Josephine Crawley Quinn, À la recherche des Phéniciens

Texte intégral
- 1 Dans les manuels scolaires, le cadre spatio-temporel attribué à la Phénicie débute avec l’âge de fe (...)
1Comme le titre le laisse présager, l’ouvrage consiste en une enquête minutieuse sur l’invention des Phéniciens comme « nation antique », qui vise à démontrer qu’ils n’ont pas existé en tant que « peuple » ou « collectif » conscient de lui-même. En effet, les Phéniciens ont été depuis longtemps étiquetés comme un « peuple » et une « civilisation ». Les expositions I Fenici au Palazzo Grassi à Venise (1988) ou La Méditerranée des Phéniciens à l’Institut du monde arabe à Paris (2007) en sont des illustrations. Au contraire, l’auteure nous montre que les sources sont vagues quant à la délimitation spatiale de la « Phénicie »1 ou à l’identité « phénicienne ». Justifiant ainsi la nécessité d’enquêter, Josephine Crawley Quinn déconstruit et réfute des savoirs académiques, à commencer par le concept de « Phéniciens ». Ses objectifs sont doubles puisqu’il s’agit d’une part de déterminer ce que nous pouvons savoir sur l’organisation sociale, politique et religieuse des populations dites « phéniciennes » à partir des sources, et d’autre part de mettre en lumière les motivations qui existent derrières la conception moderne d’un « peuple phénicien » (p. 11). Ce livre est le fruit de trois conférences Balmuth données à Tufts, que Crawley Quinn a développées et complétées. Il ne s’agit pas de recherches isolées puisque ses travaux s’inscrivent dans la même dynamique que ceux de Paolo Xella, Corinne Bonnet ou Claude Baurain, pour ne citer qu’eux.
2D’après l’auteure, l’erreur méthodologique des historiens et des archéologues a été d’attribuer une étiquette ethnique à des personnes « ambivalentes » voir « indifférentes » à cet égard (p. 7) : « on ne sait comment ces derniers se voyaient eux-mêmes, où de combien de façons différentes, ni même s’ils accordaient la moindre importance à cette question » (p. 263). Dans l’Antiquité méditerranéenne, pour les Égyptiens, les Hittites ou les Hébreux, comme pour les « Phéniciens », les sources laissent penser que les organisations territoriale, sociale et politique étaient relativement « fluides » et « ouvertes » (p. II). Contrairement à ce que la logique moderne nous pousse à croire aujourd’hui, les identités méditerranéennes étaient flexibles et complexes.
- 2 Josephine Crawley Quinn définit la fonction de ces sanctuaires : « Les tophets étaient donc des lie (...)
3Crawley Quinn mène donc son enquête en interrogeant des hypothèses érigées en vérités. Elle s’appuie pour ce faire sur des sources textuelles comme certains récits de la fondation de Gadès ou de Carthage, ainsi que sur certains objets de l’artisanat de luxe, sur la monnaie ou encore sur des pointes de flèches... Ainsi, par exemple, elle réexamine et réfute l’idée que Tyr et Sidon ne formaient qu’un seul royaume entre le IXe et le VIIIe siècle av. J.-C., tout comme elle conteste les liens supposés entre certains artefacts culturels désignés comme « phéniciens » et « la Phénicie » : les célèbres bols en métal (décorés de scènes mythologiques ou de scènes de chasse), l’ivoire, ou encore les céramiques de formes dites « phéniciennes » alors qu’elles sont standardisées dans la zone syro-palestinienne. De manière articulée, elle analyse certaines pratiques telles que les offrandes aux sanctuaires tophets2. Enfin, elle interroge les dynamiques migratoires, une enquête qui lui permet de mettre en évidence la circulation des groupes de langue phénicienne en Méditerranée orientale, centrale aussi bien qu’occidentale. Des réseaux se développaient, les groupes évoluaient et entretenaient des relations « multiples » et « multidirectionnelles ».
4Dans la première partie, l’auteure confronte l’histoire traditionnelle des Phéniciens aux sources anciennes à travers trois chapitres. Dans le premier, elle « replace l’image moderne du peuple phénicien dans la politique et la rhétorique de l’époque moderne » (p. 16) en faisant le constat d’une identité phénicienne instrumentalisée par des mouvements politiques modernes. Dans le deuxième, nous voyons que, curieusement, parmi les dix mille inscriptions votives ou funéraires dont nous disposons en langue phénicienne, rares sont celles qui renvoient à un « groupe ethnique ». Puis, dans le troisième chapitre, l’auteure s’intéresse au fait que les Grecs et les Romains qualifient les « Phéniciens » avec des termes renvoyant à un collectif vague.
5Ensuite, dans la seconde partie, Josephine Crawley Quinn interroge les interactions des populations dites phéniciennes à l’aune des objets et des pratiques. Par exemple, à travers l’usage de la monnaie de Carthage (fin du Ve siècle av. J.-C.), elle démontre comment la notion de « phénicité » (qui vient des Grecs) sert les ambitions impériales de Carthage qui cherche à « rassembler ses sujets autour d’une idée plus grande que la cité impériale elle-même » (p. 131). L’étude du culte à Baal Hammon et Tinnit permet ensuite de mettre en lumière le développement de sous-groupes de colonies à travers le cercle fermé des tophets. Ce sous-réseau limité contraste avec le vaste réseau qui se développe autour du culte de Melquart, le dieu tyrien. À travers ce dernier, de multiples liens sont créés entre des établissements de langue phénicienne dans toute la Méditerranée (p. 135). Josephine Crawley Quinn explique alors comment l’expérience de la migration a transformé les populations de langue phénicienne et leurs pratiques.
6La troisième partie du livre est centrée sur le nouvel intérêt pour ce passé dans le monde helléniste et romain et sur l’identification culturelle (et non ethnique) avec les Phéniciens. Elle montre de quelle manière cette identification sert à renforcer des identités nationales, ce que l’on retrouve à l’époque moderne.
7Derrière la question des « Phéniciens », Crawley Quinn pose une question plus large : « qu’est-ce qu’un peuple ? ». Elle cherche à faire émerger ce que les populations de langue phénicienne avaient en commun et ce qui les différenciait des autres (p. 96). Parmi les exemples sur lesquels elle s’appuie, elle analyse certaines inscriptions (p. 65) qui ne présentent pas d’auto-identification directe. L’étude montre l’existence de références à des ancêtres (souvent plusieurs générations), à une famille et/ou à une ville, tandis que les Grecs font référence à un seul ancêtre et rattachent leur citoyenneté à une identité régionale plus vaste. Les « Phéniciens » semblent davantage être liés à ces références ancestrales qu’à une identité collective. Du côté des Grecs, on désigne les « Phéniciens » par leur ville, comme lors des jeux déliens, néméens ou isthmiques (p. 70) alors que d’autres vainqueurs sont rattachés à une collectivité plus vaste. Les Grecs (pourtant les auteurs de la notion de phénicité) ne les considèrent pas comme « une identité différenciée et consciente d’elle-même » (p. 264).
- 3 En effet, dès la fin du Ve siècle, Carthage cherche à promouvoir son « identité » phénicienne afin (...)
8Cette étude très dense révèle qu’il est difficile de trouver un dénominateur commun autre que la langue phénicienne (qui elle-même possède sans aucun doute ses propres idiomes). Ainsi, la culture architecturale d’Arados, de Byblos ou de Sidon révèle un « éclectisme cosmopolite » (p. 112) qui incarne bien cette diversité. Par exemple, l’art et l’architecture à Sidon réunissent des motifs perses, égyptiens, chypriotes ou encore grecs. Même les pratiques funéraires sont variées : fosses, cistes, hypogées... La crémation est plus répandue dans la partie phénicienne la plus proche d’Israël (où, à l’inverse, on pratique l’inhumation) (p. 112). Citons encore le sacrifice d’enfants à Carthage et dans certaines colonies, dans le cadre du culte à Baal Hammon, qui n’est pas attesté et partagé par toute la diaspora. Finalement, en dehors de la guerre et du commerce, qui sont traditionnellement des forces unificatrices (p. 123), la seule preuve de l’émergence d’une identité phénicienne est l’image du palmier (phoinix) frappé sur la monnaie phénicienne à Carthage au Ve et IVe siècle av. J.-C. (p. 133)3. Le terme de « phénicien » devient dans ce contexte une arme « politique et culturelle » mais ne relève toujours pas d’une « identité ethnique » (p. 265).
9Bien des siècles plus tard, l’idéologie « néophénicianiste » est utilisée par le nouvel État libanais (1943) qui réaffirme de cette manière ses origines car celle-ci colle « au combat plus général, et largement maronite, militant pour la création d’un État libanais séparé de la Syrie et de l’ensemble du monde arabe » (p. 28). L’auteure met bien en lumière la manière dont l’instrumentalisation des Phéniciens sert un but politique lors de l’avènement des États-nations au Liban et en Tunisie au XXe siècle. Ces faits n’étant ni isolés ni nouveaux, elle montre de manière originale qu’en Bretagne et en Irlande, le néophénicianisme a autrefois servi le nationalisme de savants et d’élites. En d’autres termes, « le nationalisme a créé les Phéniciens » (p. 268).
- 4 À ce sujet, l’auteure renvoie le lecteur vers les travaux de Sebastian Celestino et Carolina Lopez- (...)
10Pour finir, l’auteure reconnaît des lacunes concernant Chypre et la Méditerranée occidentale4, mais la limite principale de sa recherche tient au fait que, ne disposant pas de littérature en langue phénicienne, rien ne dit de manière claire que les Phéniciens ne se percevaient pas comme un peuple. Josephine Crawley Quinn tient des positions qui peuvent être contestées ; cependant, on aura compris que son but n’est pas d’imposer son avis mais de susciter des débats et surtout d’encourager les chercheurs à poursuivre de nouvelles enquêtes sans tomber dans les écueils qu’elle a souhaité mettre en évidence.
Notes
1 Dans les manuels scolaires, le cadre spatio-temporel attribué à la Phénicie débute avec l’âge de fer vers 1200 av. J.-C. et va jusqu’en 332, c’est-à-dire jusqu’aux conquêtes d’Alexandre en Orient et la destruction de Carthage. La limitation de « la Phénicie » est présumée comme allant de Tell Suqas jusqu’à Akko (d’après des sources postérieures grecques et romaines).
2 Josephine Crawley Quinn définit la fonction de ces sanctuaires : « Les tophets étaient donc des lieux où les dieux, la famille, la société civique, les rituels, les sacrifices et la mort prenaient place, rassemblant les membres de la communauté civique » (p. 138).
3 En effet, dès la fin du Ve siècle, Carthage cherche à promouvoir son « identité » phénicienne afin de satisfaire ses ambitions impériales et de rivaliser avec Rome. Au milieu du IVe siècle, tandis que Carthage diffuse les « menues pièces en bronze » dans tout l’ouest de la Méditerranée, ce choix iconographique du palmier permet de rassembler les sujets.
4 À ce sujet, l’auteure renvoie le lecteur vers les travaux de Sebastian Celestino et Carolina Lopez-Riuz, Tartessos and the Phoenician in Iberia, Oxford, Oxford University Press, 2016.
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Référence électronique
Élisabeth Schulz, « Josephine Crawley Quinn, À la recherche des Phéniciens », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 02 novembre 2019, consulté le 17 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/38153 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.38153
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