René Lévy, Laurence Dumoulin, Annie Kensey, Christian Licoppe, Le bracelet électronique : action publique, pénalité et connectivité
Texte intégral
- 1 « Les données déterminent tout ce que nous faisons ».
- 2 Bentham introduisait son ouvrage ainsi : « Si on trouvait un moyen de se rendre maître de tout ce q (...)
- 3 Audureau William, « Ce qu’il faut savoir sur Cambridge analytica, la société au cœur du scandale (...)
- 4 Foucault Michel, Surveiller et punir, Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, p. 162.
- 5 Ibid., p. 149.
- 6 Deleuze Gilles, Foucault, Paris, Les Éditions de Minuit, 1986, p. 34-35.
1« Data drives all we do »1, aurait pu être le titre d’un ouvrage de Jeremy Bentham2. Mais il s’agit du slogan de l’entreprise Cambridge Analytica qui, en 2013, se donnait pour mission de changer les comportements des gens grâce aux données personnelles. L’entreprise a fait scandale après la récupération de données de plusieurs millions de personnes à leur insu3. Dans une certaine mesure, la surveillance électronique vise les mêmes résultats que cette entreprise, à la différence majeure que les personnes qui y sont soumises, le sont sous le régime de la contrainte ; en outre celle-ci repose sur leur corps. Foucault déployait l’argument d’une société de contrôle exerçant sur le corps humain « une machinerie de pouvoir qui le fouille, le désarticule et le recompose »4. Or Foucault associait cet exercice du pouvoir au savoir, montrant ainsi que la prison fonctionne « comme un appareil de savoir »5. Le pouvoir chez Foucault « n’a pas d’essence, il est opératoire. Il n’est pas attribut, mais rapport : la relation de pouvoir est l’ensemble des rapports de forces [...] [Il] est local parce qu’il n’est jamais global, mais il n’est pas local ou localisable parce qu’il est diffus »6.
- 7 Simon Lise, Warde Luc, « Représentation des Français sur la prison », Cahiers d’études pénitentia (...)
- 8 Droit, Criminologie, Sociologie du droit et des institutions pénales, Sociologie des technologie (...)
- 9 Notons que les vidéos ne se trouvent pas dans la rubrique « surveillance électronique » du site (...)
2Le présent ouvrage ne manque pas de références à ces travaux et auteurs. Il est en effet tentant d’appréhender la question du bracelet, et plus globalement de la surveillance électronique, sous l’angle de la prison où la première viendrait finalement à la place de la seconde. Nous notons qu’un numéro du Cahier d’études pénitentiaires et criminologiques consacré à la représentation des Français sur la prison établit un lien entre ces deux versants de la pénalité : « Au-delà de ne pas vouloir supprimer la prison, la plupart des personnes interrogées expriment une volonté de durcir l’application des peines. […] Ces volontés partagées de durcissement n’excluent pas une large volonté de développer les peines alternatives à la prison. [...] En effet, 87% des personnes interrogées souhaitent le développement de mesures qui permettent d’exécuter une peine hors de la prison comme le travail d’intérêt général ou le bracelet électronique »7. C’est toute la richesse de ce livre réunissant les contributions de seize auteurs issus de disciplines diverses8, que d’aborder cette question pour s’en démarquer ensuite. Il fait suite à un colloque international « Le Bracelet électronique : état des lieux, état des savoirs » qui s’est tenu, à Telecom Paris Tech en 2016. Un lien vers des vidéos du colloque vient compléter l’ouvrage9.
- 10 En lien avec une absence de couleurs, mais peut-être en raison d’un certain âge, nous relevons une (...)
- 11 Il est vrai que les pays étudiés ici sont des pays majoritairement occidentaux (France, Allemagne, (...)
3L’ouvrage est composé de douze contributions et en fin d’ouvrage, d’une bibliographie finale réunissant l’ensemble des références mentionnées, d’une liste des figures10 et des tableaux, d’une liste des abréviations et d’une table des matières. L’introduction de Dumoulin, si elle décline le plan de l’ouvrage et son argumentation, constitue déjà une entrée en matière dense, comme l’est le reste du livre. En effet, elle montre tout d’abord que la réflexion sur la surveillance électronique est souvent traitée en comparaison avec la prison et qu’elle a été scientifiquement construite dans le sillage des problématiques alliant rationalité pénale et contrôle social. Or l’objectif affiché est ici d’ouvrir à de nouvelles approches ou nouveaux regards scientifiques en se décentrant du cadre pénal, notamment en repensant « la transformation des économies et modalités de la présence humaine dans les sociétés11 équipées de technologies numériques » (Dumoulin, p. 14). Partant, le livre se structure donc autour de trois perspectives de recherches résumées dans le titre. Dans la première partie, la surveillance électronique est abordée comme solution d’action publique. Dans le deuxième, c’est comme mesure de surveillance et de contrôle pénal ou policier que le bracelet est traité. Enfin dans la troisième, il est analysé dans son rapport à la technique et à la connectivité et les auteurs y abordent les implications sociales que celles-ci entraînent. Malgré un découpage qui pourrait a priori laisser penser à des textes peu liés les uns avec les autres, il ressort une cohérence générale de l’ensemble permettant d’avoir une vision globale de l’objet.
4À ce titre, la question de l’efficacité de la surveillance électronique demeure présente tout au long de l’ouvrage mais elle est abordée selon des points de vue multiples. La première partie mobilise des méta-analyses pour montrer qu’il est finalement complexe d’obtenir des données fiables quant à cette question. En effet, des biais dus à la diversité des contextes (géographiques, légaux), des populations visées ou concernées, des types d’infractions sanctionnées, des objectifs des programmes (selon qu’ils visent une réduction de la récidive ou une réduction des coûts), font qu’il apparaît vain d’envisager une évaluation globale, mais qu’il est plus pertinent d’étudier les effets d’un programme spécifique.
- 12 Haverkamp cite aussi les violences domestiques. On notera qu’à l’occasion du grenelle sur les viole (...)
5L’ouvrage met aussi l’accent sur le déplacement de l’usage de la surveillance électronique. L’article de Slingeneyer montre que le Conseil de l’Europe a peu à peu fait passer la réinsertion (et non la réparation), initialement mise en avant, derrière une volonté de contrôle de la réinsertion. On observe aussi avec Paterson et la possibilité d’un élargissement du filet pénal (p. 46) ou avec Haverkamp et le cas des hooligans en Allemagne (p. 99)12, un autre type de déplacement où finalement, la surveillance électronique, autrefois utilisée comme pratique pénale, tendrait aujourd’hui à se développer comme mesure policière ou de sécurité, sous un angle dit préventif. Cette aspiration se trouve confortée par le fait que la surveillance électronique s’inscrit dans un marché au sein duquel les financeurs prennent place et parti. En ce sens, Lévy dévoile dans quelle mesure la surveillance électronique et ses développements reposent moins sur l’évaluation ou la démonstration de son efficacité que sur l’influence des financeurs d’une part, et sur le fait que l’endiguement de la criminalité par la technique, constitue un enjeu politique. Kaminski va dans le même sens en démontrant que le discours politique, pris dans une autre temporalité que celle de la recherche, argumente moins ses décisions par une efficacité objectivée par la connaissance, que par des stratégies de crédibilité Pour lui, la crédibilité « repose à la fois sur une reconnaissance, même non informée, de la valeur de l’énonciation et de la valeur de l’énoncé » (p. 152).
6L’autre point fort de l’ouvrage est de considérer l’ensemble de l’agencement de la surveillance électronique comme un dispositif (Licoppe, Tuncer) en analysant les éléments techniques mobilisés (bracelets, alarmes, téléphones, radiofréquence, GPS, etc.) et leurs effets sur les personnes impliquées (surveillants, surveillés, SPIP, etc.). On pourrait ici, et c’est peut-être le seul regret qu’on aura eu à la lecture de l’ouvrage, déplorer le fait que le traitement de la surveillance électronique par les juges et leurs critères, au-delà des principes de légalité, ne soient pas abordés. D’autant que lorsque Henneguelle et Kensey l’abordent (p. 134), elles donnent matière à penser qu’un champ de recherche reste ici ouvert.
- 13 Tout un champ sémantique nouveau s’ouvre pour évoquer la surveillance électronique, faisant appel à (...)
- 14 Harcourt E. Bernard, Exposed : Desire and disobedience in a Digital Age, Cambridge, Harvard Univers (...)
- 15 Razac Olivier, « La matérialité de la surveillance électronique », Déviance et société, vol. 37, n° (...)
- 16 Deleuze Gilles, op. cit., p. 47.
7Concernant les surveillants, les auteurs montrent qu’ils ne sont pas épargnés par les effets de la technologie et du dispositif, posant à la fois la question de leur reconnaissance, voire identité professionnelle (Licoppe, Tuncer). La technologie vient ici contraindre tant les contrôlés que les contrôleurs (Troshynski, p. 199 ; Kaminiski, p. 171). Mais ce sont surtout les effets sur les personnes surveillées, qui sont développés en fin d’ouvrage, où Vanhaelemeesch et Vander Beken font état de sentiments de peur et d’insécurité, où Troshynski expose les effets de ségrégation et d’exclusion sociale qui découlent de cette surveillance permanente, où Nellis, à travers la connectivité contrainte13, montre la manière dont c’est bien le corps, devenu calculable, qui est visé, touché et atteint. Nellis, dont la contribution clôt l’ouvrage, propose de se décentrer de la question pénale et de penser le rapport que chacun entretient aux données et à la connectivité afin de mieux comprendre la surveillance électronique, pointant en référence au travail d’Harcourt14, que la vie quotidienne « ressemble au bracelet électronique » (p. 214). Dans cet espace où la « virtualité d’un pouvoir absent »15 le rend permanent, Nellis interroge : « Qui décide comment façonner et limiter les technologies de surveillance électronique » (Ibid.) ? Ceci n’est pas sans rappeler les propos de Deleuze qui écrivait : « Il y a une technologie humaine avant qu’il y ait une technologie matérielle »16.
8Il ressort une cohérence globale de l’ouvrage, où la diversité des contributions et des types d’approche permet de rendre compte de la complexité de cet objet qu’est le bracelet et plus largement de la surveillance électronique. La lecture de l’ouvrage permet à la fois de porter un regard critique sur ce dispositif, en dehors d’un cadre strictement pénal, et contraint à reposer systématiquement la question du contexte, obligeant, et c’est l’une des qualités des articles réunis ici, à l’humilité. Il remplit enfin parfaitement sa fonction d’ouvrir à de nouveaux questionnements.
Notes
1 « Les données déterminent tout ce que nous faisons ».
2 Bentham introduisait son ouvrage ainsi : « Si on trouvait un moyen de se rendre maître de tout ce qui peut arriver à un certain nombre d’hommes, de disposer tout ce qui les environne, de manière à opérer sur eux l’impression que l’on veut produire, de s’assurer de leurs actions, de leurs liaisons, de toutes les circonstances de leur vie, en sorte que rien ne pût échapper ni contrarier l’effet désiré, on ne peut pas douter qu’un moyen de cette espèce ne fût un instrument très énergique et très utile que les gouvernements pourraient appliquer à différents objets de la plus haute importance », Bentham Jeremy, Le Panoptique, Paris, Belfond, 1977.
3 Audureau William, « Ce qu’il faut savoir sur Cambridge analytica, la société au cœur du scandale Facebook », Le Monde, 22 mars 2018.
4 Foucault Michel, Surveiller et punir, Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, p. 162.
5 Ibid., p. 149.
6 Deleuze Gilles, Foucault, Paris, Les Éditions de Minuit, 1986, p. 34-35.
7 Simon Lise, Warde Luc, « Représentation des Français sur la prison », Cahiers d’études pénitentiaires et criminologiques, n° 49, 2019, p. 9.
8 Droit, Criminologie, Sociologie du droit et des institutions pénales, Sociologie des technologies d’information et de communication, Economie, Sciences politiques, Sciences informatiques et des systèmes etc.
9 Notons que les vidéos ne se trouvent pas dans la rubrique « surveillance électronique » du site Criminocorpus, mais dans la rubrique Varia.
10 En lien avec une absence de couleurs, mais peut-être en raison d’un certain âge, nous relevons une difficulté à distinguer certaines courbes des graphiques (p. 125 en particulier).
11 Il est vrai que les pays étudiés ici sont des pays majoritairement occidentaux (France, Allemagne, Belgique, Etats-Unis, Danemark, Suède, Pays de Galles, Angleterre, Suisse). L’Argentine fait figure d’exception.
12 Haverkamp cite aussi les violences domestiques. On notera qu’à l’occasion du grenelle sur les violences conjugales, le gouvernement français, s’inspirant de l’Espagne, a annoncé la mise en place de bracelets anti-rapprochement. Cordier Solène, « Les arbitrages du Grenelle contre les violences conjugales : des mesures, mais sans plus de moyens », Le Monde, 25 novembre 2019.
13 Tout un champ sémantique nouveau s’ouvre pour évoquer la surveillance électronique, faisant appel à des expressions variées et fonctions du point de vue de celui qui les utilise : ainsi dans l’ouvrage on trouvera les termes de technocorrection, capitalisme de surveillance, industrie de géolocalisation à vocation commerciale, géomédias, prison virtuelle, e-carcération, gardiens mobiles…
14 Harcourt E. Bernard, Exposed : Desire and disobedience in a Digital Age, Cambridge, Harvard University Press, 2015.
15 Razac Olivier, « La matérialité de la surveillance électronique », Déviance et société, vol. 37, n° 3, 2013, p. 389-403, p. 392.
16 Deleuze Gilles, op. cit., p. 47.
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Référence électronique
Cédric Le Bodic, « René Lévy, Laurence Dumoulin, Annie Kensey, Christian Licoppe, Le bracelet électronique : action publique, pénalité et connectivité », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 03 décembre 2019, consulté le 22 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/39366 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.39366
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