Lise Demailly, Jérémie Soulé, Le repérage et l’accompagnement des personnes autistes adultes

Texte intégral
- 1 Etablissement et service d’aide par le travail.
1Cet ouvrage aborde un aspect essentiel, pourtant peu étudié et rarement médiatisé, du problème actuel de la prise en charge de l’autisme en France : la situation des adultes autistes. Fruit du travail conjoint de la sociologue Lise Demailly et de Jérémie Soulé, doctorant en sociologie, avec la collaboration d’Aymeric Mongy, doctorant en sciences politiques, il présente les résultats de plusieurs enquêtes consacrées aux politiques de repérage, d’accompagnement institutionnel et d’insertion professionnelle des personnes autistes. Le sujet est abordé sous différents angles, à partir d’un riche corpus de recherches documentaires et d’enquêtes de terrain qui donnent accès au point de vue de professionnels impliqués à tous les niveaux de la chaîne institutionnelle : des hauts fonctionnaires ministériels aux moniteurs d’ateliers d’ESAT1, en passant par les agents administratifs territoriaux et les psychologues des Centre Ressources Autisme (CRA). Les résultats soulignent les difficultés que rencontre la mise en œuvre d’une politique publique dont la population-cible, peu homogène car mal définie, est prise en charge par des institutions diverses et des professionnels aux représentations divergentes.
- 2 Lise Demailly, « Le champ houleux de l’autisme en France au début du XXIe siècle », SociologieS [En (...)
2Dans un premier chapitre, Lise Demailly propose une étude du « champ de l’autisme en France au début du 21e siècle », qu’elle décrit comme « un espace social où les désaccords passionnés et les violences symboliques sont le premier fait observable » (p. 23). Ces désaccords sont généralement résumés par une opposition saillante entre les tenants de la conception, aujourd’hui largement dominante, de l’autisme comme handicap d’origine biologique appelant un traitement rééducatif par des méthodes comportementales, et les défenseurs de la pédopsychiatrie de tradition psychanalytique qui, historiquement, a mis l’accent sur les aspects psychologiques des causes et du traitement de l’autisme. Cette « bipolarisation » du champ entre « psychanalyse » et « comportementalisme » est remise en cause par Lise Demailly, au profit d’une analyse des positions stratégiques occupées par les différents acteurs dans le champ, dont elle a proposé ailleurs une analyse plus détaillée2. Ces positions s’organisent toutefois essentiellement autour des enjeux du traitement de l’autisme dans l’enfance. Les autistes adultes, du moins ceux que prennent en charge les institutions médico-sociales, y sont des « invisibles » : peu représentés dans les discours médiatiques, ils ne commencent à être pris en compte par les politiques publiques que depuis le troisième « Plan autisme » en 2013.
- 3 Il aurait sans doute été intéressant de connaître le point de vue des personnes autistes elles-même (...)
- 4 Les enquêtés mobilisent peu, voire critiquent, la catégorie du « Trouble du spectre de l’autisme » (...)
3Le programme de repérage, qui fait l’objet du deuxième chapitre, s’inscrit précisément dans le cadre de cette extension récente de la politique publique de l’autisme. Il s’agit d’une tentative d’identification des adultes autistes accueillis dans les établissements et services médico-sociaux (ESMS) de la région Hauts-de-France. Les données épidémiologiques issues de ce programme ne sont pas présentées dans le cadre de ce livre, qui se concentre sur les aspects pratiques et institutionnels de sa mise en œuvre et sa réception par les professionnels concernés. Les auteurs ont ainsi réalisé un travail d’observation ethnographique aux différentes phases de l’opération, des entretiens avec les acteurs impliqués à tous les niveaux, ainsi qu’une enquête téléphonique a posteriori auprès des établissements ayant refusé de participer. Le nombre important de refus de participation (107 établissements sur les 416 sollicités) indique bien la résistance suscitée par le déploiement vertical, sous le pilotage de l’Agence régional de santé (ARS) et du CRA, d’un programme dont les enjeux ne sont pas totalement lisibles pour les institutions et professionnels de terrain3. Au sein des structures ayant participé au programme, l’enquête révèle la difficulté d’identifier une population dont la définition même n’est pas stabilisée, tant le « flou nosographique » règne entre l’autisme au sens strict et le spectre plus large des « troubles envahissants du développement » (TED)4. Cette définition cristallise à elle seule les tensions entre les représentations des « experts » missionnés par le CRA et celles des professionnels « de proximité ». Il existe, en outre, un écart manifeste entre les attentes des différents acteurs à l’égard du programme de repérage. Pour l’ARS et le CRA, l’objectif principal semble être la diffusion de « bonnes pratiques » spécifiques pour l’accompagnement des personnes autistes, tandis que les professionnels de terrain espèrent surtout des retombées plus concrètes notamment en termes de moyens alloués. Ainsi, bien qu’ils concluent à la « faisabilité » d’une opération « menée jusqu’au bout sans conflits majeurs » (p. 118), les auteurs n’en constatent pas moins le faible impact du programme de repérage diagnostique sur les institutions concernées.
4Fondé sur les données d’une enquête ethnographique réalisée dans quatre structures « spécifiquement dédiées » aux adultes autistes (trois foyers d’accueils médicalisés et une unité sanitaire de réhabilitation psychosociale), le troisième chapitre, qui accorde une grande place à la restitution des matériaux, expose les difficultés rencontrées par les professionnels de terrain, dont le travail quotidien en institution est éprouvant et peu reconnu. La prise en compte des spécificités de l’autisme fait certes l’unanimité chez ces professionnels, mais elle entre en tension avec la diversité des personnes concernées aussi bien qu’avec celle des modes d’accompagnement. Des « bricolages pratiques » s’avèrent indispensables à la prise en charge de personnes aux besoins complexes, pour l’accompagnement desquelles les « bonnes pratiques formalisées », promues par les administrations publiques (ARS et CRA), trouvent rapidement leurs limites.
- 5 Le « syndrome d’Asperger » désigne une forme d’autisme sans déficience intellectuelle ni perturbati (...)
5Le chapitre suivant est consacré à l’insertion professionnelle, autre problématique majeure de l’accompagnement des autistes adultes. À travers l’étude de textes officiels et de rapports produits par des associations de parents, Jérémie Soulé analyse les « injonctions sociales » en faveur de cette insertion, et les justifications politiques et morales de la promotion du travail des adultes handicapés. Ces discours programmatiques sont ensuite « relativisés » par les propos recueillis auprès de professionnels d’ESAT, qui donnent un aperçu des difficultés propres à ces dispositifs : caractère répétitif et souvent peu valorisant du travail proposé, faible motivation du public accueilli, manque de formation du personnel encadrant d’où résulte une méconnaissance de la problématique spécifique de l’autisme. Cette réalité plutôt sombre contraste avec les programmes de job coaching décrits dans la suite du chapitre. Destinés à accompagner des personnes autistes vers le milieu professionnel « ordinaire », ces programmes paraissent plus en phase avec un objectif d’inclusion sociale des autistes adultes. Ils ne s’inscrivent cependant pas, à l’heure actuelle, dans une politique nationale « systématique », mais relèvent plutôt d’initiatives locales, notamment issues du monde associatif, qui ne sont en mesure de prendre en charge qu’un nombre très limité de personnes. Ils s’adressent en outre à une population, les autistes « Asperger »5, dont la définition reste problématique et dont le niveau de handicap est beaucoup moins sévère que celui des personnes accueillies dans les ESAT.
- 6 On peut remarquer que cette opposition reconduit en partie les critiques adressées au « comportemen (...)
6Le dernier chapitre expose enfin les grandes lignes de l’organisation du repérage des adultes autistes dans trois autres régions françaises (PACA, Rhône-Alpes et Île-de-France), pour signaler les disparités régionales de la mise en œuvre de la politique publique de l’autisme. Le développement d’unités hospitalières spécifiques et d’équipes mobiles dédiées au repérage diagnostique des autistes adultes dans les ESMS varie fortement en fonction de données locales comme l’organisation effective de l’offre de soins et les choix opérés par les ARS et les CRA. Le caractère centralisé de la politique française de l’autisme est ensuite mis en regard de l’ « univers décentralisé » des ESMS de Belgique francophone, qui accueillent de nombreux français. Les données ethnographiques recueillies dans des ESMS belges montrent que les professionnels y revendiquent une approche éclectique et « très singularisante », moins soumise aux tensions idéologiques qui accompagnent la promotion des « bonnes pratiques » dans le contexte français. La conclusion du livre fait de cette opposition entre « singularisation » des accompagnements et « standardisation » des pratiques l’une des principales tensions d’une politique publique de l’autisme qui, s’agissant des adultes, en est encore à ses balbutiements6.
- 7 Ce que traduit notamment l’absence de bibliographie en fin d’ouvrage.
- 8 Cf. Gil Eyal et al., The Autism Matrix : The Social Origins of the Autism Epidemic Malden, MA, Poli (...)
- 9 C’est le cas de la plupart des associations de personnes autistes (par exemple le Comité pour la Li (...)
- 10 Pour un aperçu de l’actualité de la recherche internationale sur l’emploi des personnes autistes, v (...)
7Dans l’ensemble, cet ouvrage laisse au lecteur une impression d’inachèvement, tant l’articulation des résultats en un propos général fait défaut. L’abondance et la qualité du matériel d’enquête présenté dans les différents chapitres contrastent ainsi avec l’insuffisance de la problématisation et de l’élaboration théorique7 . On peut regretter, par exemple, que les auteurs n’analysent pas davantage le constat que la fragilité nosographique de l’autisme « handicape globalement » les opérations de repérage diagnostique. Ce hiatus entre une politique publique définie à partir d’une catégorie nosographique instable et la réalité du terrain pose la question de l’articulation des catégories médicales au contexte socio-économique qui contribue à leur validité. Les auteurs observent d’ailleurs une convergence entre « le souci médical d’éviter la surreprésentation de TED » et « le réalisme politique concernant le budget de l’autisme » (p. 84). Le cas de l’autisme se prête particulièrement bien à une interprétation véritablement sociologique de la nosographie8. Les évolutions du secteur médico-social auraient également pu donner lieu à une analyse de la pertinence et de la légitimité des institutions d’hébergement au long cours et de travail protégé. L’objectif d’inclusion sociale des personnes autistes implique en effet pour de nombreux acteurs du champ de l’autisme une désinstitutionalisation radicale de la prise en charge9, mais cette revendication se heurte à la réalité de la dépendance des personnes les plus sévèrement handicapées, pour lesquelles les places d’accueil aussi bien que les possibilités d’éducation adaptée et d’une véritable inclusion continuent de manquer. Pour nourrir utilement la réflexion sur ces thèmes, les recherches exposées dans ce livre pourraient être confrontées à des données épidémiologiques, sociologiques et économiques, notamment internationales10. Elles mériteraient enfin d’être prolongées par un recueil du point de vue des premières concernées, les personnes autistes elles-mêmes.
Notes
1 Etablissement et service d’aide par le travail.
2 Lise Demailly, « Le champ houleux de l’autisme en France au début du XXIe siècle », SociologieS [En ligne], La recherche en actes, Champs de recherche et enjeux de terrain, mis en ligne le 27 février 2019, consulté le 26 mars 2019. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologies/9593
3 Il aurait sans doute été intéressant de connaître le point de vue des personnes autistes elles-mêmes sur le sujet.
4 Les enquêtés mobilisent peu, voire critiquent, la catégorie du « Trouble du spectre de l’autisme » (TSA), en vigueur depuis la parution du DSM-5, la classification psychiatrique américaine qui fait largement autorité au niveau internationale (Diagnostic and Statistic Manual, 5th edition, American Psychiatric Association, 2013)
5 Le « syndrome d’Asperger » désigne une forme d’autisme sans déficience intellectuelle ni perturbations majeures du langage. Très proche de l’autisme dit « de haut niveau », il a été absorbé par la catégorie générale du Trouble du spectre de l’autisme (TSA) dans le DSM-5. Sa disparition de la nosographie officielle suscite encore d’importants débats.
6 On peut remarquer que cette opposition reconduit en partie les critiques adressées au « comportementalisme » par les défenseurs de la psychanalyse.
7 Ce que traduit notamment l’absence de bibliographie en fin d’ouvrage.
8 Cf. Gil Eyal et al., The Autism Matrix : The Social Origins of the Autism Epidemic Malden, MA, Polity Press, 2010
9 C’est le cas de la plupart des associations de personnes autistes (par exemple le Comité pour la Liberté d’Expression des Autistes). Les positions des associations de parents, qui partagent toutes un objectif d’inclusion sociale, divergent cependant quant à la nécessité de maintenir des institutions spécifiques (Sésame-Autisme) ou d’aller le plus loin possible dans la voie de la désinstitutionalisation (Autisme-France).
10 Pour un aperçu de l’actualité de la recherche internationale sur l’emploi des personnes autistes, voir par exemple : Nicholas David B. et al., « Research Needs and Priorities for Transition and Employment in Autism : Considerations Reflected in a “Special Interest Group” at the International Meeting for Autism Research », Autism Research, vol. 10, n°1, 2017, p. 15-24
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Référence électronique
Mathias Winter, « Lise Demailly, Jérémie Soulé, Le repérage et l’accompagnement des personnes autistes adultes », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 20 novembre 2019, consulté le 17 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/39053 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.39053
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