Daniel Mercure, Jan Spurk (dir.), Les théories du travail. Les classiques
Texte intégral
- 1 Déjà en 2003, ils avaient entrepris ce travail en dirigeant l’ouvrage collectif Le travail dans l’h (...)
1Le sens du « travail » est aujourd’hui au cœur des débats. C’est en vue de souligner la pluralité de ses acceptions que Daniel Mercure et Jan Spurk ont décidé de diriger cet ouvrage collectif1. Plus précisément, leur thèse est la suivante : selon les cultures et les époques, le travail n’a pas toujours eu le même sens (p. 1). Aussi proposent-ils aux lecteurs une approche diachronique de la signification du travail. L’objectif est double. Il s’agit d’abord d’inviter le lecteur à prendre de la distance par rapport à sa propre perception du travail en lui permettant de découvrir la pluralité des sens qu’a pris le terme dans le temps, pour l’inciter, ensuite, à mieux repenser les réalités du travail aujourd’hui (p. 3).
- 2 Le choix des penseurs étudiés n’est pas justifié en introduction, si ce n’est par le fait qu’ils se (...)
2L’ouvrage est composé de onze chapitres, écrits par des spécialistes en sciences sociales, qui revisitent les écrits de penseurs occidentaux dits « classiques »2, appartenant aussi bien à l’Antiquité qu’au XXe siècle. Parcourir l’ensemble des contributions permet de comprendre rapidement que le travail n’est pas une notion anhistorique. L’ouvrage réussit ainsi à satisfaire son premier objectif.
3D’emblée, il est en effet signalé au lecteur que la notion abstraite de « travail » n’a pas toujours fait sens. Dans l’Antiquité, explique Léopold Migeotte, les penseurs grecs utilisent le terme « acte » au pluriel (erga) pour faire référence aux activités productives (p. 10) et souligner leur aspect divers et concret. Celles-ci sont souvent perçues comme des tâches pénibles imposées aux « petites gens » (pénètes) qui n’ont d’autre choix que de travailler pour subvenir à leurs besoins (p. 17). Cette représentation concrète et négative des travaux perdure dans la Rome et la Grèce antiques. Et ce n’est pas la tradition chrétienne qui la remet en cause en définissant le travail agricole comme une punition imposée par Dieu à Adam suite au péché originel (p. 32). Jean-Marie Salamito mentionne néanmoins une exception : le philosophe et théologien chrétien saint Augustin qui, au IVe siècle après J.-C., conçoit la pratique de l’agriculture comme une « expression joyeuse » de la volonté de Dieu et une opportunité offerte à l’homme pour réfléchir à l’action divine (p. 33-36).
4C’est la Réforme protestante du XVIe siècle qui rompt véritablement avec la définition du travail comme effort pénible, comprend-on dans l’ouvrage. Les réformateurs protestants que sont Luther et Calvin ont contribué à réhabiliter la notion de travail, en lui conférant une valeur spirituelle, soutient Jean-Paul Willaime. Le travail est, pour eux, une réponse à l’appel de Dieu. Plus précisément, Luther définit le travail comme une « vocation » (Beruf) : chacun doit réaliser la tâche que Dieu lui a assignée (p. 59). La contribution de Hans-Peter Müller permet de revenir sur les réflexions de Max Weber qui, dans son ouvrage L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1904-1905), démontre que l’éthique protestante a finalement contribué indirectement au développement d’un ascétisme séculier et d’une nouvelle éthique du travail (p. 199), qui perdure depuis. « Le puritain voulait être un homme besogneux – et nous sommes forcés de l’être » (Weber, cité p. 198).
5À partir du XVIIIe siècle, alors que la division du travail se développe dans les sociétés commerçantes et industrielles, le travail se voit attribuer d’autres significations. D’après Daniel Mercure (p. 108), il est notamment défini comme une source de richesse par Adam Smith (1776) et l’économie politique. Plus tardivement, il est aussi pensé au regard de l’intégration sociale par Émile Durkheim (1893) et la sociologie, ajoute Edward A. Tiryakian. La division du travail est alors vue comme un fondement des sociétés à solidarité « organique » (p. 175). Le lecteur est néanmoins averti : ces penseurs sont conscients des méfaits de la division du travail (p. 109 et p. 172). À cet égard, de nombreuses contributions dans l’ouvrage montrent au lecteur que la signification du travail est au XIXe siècle un objet de réflexion critique pour les penseurs du développement des sociétés marchandes et capitalistes. Hans-Christoph Schmidt am Busch propose ainsi une lecture de la critique que fait Hegel de la société civile moderne (p. 92). Dans une société où l’objectif de la production n’est plus la satisfaction des besoins mais la réalisation des profits, le travail risque de devenir abstrait. Pour Hegel, le sujet n’étant plus à l’origine de sa manière de travailler, il est dans l’impossibilité de « s’extérioriser » c’est-à-dire de se retrouver dans son œuvre (p. 94). Pour sa part, Jan Spurk évoque la dénonciation du travail aliénant de Marx (p. 140-141). Quant à Michel Lallement, il revient sur les théories socialistes du XIXe siècle de Robert Owen, Saint-Simon, Etienne Cabet, Charles Fourier, Pierre-Joseph Proudhon et d’autres qui repensent le travail dans le but de proposer des modes de vie alternatifs au capitalisme libéral (p. 148).
6L’ouvrage souligne qu’au début du XXe siècle, le travail est également conçu, loin des conceptions révolutionnaires, comme une source de droits. Les réformistes socialistes britanniques que sont Beatrice et Sidney Webb, auxquels Claude Didry consacre un chapitre, plaident pour la mise en place d’une « démocratie industrielle » dans laquelle l’action législative des syndicats permettrait d’améliorer les conditions de travail (p. 225). De l’autre côté de l’Atlantique, d’après Jean-Jacques Gislain, l’économiste états-unien John R. Commons développe le projet d’un « capitalisme raisonnable » qui passerait par le développement d’un « faisceau de droits » régulant les conditions de travail, la rémunération et la protection sociale des travailleurs entre autres, et « sécurisant » ainsi le travail (p. 243-244).
7À la fin de chaque chapitre, tout en évitant un risque d’anachronisme, les contributeurs proposent des pistes de réflexion à propos des réalités actuelles du travail. Le second objectif de cet ouvrage – « questionner les auteurs classiques à partir de nos préoccupations contemporaines » (p. 3) – est ainsi atteint. Le lecteur est par exemple invité à repenser l’état des conditions de travail aujourd’hui, à l’aide de Durkheim ou de Commons. Edward A. Tiryakian suggère de se demander, comme le ferait peut-être Durkheim s’il avait vécu après la Deuxième Guerre mondiale, si le travail est toujours facteur de solidarité (p. 185). Jean-Jacques Gislain propose, pour sa part, de se demander si le projet de « capitalisme raisonnable » de Commons s’est concrétisé (p. 269) : des avancées en matière d’encadrement juridique du travail ont-elles été réalisées ? Si d’aventure le lecteur a le sentiment que son travail est aujourd’hui « dénué de sens », la possibilité lui est donnée, par ailleurs, de prendre du recul sur sa situation. L’impression de subir les évènements et de ne plus être auteur de sa vie ne correspond-elle pas à celle d’un sujet ne parvenant pas à « s’extérioriser » au sens d’Hegel ? C’est la question que pose Hans-Christoph Schmidt am Busch (p. 100). Compte-tenu des transformations actuelles du monde du travail, peut-on chercher encore un travail significatif et une « vocation » ? C’est l’interrogation de Hans-Peter Müller qui revient sur les écrits de Max Weber (p. 206-209). Enfin, le lecteur est encouragé à se saisir des pensées « classiques » pour réfléchir à la place du travail au XXIe siècle. Jean-Paul Willaime propose en effet une autre piste de réflexion possible à partir des textes de Max Weber. Observant qu’aujourd’hui, certains relativisent la place du travail dans leur vie quotidienne, il se demande si l’on n’assiste pas à une « seconde sécularisation » qui « remettrait en cause l’idée même du travail comme vocation, [et] déconnecterait le travail de l’accomplissement de soi en ne considérant plus celui-ci comme la voie obligée pour réussir sa vie » (p. 75). À cet égard, le lecteur peut aussi consulter les réflexions de Michel Lallement, qui suggère que nombreux sont ceux de nos jours qui repensent le travail en vue de développer des modes de vie alternatifs, comme c’était le cas au XIXe siècle (p. 166).
8En conclusion, au terme de cet ouvrage, le lecteur bénéficie d’une synthèse des réflexions de nombreux penseurs. S’il peut avoir l’impression que les chapitres sont juxtaposés et indépendants les uns des autres, il se souviendra que cette impression était justement recherchée par Daniel Mercure et Jan Spurk : « Nous n’avons pas cédé à la tentation d’inscrire dans un continuum les différentes conceptualisations du travail ou les notions apparentées. Une telle entreprise aurait trahi la richesse des pensées étudiées […] » (p. 3). On peut seulement regretter que la mise en perspective de l’actualité par les réflexions de ces penseurs « classiques » ne soit pas plus développée, dans la mesure où elle est souvent cantonnée à une sous-partie ou à un unique paragraphe. Mais après tout, l’objectif de cet ouvrage est surtout de permettre aux lecteurs de se saisir eux-mêmes des approches « classiques » du travail pour enrichir leurs propres réflexions contemporaines, ce qu’ils pourront tout à fait faire grâce à l’ensemble des contributions de cet ouvrage collectif.
Notes
1 Déjà en 2003, ils avaient entrepris ce travail en dirigeant l’ouvrage collectif Le travail dans l’histoire de la pensée occidentale qui contient d’ailleurs plusieurs contributions que l’on retrouve dans Les théories du travail. Les classiques.
2 Le choix des penseurs étudiés n’est pas justifié en introduction, si ce n’est par le fait qu’ils seraient des « classiques » et qu’ils appartiennent à différentes époques historiques (p. 4) ; ils auraient ainsi chacun développé une approche particulière du travail, relative à leur époque. Il est tout à fait possible de discuter ce choix comme le fait François Vatin dans sa recension de l’ouvrage.
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Référence électronique
Claire Federspiel, « Daniel Mercure, Jan Spurk (dir.), Les théories du travail. Les classiques », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 29 avril 2020, consulté le 26 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/40752 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.40752
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