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Béatrice Finet, La Shoah racontée aux enfants, une éducation littéraire ?

Maxime Boeuf
La Shoah racontée aux enfants, une éducation littéraire ?
Béatrice Finet, La Shoah racontée aux enfants, une éducation littéraire ?, Fontaine, Presses universitaires de Grenoble, coll. « Enseignement et réformes », 2019, 187 p., préf. Pierre Kahn, ISBN : 978-2-7061-4282-6.
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Texte intégral

  • 1 On pense notamment aux travaux de Zohar Shavit et Malte Dahrendorf. Pour un bon aperçu général, voi (...)

1L’ouvrage de Béatrice Finet apporte une contribution nouvelle à l’étude des représentations de la Shoah dans la littérature de jeunesse, domaine encore peu connu dans la recherche française, alors qu’il fait l’objet d’une plus grande attention outre-Rhin depuis la fin des années 19801, pour des raisons historiques évidentes.

2Béatrice Finet s’appuie sur un corpus très large de plus de cent livres parus principalement à partir des années 1980-1990. Elle souligne dès le début de son ouvrage l’hétérogénéité de ces œuvres, qui ne peuvent être mises en relation que par deux caractéristiques : le thème (la Shoah) et le destinataire (l’enfant). Puisqu’ils abordent l’un des événements historiques les plus marquants du XXe siècle, ces livres portent en eux le problème de la mémoire et de la transmission. La question de savoir comment écrire sur ce drame se pose donc en des termes d’autant plus complexes que le corpus analysé est destiné à des enfants : contrairement aux adultes, on ne peut aborder la Shoah frontalement avec eux. Dès lors, quels procédés sont mis en place dans les récits et les illustrations qui les accompagnent ? Béatrice Finet articule son argumentation autour de cinq thèmes, qu’elle passe en revue dans les cinq chapitres de son ouvrage : les informations paratextuelles, les images, les personnages, le statut du narrateur, et la question de la réécriture.

3Après être brièvement revenue sur le contexte politique et social dans lequel émergent beaucoup des œuvres de son corpus, Béatrice Finet analyse les diverses informations paratextuelles des œuvres de son corpus, en particulier la couverture, qui donne à l’enfant des indices sur le thème abordé dans le livre, mais avec retenue, dans le but de ne pas choquer. La présence d’un adulte est alors indispensable pour accompagner l’enfant dans le processus d’interprétation, quand par exemple de nombreuses couvertures montrent une étoile de David, symbole souvent inconnu du jeune lecteur. Se noue alors ce que Béatrice Finet nomme « un double pacte de lecture » (p. 31), c’est-à-dire non seulement avec l’enfant lecteur, mais aussi avec les « adultes prescripteurs » (p. 34).

  • 2 Prince Nathalie, La littérature de jeunesse. Pour une théorie littéraire, Paris, Armand Colin, coll (...)

4Dans le deuxième chapitre, l’auteur analyse les images accompagnant les œuvres de son corpus. Comme dans toute forme de littérature pour la jeunesse, qui est aussi une « littérature du non-texte2 », elles jouent un rôle central. Quel type d’images sur la Shoah peut-on donc montrer à l’enfant ? La plupart des illustrations du corpus participent de la « déréalisation » (p. 46) mise en place afin de ne pas choquer, soit sur le mode de la fable au moyen d’animaux anthropomorphisés, soit en étant situées dans un contexte réaliste mais stylisé par des « choix graphiques et esthétiques » (p. 46), comme les jeux sur les couleurs dans l’album Grand-père (1999) de Gilles Rapaport. En plus des illustrations, on trouve aussi de nombreuses photos, qui revêtent un rôle pédagogique : on les retrouve souvent dans les dossiers situés à la fin des ouvrages, offrant « un gage de sérieux » (p. 53). Il s’agit la plupart du temps de photos d’Anne Frank et de sa famille. Même s’il existe donc plusieurs types d’images, elles ont toutes en commun de mettre « le lecteur à distance de l’événement » (p. 61).

5Les personnages, eux, présentent une ambiguïté puisqu’ils sont certes fictionnels mais font référence à un événement réel. Tout d’abord, on trouve de nombreux personnages anthropomorphisés, qui donnent aux récits une dimension pédagogique en renvoyant au genre de la fable. Ainsi, les nazis sont fréquemment représentés en loups, tandis que les victimes sont des animaux qui évoquent l’enfance comme le lapin ou l’ours en peluche chez Tomi Ungerer (Otto : Autobiographie d’un ours en peluche, 1999). Les enfants constituent une autre grande catégorie de personnages. Il peut s’agir soit de victimes de la Shoah ou d’enfants juifs cachés, soit d’enquêteurs qui cherchent à découvrir la vérité qu’on ne leur dit pas, n’hésitant pas à s’opposer aux adultes, comme dans Je renaîtrai de vos cendres d’Élisabeth Brami (2012) : dans sa quête, l’héroïne Shosha découvre sa judéité sur fond de souffrance adolescente puisqu’elle tient tête à l’institution scolaire. À leur tour, ces enfants enquêteurs vont être « investi[s] de la mission de faire découvrir la Shoah aux jeunes lecteurs » (p. 80). Enfin, les personnages d’adultes sont des témoins ou des survivants qui se mettent « à hauteur d’enfant » (p. 81) pour narrer leurs expériences traumatiques.

6Béatrice Finet analyse le statut du narrateur en tenant compte de la spécificité du corpus, qui s’adresse à des enfants. Dans les récits biographiques présentant la vie d’une victime (très souvent Anne Frank), le narrateur est généralement hétérodiégétique, même s’il existe quelques rares cas où il est homodiégétique, comme dans Je m’appelle Marie de Jacques Saglier (2011) : l’auteur raconte à la première personne l’histoire de sa tante déportée à Auschwitz. L’objectif de ce type de diégèse est « de faciliter l’identification du jeune lecteur au personnage principal » (p. 102). Dans les récits de témoignage, on trouve également un narrateur homodiégétique, qui est aussi l’auteur dans bien des cas. Béatrice Finet souligne néanmoins le décalage qui émerge alors : puisque l’auteur raconte son parcours de nombreuses années après les faits, il doit essayer de se les remémorer en retrouvant son point de vue d’enfant. Ce « dédoublement » (p. 104) achève de brouiller les frontières déjà poreuses entre auteur, narrateur et personnage. Béatrice Finet propose donc l’expression de « pacte testimonial » pour rendre compte de cette « impossibilité de lever l’ambiguïté entre […] récit non fictionnel ou récit fictionnel » (p. 120).

7Contrairement à ce qu’on pourrait croire de prime abord (si l’on pense par exemple aux procédés de « déréalisation »), les œuvres de son corpus ne sont pas, pour Béatrice Finet, des simplifications, mais plutôt des réécritures. C’est notamment le cas des nombreuses biographies d’Anne Frank. L’auteur s’appuie là sur la notion d’« écritures doubles » de Frank Wagner, c’est-à-dire quand un personnage A fait référence à un personnage B issu d’un autre texte. Il arrive aussi que certains ouvrages sur la Shoah destinés aux adultes soient réécrits pour les enfants, parfois par le même auteur, ce qui constitue un autre type de réécriture. Les changements alors effectués sont bien sûr d’ordre textuel, mais aussi iconographique avec l’ajout d’images, qui rendent possible cette « nouvelle lecture de l’œuvre source » (p. 132), ce qui est particulièrement visible lorsque le texte devient une bande dessinée, comme Les Fourmis (1986) et Les Renards (1987), de Patrick Cothias et Paul Gillon, adaptations du roman Au nom de tous les miens (1971), de Martin Gray. Béatrice Finet montre enfin en quoi ces processus d’adaptation relèvent de la patrimonialisation : les livres sur la Shoah doivent s’adapter à leur public et à leur époque pour que la mémoire de cet événement historique se pérennise.

8En conclusion, Béatrice Finet souligne que les analyses qu’elle propose ne sont pas transposables à d’autres thèmes de la littérature de jeunesse, tant la Shoah est un événement particulier. Néanmoins, elle ne réduit pas les livres de son corpus à leur seule fonction d’« éduquer à la Shoah » (p. 148). Une telle interprétation ferait courir le risque d’une « délittératurisation », car s’« enferme[r] dans une lecture purement factuelle [reviendrait à] nier le travail proprement littéraire » (p. 150) des auteurs. Pour elle, « l’enseignement de la Shoah doit permettre à chaque lecteur de se constituer un imaginaire littéraire, esthétique et pictural » (p. 155), doit donc être une « éducation littéraire », pour reprendre le titre de l’ouvrage, loin de la tentation fréquente de le réduire à sa seule dimension historique et mémorielle.

9Cette étude de Béatrice Finet, à la fois synthétique et complète, est très agréable à lire. Les analyses sont fines et pertinentes, les arguments avancés convaincants, le corpus et la documentation solides. L’auteur ne propose pas un passage en revue de l’histoire des représentations de la Shoah en littérature de jeunesse (ce qui a déjà été fait dans de nombreux articles), mais s’attache plutôt à dégager des éléments théoriques, une poétique, pourrait-on même dire, ce qui constitue l’originalité de sa démarche. S’il est un peu dommage que Béatrice Finet cite très peu les textes de son corpus, ce qui complexifie quelque peu la lecture en obligeant les personnes intéressées par le sujet à aller elles-mêmes chercher (dans) les œuvres en question, il est en revanche très appréciable de trouver un cahier central reproduisant 25 images tirées du corpus. Enfin, cet ouvrage s’adresse à un public varié, et c’est là une autre de ses forces : il peut être lu, compris et apprécié aussi bien par des chercheurs spécialistes de littérature pour la jeunesse, qui pourront enfin trouver un ouvrage en langue française entièrement dédié à ce sujet, que par des professeurs des écoles travaillant sur la Shoah avec leurs élèves. Il leur donnera un bon aperçu de la grande variété de livres sur le sujet et les aidera à choisir en connaissance de cause ceux sur lesquels ils s’appuieront en classe.

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Notes

1 On pense notamment aux travaux de Zohar Shavit et Malte Dahrendorf. Pour un bon aperçu général, voir : Colin Nicole, « La Shoah dans la littérature de jeunesse en langue allemande : face au récit dominant, un autre récit ? », Revue d’Histoire de la Shoah, 2014/2 (n°201), p. 341-362.

2 Prince Nathalie, La littérature de jeunesse. Pour une théorie littéraire, Paris, Armand Colin, coll. « U Lettres », 2015 [2010], p. 20.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Maxime Boeuf, « Béatrice Finet, La Shoah racontée aux enfants, une éducation littéraire ? », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 21 novembre 2019, consulté le 12 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/39077 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.39077

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Rédacteur

Maxime Boeuf

Titulaire d’un master en « Études interculturelles franco-allemandes » (Universités d’Aix-Marseille et de Tübingen), et préparant actuellement un projet de thèse. Domaines de recherche : littérature pour la jeunesse en Allemagne et en France (XIXe-XXe s.) ; roman colonial pour la jeunesse ; corps et altérité.

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