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Ann H. Kelly, Frédéric Keck, Christos Lynteris (dir.), The Anthropology of epidemics

Rubis Le Coq
The Anthropology of epidemics
Ann H. Kelly, Frédéric Keck, Christos Lynteris (dir.), The Anthropology of epidemics, Londres, Routledge, coll. « Routledge Studies in Health and Medical Anthropology », 2019, 182 p., ISBN : 9781138616677.
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Texte intégral

  • 1 Les zoonoses sont des maladies infectieuses affectant les animaux et pouvant être transmises à l’ho (...)

1Dépasser la spécificité d’un objet d’étude et les savoirs acquis par l’ethnographie afin d’en tirer des apprentissages épistémologiques pour la discipline anthropologique : c’est ce qui est proposé dans cet ouvrage collectif. Bien au-delà de faire l’histoire de l’anthropologie des épidémies, cet ouvrage discute des enseignements que ce champ particulier apporte à la discipline ainsi que de la place des sciences sociales en temps de crise dans le paysage scientifique global. Trois thématiques majeures sont traitées au travers des neufs articles qui constituent le livre : l’étude des zoonoses1 et de la transmission inter-espèce des épidémies, les aspects infrastructurels et matériels des épidémies et l’étude de l’intervention contre les épidémies.

  • 2 « Ebola en RDC : l’état d’urgence mondiale est déclaré », Courrier international, 18 juillet 2019, (...)
  • 3 C’est le cas par exemple du roman à succès de Richard Preston The hot zone. The terrifying true sto (...)

2The Anthropology of epidemics paraît alors que l’actualité sanitaire mondiale se caractérise par les menaces épidémiques (Ebola en Afrique de l’Ouest en 2014-2016 et plus récemment déclaré urgence mondiale en République démocratique du Congo 2, Zika au Brésil depuis 2015, peste à Madagascar en 2013 puis en 2017, grippe porcine H1N1 en France en 2009-2010). Autant d’évènements justifiant l’intervention d’acteurs transnationaux tant pour contenir l’épidémie que pour prévenir une catastrophe annoncée, mais qui suscitent aussi la production d’imaginaires3 alimentant les peurs et les rumeurs de complot ou de conspiration. Face à l’émergence de certaines zoonoses, des projets visant à anticiper d’éventuelles catastrophes à venir sont mis en place : on parle de preparedness.

  • 4 Les sciences sociales pour dépasser l’approche anthropo-centrée proposent cette terminologie.
  • 5 L’étude des zoonoses n’est pas nouvelle (ex : VIH, SRAS) mais c’est l’emploi du terme zoonose pour (...)
  • 6 Chap. 5, « Photography, zoonosis and epistemic suspension after the end of epidemics ».

3Les zoonoses font la spécificité des épidémies sur lesquelles ces travaux prennent appui. Il s’agit de maladies dont l’origine est une transmission inter-espèce. Ces virus ou bactéries parviennent à franchir la barrière biologique qui sépare les humains des non-humains4. Ce terme aurait pris son plein sens et son plein usage au début du XXe siècle (en relation avec la peste) mais c’est au cours des cinq dernières années que s’est accru l’intérêt pour les zoonoses en épidémiologie5. Ces maladies mises au-devant de la scène médiatique portent une image terrifiante de menace pour l’humanité. L’intérêt porté aux zoonoses est l’un des témoignages du virage ontologique en anthropologie vers une étude des interactions inter-espèces qui replace l’animal au centre. Au chapitre 5, Christos Lynteris6 questionne la manière dont ces zoonoses sont données à voir a posteriori. Il analyse pour cela les albums photos issus d’une expédition scientifique en Sibérie et en Mongolie à la fin d’une épidémie de peste en 1911. Les albums établissent un récit qui, sans mot, se positionne face aux différentes hypothèses sur les origines de la maladie. Lynteris y identifie un moment qu’il qualifie de suspendu : le moment qui suit la fin d’une épidémie ou entre deux épidémies et qu’il décrit comme un état qui ne donne pas lieu au rejet ou à la preuve de la véracité des hypothèses mais comme un nouvel état d’incertitude. Les images produites dans ces temps d’épidémie, loin d’être des représentations de la maladie, sont en fait des cartes à jouer sur le plan de la politique et de la construction du savoir.

  • 7 Chap. 6, « The multispecies infrastructure of zoonosis ».
  • 8 Chap. 4, « Migrant birds or migrant labour? Money, mobility, and the emergence of poultry epidemics (...)

4La notion d’infrastructure est également discutée dans cet ouvrage au-delà de son acception classique. Qu’il s’agisse d’infrastructures matérielles ou immatérielles, elles sont pensées comme un terreau propice à l’émergence ou au maintien des épidémies. Il s’agit d’imaginer les épidémies dans des contextes dynamiques. Dans le cas des épidémies cycliques de peste à Madagascar par exemple, Genese Marie Sadikoff7 s’intéresse aux réseaux souterrains créés par les rats et aux nouvelles routes créées par la modernisation du pays (voies ferrées, grands axes goudronnés), au chapitre 6. Ces infrastructures contribuent à la prolifération de l’espèce et au renouveau de la maladie ainsi qu’à sa propagation dans des zones auparavant non concernées. Au chapitre 4, Nathalie Porter8 mobilise cette notion d’infrastructure pour dessiner les contours du système de migration de travail en partance du Vietnam. Des ouvriers Vietnamiens partent travailler à l’étranger temporairement. À leur retour, ils sont encouragés par le gouvernement à réinvestir l’argent épargné dans l’économie locale. Mais ces absences répétées et l’infusion d’argent dans l’économie locale déséquilibrent le fonctionnement habituel des familles et l’industrie du travail. Basé sur une ethnographie d’une région du Viêtnam grande productrice de volaille, l’étude démontre comment ces flux migratoires, du fait de leurs impacts sur la vie locale (fragilisation du tissu familial, emploi de personnel non qualifié), introduisent de nouvelles routes de contamination pour les maladies aviaires.

  • 9 Chap. 9, « Of what are epidemicis the symptom? Speed, interlinkage and infrastructure in molecular (...)

5À une autre échelle, Vinh-Kim Nguyen9 mobilise également cette notion d’infrastructure au chapitre 9, cette fois pour faire référence aux liens entre les processus biologiques et sociaux. Plutôt que d’opposer ces notions, il propose de dépasser la traditionnelle scission entre nature et culture, non seulement pour comprendre les épidémies du point de vue de la biologie et des sciences sociales mais également afin de démontrer à quel point ces disciplines sont à la fois indispensables et complémentaires pour une meilleure gestion des crises épidémiques. En effet, face à ces menaces qui mettraient en péril l’équilibre du globe, un système de réponse est nécessaire pour éviter la propagation. Dans cette contribution, le chercheur prend du recul sur sa propre implication dans l’intervention contre Ebola pour éclairer les conditions de production de la science à travers l’étude de l’intervention elle-même. Au lendemain des grandes épidémies et des menaces terroristes et avec le changement d’échelle de cette menace qui devient globalisée, une nouvelle aire de la réponse émerge, celle de la preparedness.

  • 10 Chap. 1, « Simulations of epidemics: techniques of global health and neo-liberal government ».
  • 11 Chap. 2, « Great anticipations ».
  • 12 Notre traduction. « New despite its repetitivness », Mary Ann Doane citée par Carlo Caduff au chapi (...)

6La preparedness peut être définie comme la volonté de se tenir prêt à réagir face à une menace future et hypothétique (terroriste, épidémiologique ou écologique). Par le biais de simulations, l’objectif est de penser l’impensable. Dans le premier chapitre de cet ouvrage, Frédéric Keck et Guillaume Lachenal10 questionnent l’impact sur la santé publique de ce mode d’anticipation des catastrophes. Ce mode de simulation débute dans l’après seconde guerre mondiale avec le futurologue américain Herman Kahn qui, pour anticiper une éventuelle guerre nucléaire, propose d’imaginer les futurs sous forme de jeu. S’en suivent de nombreuses simulations aux États-Unis. Les deux auteurs décrivent ensuite la mise en place en Asie et en Afrique de ces scenarii devenus standardisés. Sur la base d’articles de presse, Carlo Caduff11, prête attention à la manière dont les épidémies sont traitées par les médias de masse, au chapitre 2. Filant la métaphore du palimpseste, il montre comment chaque nouveau récit d’épidémie vient écraser le précédent. Sur un mode sériel, chaque nouvel épisode est l’occasion de continuer l’histoire mais aussi de la recommencer avec une promesse de fin et une ouverture vers le futur : les médias « créent du nouveau malgré leur répétitivité » (p. 61)12 . Par ce procédé, les médias de masse collent à l’idée de la preparedness, toujours un œil tourné vers une future épidémie, empêchant ainsi la formation d’une conscience historique. Pour l’auteur, cette absence de conscience historique des épidémies contribue à l’exacerbation d’un imaginaire et de mythes autour de celles-ci.

  • 13 Chap. 3, « What is an epidemic emergency ».
  • 14 Elle doit représenter un risque sanitaire pour les autres pays à travers la contamination à l’inter (...)

7Mais à quel moment passe-t-on d’une épidémie à une urgence épidémique ? C’est la question que pose Andrew Lakoff13 au chapitre 3. D’un point de vue technocratique une urgence épidémique doit répondre à des critères précis14. Mais au-delà de ces critères, la déclaration ou non d’urgence dépend du contexte général. Par exemple, si Ebola a été classée urgence mondiale du fait des connaissances préexistantes sur la maladie, c’est en raison des moindres connaissances que les scientifiques possédaient sur Zika que son épidémie a été déclarée urgence mondiale. Finalement, ce ne sont pas tant les caractéristiques propres d’une épidémie mais plutôt leur classification combinée aux techniques et aux politiques de sécurité de santé globale qui font d’une épidémie une potentielle urgence mondiale. Cela entraîne parfois un décalage entre l’épidémie et les moyens mobilisés pour y répondre.

  • 15 Chap. 8, « Pandemic publics: how epidemics transform social and political collectives of public hea (...)

8Qui sont les publics de ces politiques de santé ? Ruth Prince15 à partir de l’ethnographie de villes Kenyanes identifiées comme des hotspots du VIH et transformées en « villes ONG » (p. 144), illustre au chapitre 8 le décalage entre l’intention des programmes de santé et leurs conséquences locales. Elle montre comment la volonté d’empowerment et de participation communautaire au sein des politiques publiques augmente les inégalités dans l’accès à ces aides. Les citoyens naviguent entre régimes de visibilité et d’invisibilité, faisant tantôt de leur maladie un atout qu’il faut utiliser pour se vendre, tantôt quelque chose qu’il faut cacher pour ne pas être stigmatisés.

  • 16 Chap. 7, « Complexity, anthropology, and epidemics ».
  • 17 Notre traduction. « The Pathos of preparedness is that it seems always too be preparing for the wro (...)

9Anthropology of epidemics atteint son objectif de transcender la spécificité de l’objet pour produire une épistémè réflexive : sur la base d’ethnographies denses, l’ouvrage invite à reconnaitre la nécessité de la complexité et de la nuance apportée par la discipline anthropologique là où l’on attribue habituellement aux biosciences la qualité de simplifier, comme le mentionne Hannah Brown16 au chapitre 7. Avec la profusion d’épidémies récentes et leur gestion parfois difficile, s’opère un changement de statut pour l’anthropologie, sa connaissance des enjeux sociaux et culturels devenant un atout indispensable. Enfin, cet ouvrage, riche par la quantité et la variété des ethnographies qu’il propose, invite à s’interroger sur la pertinence de la preparedness, caractérisée par une volonté de renouveau permanent propre au contexte capitaliste et néo-libéral dans lequel elle s’opère : « Le pathos de la preparedness c’est qu’elle semble toujours se préparer à la mauvaise urgence »17 (p. 63).

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Notes

1 Les zoonoses sont des maladies infectieuses affectant les animaux et pouvant être transmises à l’homme (et inversement).

2 « Ebola en RDC : l’état d’urgence mondiale est déclaré », Courrier international, 18 juillet 2019, en ligne : https://www.courrierinternational.com/revue-de-presse/afrique-ebola-en-rdc-letat-durgence-mondiale-declare.

3 C’est le cas par exemple du roman à succès de Richard Preston The hot zone. The terrifying true story of the origins of the Ebola virus ou de films tel que Contagion de Steven Soderbergh sorti en 2011 ou Outbreak de Wolfgang Peterson sorti en 1995.

4 Les sciences sociales pour dépasser l’approche anthropo-centrée proposent cette terminologie.

5 L’étude des zoonoses n’est pas nouvelle (ex : VIH, SRAS) mais c’est l’emploi du terme zoonose pour parler de ces maladies qui est récent.

6 Chap. 5, « Photography, zoonosis and epistemic suspension after the end of epidemics ».

7 Chap. 6, « The multispecies infrastructure of zoonosis ».

8 Chap. 4, « Migrant birds or migrant labour? Money, mobility, and the emergence of poultry epidemics in Vietnam ».

9 Chap. 9, « Of what are epidemicis the symptom? Speed, interlinkage and infrastructure in molecular anthropology ».

10 Chap. 1, « Simulations of epidemics: techniques of global health and neo-liberal government ».

11 Chap. 2, « Great anticipations ».

12 Notre traduction. « New despite its repetitivness », Mary Ann Doane citée par Carlo Caduff au chapitre 2 (p. 43).

13 Chap. 3, « What is an epidemic emergency ».

14 Elle doit représenter un risque sanitaire pour les autres pays à travers la contamination à l’international, doit nécessiter une réponse coordonnée et doit nécessiter une action immédiate (voir p. 61).

15 Chap. 8, « Pandemic publics: how epidemics transform social and political collectives of public health ».

16 Chap. 7, « Complexity, anthropology, and epidemics ».

17 Notre traduction. « The Pathos of preparedness is that it seems always too be preparing for the wrong emergency » (p. 63).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Rubis Le Coq, « Ann H. Kelly, Frédéric Keck, Christos Lynteris (dir.), The Anthropology of epidemics », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 20 novembre 2019, consulté le 25 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/39030 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.39030

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Rédacteur

Rubis Le Coq

Doctorante en anthropologie, ENS de Lyon (Triangle UMR 5206).

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Droits d’auteur

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