Alice Le Goff, Introduction à Thorstein Veblen
Texte intégral
- 1 On pense ainsi à la préface de Raymond Aron pour la traduction française de la Théorie de la clas (...)
1L’économiste et sociologue Thorstein Veblen (1857-1929) évoque une image paradoxale : s’il s’agit d’un auteur classique, de référence, sa pensée reste peu connue voire peu comprise. L’Introduction à Thorstein Veblen de la philosophe Alice Le Goff permet d’expliquer et de comprendre cet état de fait en se penchant, dans un ouvrage écrit de manière agréable, exigeante et pédagogique, sur un parcours et des analyses tellement originaux qu’ils sont difficiles à saisir dans toute leur complexité depuis leur origine1. Ce travail salutaire facilite la rencontre des lecteurs avec une œuvre réellement pluridisciplinaire et une figure emblématique de l’analyse économique hétérodoxe. Veblen mobilise en effet économie, histoire, psychologie, anthropologie ou philosophie pour décrire les évolutions du capitalisme et de la société de la fin du XIXe siècle et du début du XXe. Il est un des principaux représentants de l’hétérodoxie en économie car il consacre la plus grande partie de ses recherches à remettre en question le paradigme dominant et ses présupposés. Veblen a d’ailleurs laissé son nom et son empreinte à des concepts clés des sciences sociales, comme sa théorie de la consommation. Ce livre les expose avec une grande clarté.
- 2 Veblen est un des fondateurs de ce courant comme le précise Nathalie Lazaric, Les théories économ (...)
- 3 Les repères bibliographiques indiquent seulement trois livres sur les neuf publiés de son vivant, (...)
2L’ouvrage est composé de quatre parties. Alice Le Goff présente tout d’abord le parcours original de Thorstein Veblen pour éclairer les spécificités de sa démarche intellectuelle. La deuxième partie décrit l’approche « évolutionnaire » de l’économie caractéristique de l’auteur, cette volonté d’expliquer la dynamique des échanges par des changements historiques et psychologiques situés dans un environnement précis2. La troisième partie développe la « culture pécuniaire » que Veblen a mise en valeur pour la compréhension des sociétés modernes, soit l’idée que la richesse est recherchée comme facteur de distinction sociale. Enfin, la quatrième partie étudie son approche critique des institutions politiques. On découvre ou redécouvre au fil des pages un auteur finalement assez peu traduit en français3, partiellement voire partialement connu. Alice Le Goff nous livre donc ce travail de synthèse qui se justifie amplement par une volonté de mettre un terme aux raccourcis ou approximations sur les apports de Veblen à l’histoire des idées.
3Le parcours et la personnalité de Veblen sont qualifiés d’« iconoclastes ». Né juste avant la Guerre de Sécession, il décède au moment où éclate la grande crise mondiale de 1929. Auteur américain d’origine norvégienne, formé au départ à la philosophie, Veblen détonne dans l’univers universitaire des États-Unis d’Amérique. Alice Le Goff prend appui sur sa biographie pour décrire sa réorientation vers l’enseignement et la recherche en économie qui l’amènent à intervenir brièvement à Cornell puis à l’université de Chicago, tout récemment créée, et à Stanford avant de se poser à l’université du Missouri. Cette carrière n’est pas spécialement glorieuse et s’explique certainement par les idées radicales de Veblen et ses difficultés conjugales et sociales (peu de relations avec ses collègues, peu d’efforts pour rendre son cours accessible aux étudiants ou pour faire passer les examens...). Ce parcours « sinueux » a beaucoup joué dans la perception d’un auteur original mais déconcertant, capable d’analyses fulgurantes et pessimistes mais peu valorisées au niveau académique.
4Veblen considère que la science économique doit être appréhendée de manière évolutionnaire. Cela signifie que les processus économiques « évoluent » dans des structures institutionnelles particulières, tant d’un point de vue spatial que temporel ou culturel, qu’il convient de caractériser. Ainsi, ses analyses prennent systématiquement appui sur l’histoire, sans pourtant s’inspirer de la démarche de l’école historique allemande qui, selon lui, étudie trop les institutions et pas suffisamment la dynamique de l’économie. Ses principales critiques ciblent toutefois l’économie classique, qui constitue la théorie dominante : il estime que l’analyse développée par les auteurs traditionnels est téléologique (une croyance en un ordre économique harmonieux qui ne permet pas de comprendre les fins réelles des acteurs) et taxonomique (les économistes sont obnubilés par la recherche illusoire d’un équilibre). Alice Le Goff estime que Veblen a une démarche anthropologique car il prend en compte l’évolution biologique et l’évolution sociale pour comprendre les comportements humains sans essayer d’y déceler un quelconque déterminisme. Il met notamment en valeur les instincts humains qui agissent sur l’économie ou les habitudes : les impulsions, la coopération, la rivalité, le travail bien fait... Ces conceptions permettent de décrire les dynamiques du capitalisme, où les affaires (le business vu comme accumulation de richesses) s’opposent à l’industrie, laquelle met plutôt en valeur la qualité des biens et des services produits ainsi que leur utilité sociale. Veblen critique également la logique des intérêts acquis (vested interest) propre aux capitalistes qui accaparent les richesses immatérielles de manière immorale (réduction de la concurrence, publicité trompeuse...), ce qui explique en grande partie les crises économiques.
5Pour critiquer ce qu’il nomme « culture pécuniaire », Veblen propose une explication des hiérarchies sociales basée sur la propriété privée. Il délivre une critique cinglante et célèbre du loisir et de la consommation ostentatoire des classes les plus aisées. Il estime, s’inspirant à nouveau de l’anthropologie, que ces phénomènes découlent d’un gaspillage honorifique caractérisé par le comportements d’individus qui s’efforcent de montrer, de rendre apparente, l’utilisation de leur richesse. Il s’agit en particulier de l’effet de snobisme (que les économistes nomment l’effet Veblen) qui suppose que c’est parce que le prix d’un bien ou d’un service augmente et qu’il devient inaccessible à la plupart des gens que les plus riches vont vouloir le consommer pour se distinguer. Ces analyses radicales sont complétées par une réflexion sur le statut des femmes dont la domination relève du même phénomène (les femmes des familles les plus riches ne devront rien faire et le faire savoir) et une remise en cause violente des institutions cérémonielles qui confortent et appuient cette culture pécuniaire : la religion ou le milieu académique.
6La quatrième partie évoque les positions politiques de Veblen. Il s’agit principalement de ses derniers travaux qui abordent le rôle des États dans les phénomènes guerriers, qu’il attribue principalement à l’impérialisme et la volonté de domination d’autres Nations. Veblen défend, enfin, une conception somme toute très technocratique de la société où il préférerait confier la décision publique à des ingénieurs qui prendraient les meilleures décisions sociales sans sombrer dans les dérives qu’il a tant relevées. Au final, l’œuvre et les idées de Thorstein Veblen mettent le pouvoir au cœur de l’analyse et de la réflexion économique, et tout le mérite de ce livre est de rappeler ce grand oubli de l’histoire des idées.
Notes
1 On pense ainsi à la préface de Raymond Aron pour la traduction française de la Théorie de la classe de loisir (1970) qui demandait au lecteur : « Avez-vous lu Veblen ? ».
2 Veblen est un des fondateurs de ce courant comme le précise Nathalie Lazaric, Les théories économiques évolutionnistes, Paris, La Découverte, 2010 ; compte rendu de Serge Paré pour Lectures : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/1131.
3 Les repères bibliographiques indiquent seulement trois livres sur les neuf publiés de son vivant, dont deux l’ont été en 1970 et 1971, et aucun de ses articles ou recueils d’articles.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Guillaume Arnould, « Alice Le Goff, Introduction à Thorstein Veblen », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 07 novembre 2019, consulté le 07 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/38345 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.38345
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