Navigation – Plan du site

AccueilLireLes comptes rendus2019Frédéric Lordon, Vivre sans ? Ins...

Frédéric Lordon, Vivre sans ? Institutions, police, travail, argent

Camille Girard-Chanudet
Vivre sans ?
Frédéric Lordon, Vivre sans ? Institutions, police, travail, argent..., Paris, La Fabrique, 2019, 304 p., ISBN : 9782358721714.
Haut de page

Texte intégral

1« Soyons ingouvernables ! », « Bloquons tout ! », « Nous ne revendiquons rien ! ». Différents mouvements sociaux récents, à la tête desquels celui des Gilets Jaunes, ont été le lieu de l’affirmation d’un rejet des structures institutionnelles, et de la revendication d’un « vivre sans » que le philosophe Frédéric Lordon interroge dans cet ouvrage. Prenant la forme d’une conversation avec le chercheur Frédéric Boggio Ewanjé-Epée, Vivre sans ? s’appuie sur l’héritage spinoziste pour étudier l’émergence et les implications de ce mot d’ordre. L’ouvrage se construit ainsi autour de l’articulation de trois temps réflexifs : la caractérisation de l’idéal philosophique et politique du « vivre sans », la critique à la fois idéologique et pratique de cette revendication, et enfin l’ébauche de pistes alternatives d’opposition politique aux institutions capitalistes contemporaines.

  • 1 L’usage du singulier par l’auteur laisse entendre qu’il fait référence à l’expérience de Notre-Dame (...)

2Diverses expériences politiques contemporaines, en en particulier celle de la « zone à défendre » (ZAD)1, dont Frédéric Lordon fait le symbole de la manifestation politique de l’idéal du « vivre sans », se réclament d’une volonté de s’extraire des structures oppressives, porteuses de violences et d’inégalités, de l’« État de l’époque capitaliste néolibérale » (p. 163). Il s’agirait d’abandonner ces cadres honnis, de les laisser fonctionner seuls comme des coquilles vides, pour construire ailleurs des communautés de vie qui se passeraient d’institutions – si l’on en croit leurs mots d’ordre. Dans le contexte politique actuel, l’attractivité d’une telle proposition est forte : comment ne pas souhaiter, demande Lordon, vivre sans État policier, sans organismes financiers, sans travail ? Si cette revendication se fait de plus en plus audible dans l’espace de la contestation politique de gauche, cet ouvrage la situe dans un héritage philosophique plus ancien, dans une « constellation de l’antipolitique » reliant Agamben à Badiou, à Rancière et à Deleuze.

3La première critique que Frédéric Lordon adresse à cet idéal du « vivre sans » est justement tirée de cet héritage philosophique : d’Agamben à Deleuze, l’antipolitique est l’œuvre de « virtuoses », proches de la figure du « sage » chez Spinoza. Il n’est pas donné à chacun·e de pouvoir résister à la « servitude passionnelle » de la politique (p. 92) pour entrer dans la « béatitude » exigée par l’antipolitique, comme il n’est pas donné à tou·te·s de pouvoir consentir au sacrifice de l’existence de norme pour embrasser le mode de vie d’une ZAD. Mais Lordon va plus loin dans sa critique du « vivre sans », en affirmant qu’il s’agit d’une proposition infondée en elle-même. Il n’est pas possible de se passer d’institutions, puisque celles-ci sont l’essence même de l’existence humaine en communauté. Définies comme « tout effet, toute manifestation de la puissance de la multitude » (p. 105), les institutions sont l’expression du contrôle social et, partant, du lien social. Si leur forme peut, et doit même, être questionnée et réfléchie, leur existence ne peut être remise en cause. Ainsi, Frédéric Lordon affirme par exemple que, malgré la puissance de l’opposition à l’institution « police-justice » animant les idéaux de la ZAD, celle-ci est parcourue d’importants mécanismes de régulation sociale, formels et informels (regard des pairs, médiateurs…) : on y retrouve finalement la même institution, mais déclinée sous des modalités différentes. L’« imperium », la force du social, se manifeste toujours par l’instauration, spontanée ou formalisée, de normes de comportements, d’identités partagées et de projets collectifs.

4À partir de ce constat, et prenant acte de l’impossibilité de s’extraire d’un mode de fonctionnement collectif institutionnalisé d’une façon ou d’une autre, Frédéric Lordon propose de remettre en question les institutions existantes pour envisager l’invention de nouvelles formes institutionnelles correspondant davantage aux idéaux politiques qui l’animent. Il s’agit pour lui de se donner le moyen de penser les institutions que nous souhaitons collectivement nous donner afin de pouvoir les contrôler. Dans cette perspective, deux institutions structurantes sont particulièrement interrogées : l’État et l’économie.

5Il est insensé pour Frédéric Lordon de vouloir vivre sans État, entendu comme « du nombre assemblé sous une certaine forme » (p. 169). En revanche, il est hautement souhaitable d’annihiler l’État contemporain, policier et capitaliste, et de construire une nouvelle forme d’État de gauche. Or, la poursuite d’un tel projet politique par le seul biais des urnes s’avèrerait infructueuse, en raison de la dépendance des États aux marchés financiers qui saboteraient toute déviation de leur ligne politique par la mise en faillite dudit État – l’expérience grecque le prouve assez. Il s’agirait alors pour l’État d’assumer l’entrée dans un régime d’affrontement ouvert contre les forces capitalistes, qui ne pourrait être soutenu que grâce à une mobilisation durable des masses, faisant apparaître visiblement leur puissance physique face aux détenteurs du pouvoir financier. Pour Lordon, cet engagement collectif est la condition nécessaire à une transformation profonde des logiques structurant l’institution étatique.

6Liée à cette refonte de l’État, la remise en question du système économique n’est pas plus aisée. S’il est également absurde de souhaiter se passer d’économie, entendue comme l’« ensemble des rapports sociaux sous lesquels s’organise la reproduction matérielle collective » (p. 225), la forme capitaliste de cette institution n’est pas incontournable. Si Frédéric Lordon envisage dans cette perspective l’abolition des régimes du salariat et de la propriété privée, son analyse se heurte toutefois à la question de la division du travail. Sortir de la spécialisation extrême des tâches pour se redonner des capacités d’agir concrètes (être capable de réparer seul·e son vélo, de se soigner, de carreler sa cuisine…) et sortir des échanges marchands permanents sont des démarches essentielles à la remise en question du modèle capitaliste, qui supposent d’importants sacrifices (sans division du travail, pas d’internet, de chimiothérapies, d’aviation…). De ce fait, Lordon estime improbable l’abandon total à moyen terme du confort matériel lié au capitalisme (là encore, il s’agirait d’une solution uniquement destinée à des « sages ») ; il place plutôt la question en termes d’équilibre à trouver : quelle part de notre qualité matérielle de vie est-on prêts à échanger contre un regain collectif de pouvoir politique et économique ?

7Ainsi, la solution que Frédéric Lordon propose n’est pas totale et nette comme peut l’être la revendication pure d’un « vivre sans ». Elle est faite de compromis et d’arbitrages, car, comme conclut l’auteur, « le mythe de la forme miracle est un mythe de perfection. Or, la finitude, c’est l’imperfection. Vouloir à toute force “vivre sans”, c’est méconnaitre que la vie humaine est placée sous un “vivre avec” fondamental, ontologique, irréductible : avec la finitude » (p. 287).

Haut de page

Notes

1 L’usage du singulier par l’auteur laisse entendre qu’il fait référence à l’expérience de Notre-Dame-des-Landes, mais ce cas n’est pas explicitement cité.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Camille Girard-Chanudet, « Frédéric Lordon, Vivre sans ? Institutions, police, travail, argent », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 20 novembre 2019, consulté le 22 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/39012 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.39012

Haut de page

Rédacteur

Camille Girard-Chanudet

Doctorante en sociologie au CEMS-EHESS.

Articles du même rédacteur

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search