Navigation – Plan du site

AccueilLireLes comptes rendus2019Jean-Marie Durand, Homo intellectus

Jean-Marie Durand, Homo intellectus

Guillaume Arnould
Homo Intellectus
Jean-Marie Durand, Homo Intellectus. Une enquête (hexagonale) sur une espèce en voie de réinvention, Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2019, 271 p., ISBN : 978-2-348-04149-5.
Haut de page

Texte intégral

  • 1 Winock Michel, Les voix de la liberté. Les écrivains engagés au XIXe siècle, Paris, Seuil, 2016
  • 2 Voir par exemple Lilti Antoine, Figures publiques. L’invention de la célébrité (1750-1850), Paris (...)

1La notion d’intellectuel fait l’objet de tensions et de controverses depuis son apparition dans le débat public. C’est à l’occasion de l’affaire Dreyfus et de la prise de position d’Émile Zola contre l’injustice du traitement judiciaire du capitaine que la figure de l’intellectuel s’impose dans la société française1. Celui-ci n’est plus seulement l’individu dont le travail est lié aux capacités de l’esprit et à l’acquisition de connaissances : il est celui qui mobilise ses savoirs et sa position sociale spécifique pour donner son opinion sur les événements du monde qui l’entoure, pour prendre parti, pour protéger et critiquer. À cet égard un philosophe comme Voltaire défendant dans l’affaire Calas un père protestant accusé d’avoir tué son fils voulant se convertir au catholicisme en est un des fondateurs. Les gens de lettres deviennent célèbres en entrant ainsi, du XVIIIe siècle à nos jours, dans la « mêlée » des débats de société2 et commencent à susciter une attente ou des craintes selon qu’ils soutiennent ou critiquent une cause. Le livre de Jean-Marie Durand, journaliste spécialiste de la vie des idées, nous décrit les grandes évolutions contemporaines de cette figure.

  • 3 Dosse François : La saga des intellectuels français, Tome I : À l'épreuve de l'histoire (1944-196 (...)

2La démarche de l’auteur repose sur de nombreux entretiens réalisés avec des penseurs français ou francophones, dans les nombreux médias auxquels il contribue. Ceci en fait une enquête originale, vivante et agréable à lire. L’auteur ne se livre pas à une analyse historique d’ampleur, comme a pu le faire récemment François Dosse dans La saga des intellectuels français3. S’il mobilise les grandes évolutions des fonctions assignées aux savants, écrivains ou chercheurs dans l’espace public, c’est pour en comprendre le rôle aujourd’hui et demain. Cet ouvrage se découpe ainsi en trois parties. La première dresse un constat sévère et évoque le « climat crépusculaire » de la vie intellectuelle française actuelle où le magistère des penseurs, patiemment construit, est sévèrement remis en question depuis les années 1980. La deuxième décrit les intellectuels comme des « survivalistes » faisant de plus en plus face à des situations matérielles précaires et des débats publics enragés et virulents. La troisième et dernière partie traite des transformations des modes de fonctionnement intellectuels : les nouveaux collectifs (de chercheurs, laboratoires, militants, lieux de débats…), les nouvelles thématiques et les nouveaux rapports sociaux qui en découlent.

3Jean-Marie Durand aborde surtout le travail intellectuel tels que ceux qui l’incarnent le conçoivent et pas leur production au sens strict. L’ouvrage débute ainsi par une première partie presque décourageante où l’intellectuel apparaît comme une « figure du passé » que l’on n’écoute plus, que l’on considère à peine ou que l’on méprise parfois. Une des principales difficultés découle de la disparition de figures intellectuelles emblématiques, véritables « fantômes » qui hantent le monde actuel des idées : Jean-Paul Sartre, Michel Foucault, Louis Althusser, Fernand Braudel, Pierre Bourdieu, Jean Baudrillard, Gilles Deleuze ou Jacques Derrida (entre autres). Ils font figure de « spectres » car leur omniprésence dans le débat public dans la seconde moitié du XXe et leur statut de figures détentrices de la vérité constitue aujourd’hui un repoussoir pour les nouvelles générations qui évitent de se positionner en intellectuels omniscients et généralistes. Dans le même temps ils demeurent un point de comparaison incontournable pour les acteurs de la vie des idées. Aucun auteur contemporain ne peut par exemple imaginer être autant lu que Braudel, Foucault ou Bourdieu. Rares sont ceux qui sont autant écoutés que Sartre, Aron ou Camus. Leurs œuvres restent des références incontournables et sont même souvent approfondies par des travaux actuels (en particulier Michel Foucault ou Pierre Bourdieu dont les analyses semblent toujours d’une actualité politique et sociale criante).

4Jean-Marie Durand évoque aussi les territoires du monde intellectuel, en particulier Saint-Germain-des-Prés à Paris où étaient concentrés les grandes institutions universitaires et les grands éditeurs de l’Hexagone. Ce lieu et son imaginaire où le pouvoir intellectuel semblait constituer un petit monde avec de solides réseaux de connivence ne correspond plus à la réalité : les acteurs et les touristes ont remplacé les écrivains et les éditeurs. Enfin, si les années 1970 peuvent être considérées comme l’apogée du magistère des intellectuels, leur parole perd sa place prépondérante dans l’espace public à partir des années 1980. Le statut des intellectuels a changé et s’est dégradé. Ceux-ci ne sont plus écoutés et ne se sentent plus entendus. Certains associent cet état de fait à un déclin du pays tout entier, à une représentation de la France comme une nation dépassée du point de vue de la production des idées (notamment par rapport aux États-Unis). De plus les sciences humaines et sociales ont perdu leur place centrale et intégratrice au sein du monde de la pensée. Les sciences cognitives qui cherchent à percer les secrets du cerveau humain ou l’économie et ses techniques opérationnelles ont par exemple réduit la place de la sociologie ou de l’histoire dans le débat public. Si on rajoute le discrédit médiatique dont souffrent parfois les intellectuels, ce portrait apocalyptique renforce l’idée de fin de route. La seule certitude qui demeure finalement c’est que l’on a sans doute trop considéré la notion d’intellectuel comme une unité, un tout, qui ne correspond pas à la diversité des personnes.

  • 4 « La notion d’intellectuel renvoie d’abord à la sphère du travail (on exerce un emploi intellectuel (...)

5Dans la deuxième partie, l’auteur traite de la précarité du statut des penseurs intellectuels actuels qu’ils soient auteurs de livre ou enseignants-chercheurs. Il s’agit de véritables survivants particulièrement pour celles et ceux qui développent une analyse critique. Sans pouvoir facilement dénombrer le phénomène, bien qu’il soit estimé à environ 800 000 personnes en France, Jean-Marie Durand montre comment cette apparition d’un personnel hautement qualifié mais faiblement rémunéré ou sans emploi stable est emblématique du monde contemporain4. C’est une conséquence de la massification scolaire puis universitaire qui a permis de créer de nombreux postes d’enseignants-chercheurs sans pouvoir malgré tout accueillir tous les diplômés (en particulier les titulaires de doctorats). L’auteur parle ainsi d’une « plèbe » pour décrire ce déclassement des intellectuels combiné à la crise de l’université qui ne peut plus répondre efficacement aux besoins d’un nombre croissant d’étudiants. Les réformes d’inspiration libérale et managériale de l’enseignement supérieur achèvent de déstabiliser les acteurs du monde de la pensée. Cet état de fait s’accompagne de l’apparition d’une nouvelle figue d’intellectuels « guerriers », condamnés à chercher la popularisation de leurs idées par l’affrontement, l’anathème, la critique radicale. Les débats d’idées ne sont plus seulement intenses, ils se réduisent parfois à l’invective voire l’insulte. L’intellectuel ne sait plus où ni comment se positionner face aux politiques ou aux militants. Compagnon ? Critique bienveillant ? Spectateur engagé ? Jean-Marie Durand clôt cette partie par une analyse plus poussée du statut spécifique des femmes dans le monde intellectuel : dominées, minorées, parfois invisibilisées dans les instances scientifiques, les lieux de pouvoir, elles ont réussi à produire un savoir spécifique rendant compte des problèmes sociaux ignorés jusqu’ici, et à s’imposer dans les domaines traditionnels de la connaissance (histoire, philosophie...). Elles représentent bien cette idée de « survivalistes ». 

6La troisième et dernière partie est consacrée au renouvellement, qui passe par le retour des intellectuels « collectifs ». Reprenant une tradition solidement ancrée dans le paysage culturel français (comme la Ligue des Droits de l’Homme fondée à l’occasion de l’affaire Dreyfus ou le Groupe d’Information sur les Prisons créé en 1971) cette démarche de production en commun s’incarne à présent dans les think tanks, véritables boîtes à idées qui regroupent des penseurs qui souhaitent peser dans les débats publics en diffusant massivement leurs analyses. Le positionnement des intellectuels en 1995 lors du mouvement de grève contre les réformes des retraites a structuré certaines attitudes actuelles. À l’image de Pierre Bourdieu prenant position en faveur des cheminots, tous les mouvements sociaux qui se sont succédé depuis sont marqués par des engagements personnels marqués et appuyés sur les travaux scientifiques des intellectuels qui y participent. On pense par exemple à l’économiste Frédéric Lordon à l’occasion du mouvement Nuit Debout qui contestait les réformes du droit du travail du gouvernement Valls.

7Ce livre, véritable voyage initiatique dans le nouveau quotidien des intellectuels français se termine par une cartographie sélective des champs et des territoires investis par les penseurs actuels : nouveaux objets de réflexion (la cause animale, l’écologie, l’immigration) combinés aux anciens (la démocratie), nouvelles formes d’écritures et de participation au débat public (organisation d’expositions, écritures collectives, relations aux médias), dialogue renforcé avec les traditions de sciences sociales internationales ou avec d’autres domaines sociaux (arts, militantisme). On ne peut que partager le constat de Jean-Marie Durand de la naissance d’un nouveau modèle de l’intellectuel.

Haut de page

Notes

1 Winock Michel, Les voix de la liberté. Les écrivains engagés au XIXe siècle, Paris, Seuil, 2016

2 Voir par exemple Lilti Antoine, Figures publiques. L’invention de la célébrité (1750-1850), Paris, Fayard, 2014. Compte rendu de Louis Georges pour Lectures : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/15851.

3 Dosse François : La saga des intellectuels français, Tome I : À l'épreuve de l'histoire (1944-1968), Paris, Gallimard, 2018 Compte rendu de Christophe Premat pour Lectures : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/29204 et Dosse François : La saga des intellectuels français, Tome II : L’avenir en miettes (1968-1989), Paris, Gallimard, 2018. Compte rendu d’Élise Escalle : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/29714.

4 « La notion d’intellectuel renvoie d’abord à la sphère du travail (on exerce un emploi intellectuel) ; être intellectuel renvoie aussi à sa formation initiale et à l’obtention de diplômes ; et renvoie enfin à son origine sociale (avoir un parent qui exerçait un emploi intellectuel). » p. 93

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Guillaume Arnould, « Jean-Marie Durand, Homo intellectus », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 12 décembre 2019, consulté le 13 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/39503 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.39503

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search