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Collectif Rosa Bonheur, La ville vue d’en bas. Travail et production de l’espace populaire

Stéphanie Vincent
La ville vue d'en bas
Collectif Rosa Bonheur, La ville vue d'en bas. Travail et production de l'espace populaire, Paris, Amsterdam éditions, 2019, 227 p., ISBN : 9782354801960.
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Texte intégral

1Cet ouvrage publié par le Collectif Rosa Bonheur est fondé sur une enquête ethnographique de longue haleine – le travail de terrain a duré pas moins de cinq années – menée au cœur des quartiers populaires de Roubaix. Relevons tout d’abord l’originalité de ce travail collectif et engagé. Collectif, puisque Rosa Bonheur est composé de six maîtres·ses de conférences en sociologie et géographie aux intérêts de recherche à la fois proches et diversifiés, autour desquels gravitent de nombreux autres contributeurs, en particulier plusieurs équipes de recherche internationales intéressées aux mêmes thématiques. Engagé, ensuite, car la constitution de ce collectif de recherche et sa posture scientifique relèvent d’un parti-pris fort et explicite : être dans une approche compréhensive des classes populaires à partir de leur point de vue pour alimenter une analyse critique, néo-marxiste, de la ville, du travail et des rapports sociaux de classe. Si les classes populaires sont le plus souvent stigmatisées socialement et marginalisées spatialement, les auteurs opèrent un changement de regard radical pour « affirmer les dimensions géographiques, économiques, sociale et symbolique de la centralité des espaces populaires » (p. 18), en adoptant celui de la population qu’ils étudient.

  • 1 En 2014, « 18,1% des employés et 27,1% des ouvriers sont au chômage » (p. 36).
  • 2 Nous faisons le choix dans ce compte rendu de désigner les auteurs·rices par « le Collectif », une (...)

2La ville de Roubaix a connu un passé industriel florissant grâce à l’industrie textile, mais la désindustrialisation à l’œuvre depuis les années 1960 a provoqué une destruction massive d’emplois salariés ouvriers. Les classes populaires sont ainsi fortement marquées par le chômage1, mais aussi par la précarité de l’emploi (contrats temporaires, temps partiels, etc.). Dans ce contexte, il s’agit de comprendre comment les classes populaires parviennent à « vivre et subvenir à ses besoins » alors même que « le travail salarié ouvrier s’est retiré de l’espace local depuis longtemps » (p. 23), mais aussi le rôle que jouent les espaces urbains dans cette économie de la subsistance, l’organisation sociale qui la sous-tend et ses interactions avec le reste de la société, de ses institutions et de son fonctionnement. Ces quatre questionnements structurent globalement l’organisation de l’ouvrage en quatre chapitres. Chaque chapitre s’ouvre sur un récit ethnographique de quelques pages qui immerge le lecteur au milieu du terrain, de ses espaces, de ses protagonistes ; dans une démarche inductive exemplaire, ce récit permet au Collectif2 de tirer les principaux éléments d’analyse qui caractérisent le chapitre.

  • 3 Les auteurs évoquent à plusieurs reprises l’exemple des « garages à ciel ouvert », à la limite de l (...)

3Dans la société fordiste où prévalait le modèle de la ville-usine, le travail salarié était constitutif de l’insertion sociale, professionnelle et spatiale des ouvriers. Avec la désindustrialisation, le travail salarié se raréfie, obligeant les classes ouvrières à trouver d’autres modalités de (sur)vie. En s’intéressant de près à ces populations si souvent considérées comme « inactives » ou « assistées », le Collectif dévoile la place prépondérante qu’occupe ce qu’il appelle le travail de subsistance dans le quotidien de ces populations, au travers de différents petits boulots plus ou moins officiels, du soin apporté aux personnes de l’entourage (enfants ou proches malades), de la récupération et du recyclage d’objets, de la recherche des commerces les moins chers pour la consommation quotidienne, etc. Ce travail se révèle omniprésent – « il se confond avec la vie même » (p. 63) – car indispensable à la survie économique des familles ; s’il se trouve dans certains cas empêché3, il est toujours invisibilisé. L’omniprésence du travail de subsistance va à l’encontre des représentations des classes populaires, si souvent qualifiées d’assistées ou d’oisives. Qui plus est, le travail de subsistance se construit collectivement, selon des logiques d’échange et de réciprocité, et il contribue à tisser un réseau à la fois solide, fiable et profondément ancré dans le quartier, voire au-delà. Le travail de subsistance se déploie dans des espaces produits par et pour les classes populaires : le quartier constitue une centralité populaire puisque c’est lui qui offre les différentes ressources nécessaires à la subsistance, telles que le travail, le logement ou encore les ressources relationnelles. Les auteurs·rices décrivent en détail les processus de production de l’espace bâti, en particulier autour du logement où la rénovation de logements dégradés permet aux classes populaires de se loger, parfois même d’accéder à la propriété en achetant à très bas prix. Les réseaux de solidarité s’inscrivent aussi spatialement à l’échelle du quartier, tant le voisinage peut se substituer à la famille comme ressource d’entraide. L’ancrage résidentiel des classes populaires dans le quartier est fort, et l’histoire de cet ancrage peut parfois se lire sur plusieurs générations. Pourtant, si le quartier constitue un cadre rassurant pour ses habitants, il fait aussi l’objet d’attachements ambivalents car le quitter pour aller vivre ailleurs signifie prendre de la distance par rapport à la pauvreté et peut être le signe d’une ascension sociale.

  • 4 Thompson Edward Palmer, The making of the English working class, Harmondsworth, Penguin Books, 1963 (...)

4Le troisième concept déployé dans le livre est celui d’économie morale, dans la lignée des travaux de Thompson4. Le travail de subsistance construit un espace géographique et social spécifique et, ce faisant, du positionnement des individus, de leurs rôles et de leurs statuts dans cet espace. Cette économie morale populaire s’élabore au travers du travail de subsistance, en ce qu’il offre de la reconnaissance, un sentiment d’appartenance, une respectabilité sociale au sein du quartier, qui viennent compenser la disqualification sociale et les stigmatisations résidentielles, raciales ou liées à la pauvreté que les individus subissent par ailleurs.

5Le quatrième chapitre montre justement la confrontation, souvent violente, entre ce monde populaire localisé et le reste de la société qui cherche, au travers de ses institutions, à imposer ses normes sans tenir compte des spécificités matérielles, sociales et symboliques des classes populaires. Ces tentatives de transformation des classes populaires, de leur travail ou de leur espace de vie s’avèrent être particulièrement violentes symboliquement – l’ouvrage en présente de nombreux exemples – et elles donnent lieu à des oppositions ou des résistances de la part des classes populaires. L’ensemble des moyens déployées par les classes populaires pour leur subsistance ne sont, pour « les autres classes sociales comme [pour] les acteurs publics […] que nuisances, problèmes et déficiences, pratiques à faire disparaître, à normaliser » (p. 195). Il en est ainsi par exemple des réhabilitations de l’habitat industriel, qui sont pour les classes populaires roubaisiennes souvent le seul moyen d’accéder à la propriété, voire de conserver un toit, et pour les acteurs publics, un outil de gentrification permettant d’attirer des classes sociales plus favorisées.

6L’ouvrage offre une analyse très fouillée des classes populaires roubaisiennes, qui se fonde sur leurs points de vue, social et spatial, tout en les replaçant dans l’ensemble des rapports sociaux de classe, de race ou de genre. Au-delà du terrain roubaisien, il montre avec force détail la violence de l’imposition de la norme et interroge plus globalement la capacité de nos sociétés à offrir les ressources économiques, sociales et symboliques d’une existence digne et à accepter la diversité des manières de vivre.

7Au final, ce travail se situe dans la lignée des travaux classiques de la sociologie sur le monde ouvrier tout en montrant les effets concrets de la désindustrialisation et du capitalisme urbain sur le quotidien de ces classes populaires, effets qui dépassent largement le seul contexte roubaisien. On regrette néanmoins l’absence d’éléments qui auraient permis de mieux situer géographiquement le terrain (ethnographie du ou des quartiers enquêtés, carte de la ville, délimitation géographique du secteur d’enquête), d’autant que la dimension spatiale est centrale dans l’analyse que propose le Collectif. Les constats et analyses sont-ils les mêmes dans tous les quartiers populaires roubaisiens ? N’y a t-il pas des différences d’un quartier à l’autre en fonction, par exemple, de ses caractéristiques bâties ou de son histoire ? Peut-on repérer des effets de lieu à l’intérieur même des espaces populaires ? Enfin, l’ouvrage ne présente pas (ou très peu) d’analyse réflexive sur le terrain, pourtant original, mené par le Collectif. Cette absence attise la curiosité du chercheur en sciences sociales. Comment se sont déroulées ces cinq années de terrain ? Comment la présence des chercheurs sur le terrain a t-elle été perçue et vécue par les habitants du quartier ainsi que par les autres acteurs ? Quels effets leur présence a t-elle pu avoir sur les rapports sociaux observés ? Autant d’éléments certes d’ordre méthodologique mais qui disent aussi les rapports sociaux de classe et contribuent de ce fait pleinement à l’analyse du positionnement social et spatial des classes populaires roubaisiennes.

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Notes

1 En 2014, « 18,1% des employés et 27,1% des ouvriers sont au chômage » (p. 36).

2 Nous faisons le choix dans ce compte rendu de désigner les auteurs·rices par « le Collectif », une désignation qui nous semble en phase avec leur projet de « résistance politique à l’individualisation des modes de recherche » (p. 218).

3 Les auteurs évoquent à plusieurs reprises l’exemple des « garages à ciel ouvert », à la limite de la légalité, qui sont tantôt tolérés, tantôt réprimés violemment par les forces de l’ordre, comme dans l’exemple de Youssef dont le garage a été fermé par la police (p. 165).

4 Thompson Edward Palmer, The making of the English working class, Harmondsworth, Penguin Books, 1963.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Stéphanie Vincent, « Collectif Rosa Bonheur, La ville vue d’en bas. Travail et production de l’espace populaire », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 05 novembre 2019, consulté le 01 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/38226 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.38226

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Rédacteur

Stéphanie Vincent

Stéphanie Vincent est docteur ès sociologie, maîtresse de conférences en urbanisme à l’Université Lyon 2 et membre du LAET (UMR 5593). Ses travaux portent sur les mobilités, à l’interface entre espace aménagé et pratiques sociales.

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