). Résulte de cette tendance un chapitre tout entier, intitulé « Digression », où l’auteur défend les vertus de l’opacité contre la transparence mise en avant par des figures telles que Snowden.
5Du reste, les exemples interpellent, et l’argumentaire demeure convaincant. Dans les pages conclusives de l’ouvrage, l’auteur affine sa typologie des effets négatifs des métriques en tirant profit des sept études de cas déployées. Il en ressort onze travers, que le dernier chapitre tente de prévenir en dressant une « liste de contrôle ». Destinée à permettre aux décideurs « d’obtenir des mesures de performance plus efficaces » (p. 187) ou de s’abstenir d’en utiliser lorsque les circonstances ne s’y prêtent pas, cette liste aborde en dix questions la finalité de la démarche, le type d’information souhaitée, les coûts, et le public cible. Si l’on peut par conséquent créditer Jerry Z. Muller de populariser une thématique relativement marginale en sciences sociales, voire de transmettre un message salutaire, on peut aussi regretter la partialité de ses références, presque exclusivement anglo-saxonnes et laissant notamment pour compte la sociologie de la quantification initiée par Alain Desrosières. Finalement, sur le plan normatif, Jerry Z. Muller ne condamne l’usage des métriques que lorsqu’elles sont contre-productives, c’est-à-dire inefficaces. Mais n’est-il pas également pertinent d’évaluer les métriques à l’aune de leur processus de constitution et de leur inclusivité, c’est-à-dire de l’éventail des acteurs concertés ?
Notes
1 Terme traduisant tout au long de l’ouvrage la notion d’accountability (dans son acception de responsabilisation). Sous l’angle de l’obsession métrique, les individus sont considérés comme travaillant d’autant plus efficacement s’ils ont des comptes à rendre.
2 Aucun autre registre argumentatif que la contre-productivité n’est mobilisé. Par exemple, lorsqu’il évoque l’impact négatif d’une métrique sur le moral des employés, c’est en tant que facteur contre-productif, car la déprime détériore la productivité.
3 Autrement dit, les écarts de résultats entre élèves de groupes ethniques différents.
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Référence électronique
Tom Duterme, « Jerry Z. Muller, La tyrannie des métriques », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 18 mai 2020, consulté le 04 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/41134 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.41134
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