Anne Madelain, L’expérience française des Balkans (1989-1999)
Texte intégral
- 1 Goffman Erving, Les cadres de l’expérience, Paris, Éditions de Minuit, 1991.
1La décennie 1989-1999 a vu ressurgir les Balkans sur la scène européenne. Jusque-là effacés par la polarisation Est-Ouest du continent, les regards se sont brusquement tournés vers eux pour assister aux guerres qui ont conduit à l’éclatement de la Yougoslavie après l’effritement rapide du bloc communiste. Le livre proposé par Anne Madelain n’est pas une histoire de ces années meurtrières, bien qu’elle en retrace de façon claire le déroulé, mais une analyse de la façon dont la société française a vécu l’événement. Elle reconstitue les réactions, les mobilisations et les incompréhensions suscitées par cette crise, en les reliant à ce qu’Erving Goffman nomme les « cadres de l’expérience »1 qui y ont conduit. Soucieuse de comparatisme, son étude porte à la fois sur la chute du régime communiste roumain et sur la fin de la fédération yougoslave. Dans les deux cas, il a existé en France une mobilisation qui a redonné aux Balkans une place dans le débat public.
2La première force du livre se situe dans l’effort de contextualisation de ces événements. Les crises roumaines et yougoslaves se sont déroulées au cours d’une période de transformation de l’information et d’accroissement du poids de l’opinion publique dans les démocraties occidentales, deux points qui ont favorisé de nouvelles formes de mobilisation. Anne Madelain prend en compte à la fois cette évolution des pratiques journalistiques qui ont abouti aux débats autour de la surinformation, de l’information spectacle et du droit de savoir, mais aussi sur les conditions de tournage des reporters évoluant dans la zone yougoslave. À cela, il faut ajouter deux contextes bien particuliers qui ont pu faire sens dans les esprits. D’une part, la chute des régimes socialistes et en particulier la révolution roumaine se sont déroulées alors que la France célébrait le bicentenaire de la Révolution de 1789. Cette concomitance a à la fois suscité l’intérêt mais aussi les simplifications et les mésinterprétations des événements. D’autre part, l’éclatement violent de la Yougoslavie est contemporain de l’accélération de la construction de l’Union européenne. De fait, il y a bien eu un « sentiment d’étrangeté vis-à-vis de cet État fédéral en dislocation » au moment même où l’Europe prenait le chemin inverse. Dernière clé de compréhension du contexte, la montée en puissance des ONG auxquelles on donne un rôle d’interprétation du conflit, instituant par-là un « tournant humanitaire du traitement médiatique » dans lequel on parle plus des victimes que des enjeux de la crise.
- 2 On entend par ingérence citoyenne l’intervention sur un terrain étranger de citoyens mobilisés hors (...)
3Le rôle croissant de ces ONG est le résultat d’une transnationalisation de l’action collective. Désormais, les mobilisations citoyennes revendiquent leur autonomie du politique et l’auteure avance l’hypothèse forte que l’engouement inédit pour des causes internationales est venu remplacer les combats nationaux après une décennie d’exercice du pouvoir par la gauche. Il y aurait alors une volonté de s’engager autrement, qui prend sa source durant les années 1980 autour des réseaux polonais et, déjà, de la Roumanie. Dans ce pays, la destruction des villages traditionnels au nom de la modernisation provoque une vague d’interventions coordonnées par l’association Opération Village Roumain dont les réseaux sont naturellement réactivés après 1989. C’est au sein de ces associations que se modélise le concept d’ingérence citoyenne2 qui prend tout son sens au cours des années 1990. Malgré tout, bien qu’elle s’accompagne d’étroites coopérations culturelles entre la France et la Roumanie, la mobilisation pour ce pays s’essouffle dès 1995.
4La temporalité des mobilisations se chevauche alors et la Yougoslavie est au centre des attentions à partir de 1993. Avant cette date, et bien que la crise ait commencé dès 1991, le processus de dislocation de la fédération se déroule dans une certaine indifférence. Le conflit fait pourtant l’objet de débats au sein des milieux intellectuels qui se scindent en trois groupes (les neutres, les pro-serbes et ceux dénonçant l’agression serbe) qui brouillent les clivages politiques habituels. Ces débats, dans lesquels les spécialistes des Balkans peinent à se faire entendre, posent le vocabulaire du discours médiatique et politique sur l’ex-Yougoslavie. Les premières mobilisations viennent du secteur culturel avec pour but de se positionner contre les atrocités de la guerre et contre l’indifférence, deux axes moraux qui permettent une « reconversion de l’engagement politique en terrain strictement symbolique ». En parallèle, le rôle de la culture dans les sociétés contemporaines fait l’objet d’une intense réflexion par les acteurs du militantisme. La mobilisation citoyenne qui suit se concentre quant à elle sur la dénonciation de la purification ethnique. Si ces militants se présentent comme non politisés, ils n’échappent pas à l’influence de la transmission de croyances, perceptions et savoirs qui forment les cadres hérités de l’expérience.
- 3 Koselleck Reinhart, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, Édit (...)
- 4 Bourdieu Pierre, Le sens pratique, Paris, Éditions de Minuit, 1980.
- 5 Fassin Didier, La raison humanitaire. Une histoire morale du temps présent, Paris, Gallimard/Seuil, (...)
5L’auteure s’appuie alors à la fois sur les notions de champ d’expérience décrit par Koselleck3 et d’habitus défini par Bourdieu4. L’engagement pour les Balkans se fait en effet à la croisée de valeurs et de vécus personnels tout en se caractérisant par une position d’extériorité vis-à-vis de l’espace yougoslave. Autrement dit, ce n’est pas le lien à la région qui a engendré l’intervention, mais plutôt l’expérience de mobilisations passées dans un contexte français (lutte contre le nazisme, militantisme catholique, gauche autogestionnaire). L’expérience politique s’efface pour laisser place à une mobilisation d’indignation et de principe, participant de ce que Didier Fassin a désigné comme une « raison humanitaire »5. Les deux pôles de mobilisation (intellectuels et citoyens) rencontrent toutefois des difficultés pour faire converger leurs actions. Les accords de Dayton (1995) entament la mobilisation qui s’effrite et disparaît après les événements du Kosovo en 1999. Cette expérience citoyenne reste cependant un laboratoire de nouvelles formes de militantisme : certains militants s’engagent par la suite dans l’altermondialisme qui émerge au cours de la décennie suivante et qui vient amplifier la vision transnationale de l’engagement.
6Le relatif échec de ces tentatives et leur caractère éphémère s’expliquent en grande partie par les rapports distants entre la France et les Balkans durant des siècles. Le deuxième point fort de ce livre consiste à enraciner l’expérience balkanique française dans la longue durée pour rendre compte à la fois du désarroi face à des crises que la France n’avait pas vues venir et des incompréhensions qu’elles ont pu susciter. L’auteure distingue trois moments : entre la fin du XVIIIe siècle et la Seconde Guerre mondiale, entre 1945 et 1989 et durant la décennie 1989-1999. De fait, les deux premiers siècles sont faits de « relations à éclipses » pendant lesquelles il n’y a guère d’expérience directe des Balkans (contrairement à l’Allemagne ou l’Italie). C’est l’époque des Balkans fantasmés, au cours de laquelle, à partir d’une littérature de seconde main, se construit une image négative de la région perçue comme « un ensemble qui pose problème ». Malgré cela, à la faveur de l’exaltation des petites nations face au pangermanisme, le regard se modifie durant l’entre-deux-guerres. D’intenses relations franco-roumaines et franco-yougoslaves se mettent en place, dont la mémoire est réactivée à partir de 1991 au nom d’un héritage historique oublié. Avec la polarisation de l’Europe en deux blocs antagonistes, les liens se distendent : si la Yougoslavie devient, pour une partie de la gauche, une « terre d’expérience » à travers l’autogestion dont elle se réclame en s’inspirant du système de Tito, il n’y a pas de liens directs avec le terrain yougoslave. Cette référence à l’autogestion est abandonnée durant les années 1980 avec l’arrivée de la gauche au pouvoir en France, et la Yougoslavie sort du regard des observateurs français au moment même où son propre système atteint ses limites. Anne Madelain fait, pour la même décennie, le constat de la faiblesse de la recherche française sur les Balkans, une recherche mal structurée, mal diffusée et périphérique. Les relations culturelles sont également très ténues, parfois teintées de tropisme serbe, et la littérature balkanique très peu diffusée.
7On comprend alors que la crise des Balkans des années 1990 constitue une « mutation d’expérience » qui, mêlant une perte d’illusion face au socialisme à la démocratisation et à l’image d’une Europe vécue comme zone pacifiée, suscite d’abord l’incompréhension. Si l’on s’indigne en dénonçant la montée du nationalisme et l’inaction gouvernementale, l’aide humanitaire n’échappe pas aux malentendus, à la fois parce qu’elle est parfois inadaptée aux besoins réels et qu’elle se heurte à une confrontation de modèles politiques et sociaux. Face à la corruption, aux continuités politiques et intellectuelles entre le passé communiste et la « démocratisation » mais aussi aux choix idéologiques (libéralisme, nationalisme) des nouveaux gouvernants, l’engouement finit par laisser place à la désillusion. Au même moment, le discours public sur les Balkans introduit un nouveau paradigme explicatif à cette crise : l’ethnicité, conçue comme clé de compréhension de la zone balkanique sans que ne soit prise en compte la complexité des rapports politiques et sociaux, ajoutant ainsi un énième stéréotype sur cette région.
8L’ouvrage remplit largement son objectif d’analyse des cadres de l’expérience française des Balkans. On aurait certes aimé que d’autres pays servent de points de comparaison, comme l’Albanie (qui apparait seulement à la fin du livre avec l’écrivain Ismail Kadaré) dont on aurait pu attendre un parallèle entre l’expérience des milieux maoïstes qui prennent l’Albanie comme référence européenne et celle des partisans de l’autogestion d’inspiration yougoslave. Cette remarque ne doit toutefois pas occulter la richesse du propos de ce livre qui retrace habilement ce qui fonde, de façon générale, les rapports d’une société à une autre.
Notes
1 Goffman Erving, Les cadres de l’expérience, Paris, Éditions de Minuit, 1991.
2 On entend par ingérence citoyenne l’intervention sur un terrain étranger de citoyens mobilisés hors d’un cadre étatique, qui peuvent éventuellement se grouper sous forme d’associations (organisations non gouvernementales).
3 Koselleck Reinhart, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, Éditions de l’EHESS, 2016.
4 Bourdieu Pierre, Le sens pratique, Paris, Éditions de Minuit, 1980.
5 Fassin Didier, La raison humanitaire. Une histoire morale du temps présent, Paris, Gallimard/Seuil, 2010.
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Référence électronique
Mickaël Wilmart, « Anne Madelain, L’expérience française des Balkans (1989-1999) », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 27 avril 2020, consulté le 07 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/40635 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.40635
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