Jocelyne Porcher, Cause animale, cause du capital
Texte intégral
1Le dernier ouvrage de la sociologue Jocelyne Porcher est le produit de plus de cinq ans de réflexions consacrées à « interroger la possible collusion d’intérêts entre industriels des biotechnologies et “défenseurs” des animaux pour imposer une agriculture sans élevage » (p. 5). Il révèle que de nombreux acteurs sont engagés dans la « cause animale », notamment des start-up et leurs investisseurs, parmi lesquels des multinationales, des sociétés de capital-risque et même des associations « nonprofit » ; tous sont « plus ou moins reliés entre eux » (p. 81). Porcher fait systématiquement usage des guillemets pour faire référence aux « défenseurs » des animaux et aux associations « nonprofit », car elle tente de démontrer tout au long de son ouvrage que l’idéologie végane soutient « le développement des biotechnologies alimentaires » (p. 73) et que ces acteurs visent notamment le profit d’un marché en pleine croissance. Si l’auteure n’informe pas son lecteur de la méthodologie choisie pour ce travail, nous pouvons déduire de notre lecture que les données sont avant tout bibliographiques ou ont été recueillies en ligne, soit dans la presse soit sur les sites internet des acteurs mentionnés. L’ouvrage consiste ainsi en un plaidoyer contre cette idéologie qui défend une alimentation sans produits d’origine animale, pour le bien des animaux, de la planète, de la santé humaine… et des investisseurs.
2L’une des questions centrales du livre est l’annonce d’un changement marquant qui pourrait être généré par l’agriculture sans élevage : la fin de la vie et du travail avec les animaux de ferme. Aux yeux de l’auteure, le déploiement de l’agriculture cellulaire, qui crée des produits similaires à ceux issus de l’agriculture traditionnelle mais à partir de la culture de cellules, pourrait susciter la « disparition » de ces animaux. Ce marché encore embryonnaire serait propulsé par les acteurs de la cause animale, qui défendent précisément la libération des animaux de toute activité de travail, dans un souci de garantir leur bien-être. Cependant, pour la sociologue, ladite libération pourrait susciter l’effet inverse : « les chiens, les chevaux et d’autres animaux engagés dans le travail peuvent souffrir d’en être écartés » (p. 40) car une part importante de leurs comportements a été acquise dans le travail. Ainsi, elle propose comme alternative de « refaire de l’élevage », c’est-à-dire de redéfinir ses bases, en le rapprochant de l’élevage traditionnel ou paysan, en évitant son assujettissement au système industriel et en permettant aux éleveurs et à leurs bêtes de vivre dignement.
3Parmi les nombreuses critiques adressées par l’auteure aux discours militant pour la cause animale, l’une des plus importantes concerne l’opposition souvent dressée entre d’une part l’élevage industriel et d’autre part les refuges ou sanctuaires, considérés par les associations comme les seuls lieux où les bêtes peuvent être libérées de toute exploitation. Dans ces discours, les autres possibilités de relation aux animaux seraient négligées. Par conséquent, la question du bien-être ne permettrait pas de penser les conditions de vie des animaux au travail, les associations se limitant aux sources les plus frappantes de leur souffrance dans le modèle industriel. Le bien-être aurait donc échoué « à faire évoluer favorablement les conditions de vie des animaux et, plus grave encore, à apporter des connaissances scientifiques nouvelles et fiables sur les mondes des animaux domestiques » (p. 37).
- 1 Jocelyne Porcher, Vivre avec les animaux. Une utopie pour le xxie siècle, Paris, La Découverte, col (...)
4Un autre point de la critique concerne la mention de l’élevage en tant qu’entité générique et continuité historique des rapports de domination que les humains entretiennent avec les animaux, sans jamais faire la distinction avec les « productions animales ». Ce concept, développé dans un autre ouvrage par la sociologue1, est utilisé lorsqu’il est question d’industrie, dans le but de mettre en évidence les différences fondamentales qui la séparent de l’élevage traditionnel, caractérisé par un système extensif plus respectueux des animaux et de l’environnement. Ainsi, le lecteur est invité à faire retour sur l’histoire du modèle des « productions animales », développé après la Seconde Guerre mondiale dans la plupart des pays occidentaux. Ses caractéristiques principales sont l’industrialisation de l’élevage, l’intensification du travail et la réduction drastique du nombre de fermes. Les arguments qui ont permis ce changement se basaient sur une valorisation de la science et de l’innovation, notamment à travers la zootechnie et l’insémination artificielle. Science et industrie se sont donc appropriées les relations de travail entre humains et animaux « au nom du progrès scientifique et social en prétendant faire mieux que les paysans » (p. 77).
5Le lien entre ce contexte et les innovations actuelles de l’agriculture cellulaire est mis en évidence par l’ouvrage : avec une rhétorique assez similaire, ces dernières luttent contre l’archaïsme des productions animales, annonçant « pouvoir faire mieux […] pour la planète, pour la santé, pour les animaux » (p. 77). Selon l’auteure, cette nouvelle industrie pourrait finaliser le processus de détachement envers les animaux de ferme, notamment à travers l’appropriation capitaliste, « permettant la production de la matière animale sans les animaux » (p. 15). Le texte attire l’attention également sur l’argument « fallacieux » selon lequel nous devrions arrêter l’élevage en vertu de découvertes scientifiques démontrant l’intelligence des animaux de ferme. Pour l’auteure, « ce n’est pas parce qu’ils les considéraient comme des abrutis que les paysans travaillaient avec des bœufs et des cochons, mais au contraire parce qu’ils avaient l’expérience de leur intelligence dans le travail au quotidien » (p. 15).
6Porcher est habituée à la présence des animaux liée au travail, car elle a elle-même été éleveuse de brebis et salariée en porcheries industrielles. Son expérience lui a permis de développer un regard minutieux et sensible sur les rapports entre humains et animaux. Cependant, l’analyse des acteurs visés dans cet ouvrage est considérablement moins précise et ne semble pas se fonder sur une recherche de terrain. Si elle opère une intéressante contextualisation historique et même un long recensement des principales start-up et associations « nonprofit », celles-ci sont représentées comme des groupes assez homogènes, « cupides, stupides, naïfs, ou crédules » (p. 80), guidés par le modèle capitaliste. Pour éviter ce type de simplifications, l’enquête gagnerait à présenter des analyses moins catégoriques, afin de percevoir la diversité des points de vue et les controverses au sein même de ces réseaux, qui ne parlent pas d’une seule voix. Reste que l’ouvrage trace un aperçu assez complet des enjeux économiques qui entourent l’agriculture cellulaire et les acteurs de la cause animale, fournissant des informations fondamentales pour comprendre les possibles conflits d’intérêts en jeu.
Notes
1 Jocelyne Porcher, Vivre avec les animaux. Une utopie pour le xxie siècle, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui », 2011 ; compte rendu de François Thoreau pour Lectures : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/6640.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Cristina Romanelli, « Jocelyne Porcher, Cause animale, cause du capital », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 03 décembre 2019, consulté le 04 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/39443 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.39443
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page