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Mireille Cifali, Préserver un lien. Éthique des métiers de la relation

Sébastien Bauvet
Préserver un lien
Mireille Cifali, Préserver un lien. Éthique des métiers de la relation, Paris, PUF, 2019, 340 p., ISBN : 9782130818533.
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Texte intégral

  • 1 Premier tome : Mireille Cifali, S’engager pour accompagner. Valeurs des métiers de la formation, Pa (...)

1Dans le deuxième volume de son œuvre compilatrice1, Mireille Cifali poursuit le travail d’articulation et de reprise des textes et des conférences qui ont jalonné sa carrière, afin de décrire et d’encourager la constitution d’une éthique relationnelle, fondée sur une dialectique entre engagement dans le rapport à autrui et travail de l’intériorité. L’ouvrage précédent comportait déjà des éléments touchant à la valeur de l’éthique en situation de formation, comme la posture ou la transmission d’une « éthique du savoir ». Sans jamais soumettre de définition définitive de l’éthique, s’inscrivant dans une démarche clinique en indiquant au « lecteur » qu’il ne pourra trouver dans l’ouvrage « tous les attendus au niveau de ses fondements théoriques et de ses dispositifs » (p. 16), l’auteure emprunte de nombreux espaces de réflexion et de création (philosophie, littérature, poésie, neurosciences, psychosociologie) qui, tout en suivant le fil conducteur des « métiers de la relation », étaye le développement par la psychanalyse d’une « éthique de l’altérité et de la singularité » (p. 227).

2La première partie comporte quatre chapitres élaborés entre 1993 et 2015. Mireille Cifali s’appuie sur les épreuves relationnelles que l’on peut rencontrer en situation professionnelle, dans l’éducation comme dans le soin, pour aborder différentes facettes d’une « éthique de l’altérité » (p. 34), que ce soit la tension entre singularité de la personne et généralité des savoirs, ou le fait qu’« une éthique du lien vise, dès son commencement, à autoriser la séparation » (p. 42). Elle insiste également sur la part affective de la réflexivité, que certaines théories du management voudraient effacer pour ne retenir que la « compétence », privilégiant des maîtrises et des solutions techniques, et éludant – malgré la proximité des mots – les apports de la psychanalyse (p. 92-101). Avec les psychosociologues, l’auteure rappelle que la difficulté est « normale » et qu’elle conduit à forger une « intériorité » dont il serait vain – voire dangereux – de figer le paysage et de parfaire les effets vis-à-vis d’autrui : « Accepter que nous soyons cause de souffrance et que d’explications simples il n’y ait pas, peut nous rendre prudents et réceptifs aux signes qu’un autre ne manque pas de donner. Bien du travail est exigé pour dessiller nos yeux de nos évidences ; poursuivre une prise de connaissance est cependant une belle aventure, qui nous rend modestes car nous savons qu’elle n’est pas éternellement valable et qu’une situation différente du vivant ne manquera pas de nous rendre ignorants » (p. 55). Et si la sollicitude – l’une des notions-clés de l’ouvrage – est un idéal rarement atteint, l’auteure rappelle avec Ricoeur la possibilité de compensation de l’inégalité de puissance par la réciprocité de l’échange (p. 58). En parallèle à ces premiers traits, Mireille Cifali questionne la portée du savoir et met en garde contre une utilisation généraliste des « connaissances accumulées » et du risque de déshumanisation que cela comporte. Investir les « écarts », les « marges », selon l’enseignement de Michel de Certeau, aide à s’en prémunir. En fin de partie, l’auteure aborde la question de la prédominance des neurosciences et plaide contre une compréhension de l’humain réduite à sa quantification ou à son observation par le seul prisme de la technologie. Les certitudes d’une partie des auteur·e·s de ce champ sont un déni de la construction historique de la science – et il est très appréciable d’en découvrir d’autres (Antonio Damasio, Michelle Bourassa, etc.) qui maintiennent la réflexion dans la complexité et l’impérative incertitude. La poétique tient ici une place importante : à l’opposé d’un idéal de maîtrise de soi et des autres, par la préservation de la construction et de al polysémie du sens, elle permet d’éviter la réification de l’humain.

3Composée de trois textes allant de 2008 à 2019, la deuxième partie s’ouvre sur les difficultés rencontrées par la clinique dans le champ académique (idéal de scientificité par le seul prisme de la mesure) et dans le monde de l’entreprise (mobilisation croissante de la subjectivité à des fins de rentabilité). Mireille Cifali affine le questionnement de l’intériorité et affirme l’importance d’une subjectivité en mouvement, abordée dans ses cours à travers l’objet peu légitime des « sentiments ». Permettant de s’engager dans une « pensée affectée » (p. 128), ceux-ci épargnent, par leur pluralité, la recherche vaine d’un monde uniquement « positif ». L’auteure travaille tout particulièrement son propos à la lumière des échanges avec les étudiant·e·s et les professionnel·le·s, dont la présence et les partages font le matériau empirique de sa démonstration : la transmission exige l’ouverture, et le « dire » autorise à explorer un nuancier de postures et à rencontrer de multiples surgissements (conseiller, faire face au désarroi, partager un bouleversement, etc.). Elle invite alors à considérer la notion de « vérité » avec prudence, privilégiant celle de « sincérité », qui « cherche avant tout à renouer avec les forces du sujet, qui s’étiolent si elles ne se confrontent pas à ce qui les blesse » (p. 140). Mireille Cifali maintient son questionnement au cœur de la pratique, aussi le « faire », comme par exemple dans la rencontre de personnes atteintes de maladies chroniques, doit accorder un espace à la souffrance vécue, à la singularité, et au possible de ces « forces » à travers le maintien d’une « illusion créatrice », (selon l’expression empruntée à Winnicott). Le dernier chapitre détaille les différences entre sentiment, affect et émotion, et critique la prédominance de cette dernière dans les neurosciences et la psychologie cognitive. Dans ses usages professionnels actuels, le concept d’émotion apparaît souvent réducteur du psychisme et outil d’instrumentalisation d’autrui, oblitérant la durée, l’élaboration et l’épaisseur de la réflexivité. De plus, la mise en lumière de dimensions de l’existence autrefois refoulées par les institutions passe par souvent leur mesure. En contrepoint critique, l’auteure insiste sur la construction historique des sentiments et de leur expression, les praticiens se devant alors de veiller au mouvement des autres, ce qui passe notamment par le travail sur soi. Elle achève le chapitre sur un échange de courriels avec la psychologue et neuroscientifique Michelle Bourassa. Ce partage intime d’un processus d’encouragement par les pairs, qui apparaît comme une forme de remerciement, a la vertu d’offrir à la lecture des matériaux qui restent habituellement dans les marges de l’écriture.

  • 2 Eugène Enriquez, « Les enjeux éthiques dans les sociétés modernes », Sociologie et sociétés, vol. 2 (...)

4La dernière partie développe les termes de l’éthique relationnelle. Mireille Cifali, dans un premier chapitre court, éclaircit historiquement la description de Freud des « trois métiers impossibles », « éduquer, guérir, gouverner », montrant implicitement que l’espace ouvert par la psychanalyse postule une « irréductibilité » de l’humain (p. 229-231), permettant alors de dépasser le postulat de l’« impossibilité » émis par le père de la psychanalyse, et de se saisir des premiers gestes de l’éthique : se départir du pouvoir, dépasser la théorie, octroyer une place à l’esthétique. Le deuxième chapitre, au contenu plus académique encore, distingue d’abord morale, déontologie et éthique, puis, à partir d’un texte d’Eugène Enriquez2, met en valeur une « éthique de la finitude ». Cette dernière « englobe les éthiques de conviction et de responsabilité de Weber, ainsi qu’une « éthique de la discussion » où, selon le mot de Mireille Cifali, « nous acceptons de n’avoir pas raison tout seul » (p. 239). Cette posture aide à « reconnaître l’inacceptable », expression qui donne son titre au chapitre suivant. À partir des questionnements et du sentiment d’impuissance des étudiant·e·s, l’auteure explique la nécessité de travailler la progression dans l’espace de l’altérité – la justesse de la réponse à l’apprentissage comme à la souffrance d’autrui passant par la préservation de sa dignité par le fait de « demeurer curieux et penser [ses] actions, surtout les plus banales » (p. 272). Les derniers passages du chapitre, portant autant sur les espoirs permis par l’éthique que sur la contrainte institutionnelle pouvant parfois « nous rendre mauvais et aveugles » (p. 276), introduisent le dernier texte de l’ouvrage et son humble impératif : « Transmettre une énigme ». L’éthique apparaît comme un « exercice spirituel » (selon l’expression de Foucault) ancré dans l’expérience humaine ordinaire. S’appuyant sur le temps long de son histoire familiale – poursuivant avec modestie un autoportrait entamé dans le premier volume –, Mireille Cifali esquisse sa « spiritualité athée » et avance un besoin de « croire ». Dialoguant comme souvent avec son maître de thèse, de Certeau, l’auteure convoque également Allouch, pour qui la psychanalyse relève moins de la psychologie que d’une « thérapeutique spirituelle » (p. 295). Transmettre l’énigme n’est pas seulement un acte pédagogique, mais c’est aussi une posture épistémologique qui assume la complexité du réel et rend possible l’imprévisible par l’existence de l’individu et sa capacité de croyance avant même celle de prise de conscience : « Croire est une nécessité dans les métiers de l’humain, ce qui permet de tenir les conditions de leur exercice. Croire en l’humain dans l’humain. Confiance, sincérité, ancrage corporel, expérience de soi à l’autre, force qui fait face aux doutes. Quelque chose résiste à la désespérance, à la soumission à une réalité matérielle, aux chiffres et aux projections catastrophiques. Illusion de croire ? Probablement, mais cette illusion peut faire mentir ce qui statistiquement aurait dû être, elle peut l’emporter là où cela semblait être perdu » (p. 299-300). L’auteure propose ainsi une approche de la croyance en décalage avec celle que l’on rencontre habituellement dans les sciences humaines et sociales : elle se révèle moins une adhésion qui enferme qu’une action qui libère, y compris des certitudes.

5Présente en fin d’ouvrage comme dans le premier volume, la « note d’écriture » a subi d’infimes retouches, signe de la sensibilité de l’auteure à la portée des mots même lorsqu’ils ont déjà été choisis avec soin. On notera par ailleurs que, hormis de Certeau et Ricoeur, rares sont les références bibliographiques de l’ouvrage précédent qui se retrouvent dans celui-ci, signe de l’envie de Mireille Cifali de transmettre le fil de ses lectures et de ses découvertes d’auteur·e·s – autant d’espaces que l’on peine désormais à qualifier de « disciplinaires ».

  • 3 On aurait pu trouver une discussion avec Pierre Bourdieu, par exemple sur l’« exercice spirituel » (...)

6Dans ce deuxième volume, qui peut se lire indépendamment du premier, Mireille Cifali a trouvé une (ré)écriture plus fluide et conservé toutes les qualités de sa démarche et de sa posture : dans le partage de sa sensibilité à la complexité de l’humain, dans son goût pour l’interdisciplinarité – même si on constate une faible présence des sociologues3, ou encore dans ses colères – jamais péremptoires – face aux tendances réductionnistes contemporaines. Elle donne à penser et à sentir au-delà des enjeux académiques et professionnels : si l’auteure plaide pour la formation, et qu’elle partage quelques situations, manières de faire (usage du récit, appui sur la littérature) et références, comme celles aux groupes Balint abordés dans le précédent ouvrage, elle tient à ne pas être « normative » (p. 84), se méfie des « procédures » (p. 163), déclare ne pas avoir « défini des outils » (p. 184), ou encore explique, à propos de ses cours sur les sentiments, qu’elle a eu « plaisir à les transmettre, sans avoir vraiment d’objectif [a priori] » (p. 207). On peut ressentir une forme d’inassouvissement face à l’absence de constructions méthodologiques, même lorsqu’elles sont situées dans l’espace et le temps singuliers. Il est probable que Mireille Cifali demeure méfiante vis-à-vis du pouvoir réifiant de l’écriture et, de fait, cet ouvrage, qui n’a pas la prétention d’être un manuel, consacre l’éthique comme « lieu d’interrogation » (p. 277) qui accueille toutes les sciences humaines et sociales.

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Notes

1 Premier tome : Mireille Cifali, S’engager pour accompagner. Valeurs des métiers de la formation, Paris, PUF, 2018 ; notre compte rendu pour Lectures : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/29962.

2 Eugène Enriquez, « Les enjeux éthiques dans les sociétés modernes », Sociologie et sociétés, vol. 25, n° 1, 2019, p. 25-38.

3 On aurait pu trouver une discussion avec Pierre Bourdieu, par exemple sur l’« exercice spirituel » (et épistémologique) d’adoption d’une « posture oblative » en situation d’entretien (Pierre Bourdieu, « Comprendre », in Pierre Bourdieu (dir.), La misère du monde, Paris, Seuil, 1993, p. 1389-1415), ou sur le « sentiment amoureux » comme lieu exceptionnel de transcendance des rapports de domination (Pierre Bourdieu, « Post-scriptum sur la domination et l’amour », in La domination masculine, Paris, Seuil, 2002 [1998], p. 148-152). Par ailleurs, il serait intéressant de croiser le « pessimisme » des étudiant·e·s face à l’admission du « négatif » par la démarche clinique (deuxième chapitre de la deuxième partie), et celui lié à leur prise de conscience de la domination sociale et des rapports sociaux exprimés par la sociologie.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Sébastien Bauvet, « Mireille Cifali, Préserver un lien. Éthique des métiers de la relation », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 04 décembre 2019, consulté le 05 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/39120 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.39120

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Rédacteur

Sébastien Bauvet

Sociologue, responsable de recherche chez Article 1 / Frateli Lab, chercheur associé au Centre Maurice Halbwachs (UMR 8097).

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