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Thomas Skorucak, Le courage des gouvernés. Michel Foucault et Hannah Arendt

Célia Poulet
Le courage des gouvernés
Thomas Skorucak, Le courage des gouvernés. Michel Foucault, Hannah Arendt, Paris, CNRS, 2019, 378 p., ISBN : 978-2-271-11521-8.
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Texte intégral

1Le courage des gouvernés est un ouvrage issu de la thèse de Thomas Skorucak, soutenue en 2015 à l’université Paris-Est. L’auteur propose de répondre à une question centrale : comment les gouvernés peuvent-ils faire preuve de courage, en particulier au sein des démocraties ? En effet, le « courage » a souvent été appréhendé par la philosophie à travers la figure du héros, du gouvernant, du transgresseur ; Thomas Skorucak renverse ce prisme en étendant sa réflexion au courage des gouvernés, c’est-à-dire ceux dont le courage s’exprime non pas par le pouvoir, mais plutôt malgré le pouvoir. L’ouvrage propose une exploration de la notion de courage à travers plusieurs grands textes, qui conduit l’auteur à formuler une définition du courage des gouvernés mêlant les travaux de Michel Foucault et Hannah Arendt.

2La première partie de l’ouvrage s’ouvre sur l’étude de plusieurs grands procès du « dire-vrai » comme forme de courage. Les trois premiers chapitres sont consacrés au procès de Socrate, figure de celui qui est condamné pour avoir dit la vérité au risque de sa vie, puni par une assemblée incapable d’entendre le vrai et trop injuste pour laisser vivre l’homme courageux. Pour Platon, l’enseignement de la vie de Socrate permet de constituer un programme politique propre, mettant en son centre la figure du Philosophe-Roi : si la vérité est dangereuse, alors elle ne doit être réservée qu’à une élite, qui seule peut avoir en charge un gouvernement basé sur la justice. Cette conception de la vérité comme n’étant pas de ce monde constitue un fondement de la pensée chrétienne, qui s’en distingue néanmoins par son caractère révélé et accessible à tous. Ce faisant, la pensée chrétienne dessine une nouvelle forme d’obéissance : en effet, la vérité étant réservée à l’au-delà et les lois séculières ne constituant la source d’aucune légitimité au regard de celles de Dieu, la foi du chrétien est « la marque d’une soumission originelle qui le soustrait à la justice des hommes et le rattache à l’ordre divin » (p. 97). De la mort de Socrate à l’obéissance chrétienne, montre ainsi l’auteur, il y a au fond une même ligne : l’idée que si la vérité est dangereuse car trop grande pour être comprise par tous, alors le pouvoir doit être détenu par une minorité éclairée seule à même de pouvoir gouverner, qu’il s’agisse des philosophes dans la tradition platonicienne ou du clergé pour le christianisme, chargé de donner le sens du texte biblique aux fidèles.

3L’auteur continue sa réflexion sur le courage du dire-vrai en procès en étudiant les cas de Galilée et de Giordano Bruno. Ces deux procès font état de la capacité de la vérité à bousculer l’ordre épistémique dominant. Le cas de Galilée est connu : au modèle géocentrique, seul reconnu par l’Église, il oppose le modèle héliocentrique copernicien. Ce faisant, Galilée met en lumière une réalité insupportable pour le pouvoir : toutes les vérités ne sont pas dans la Bible, et elles peuvent être découvertes par l’Homme par le biais de l’observation. En effet, au cœur du procès de Galilée se trouve un élément primordial : la lunette astronomique qui constitue la preuve que l’on peut connaître le monde par l’expérience sensible, impliquant que la théologie n’a pas le monopole de la connaissance. Le véritable enjeu du procès de Galilée, montre ainsi l’auteur, n’est pas tant la vérité que le refus de la soumission à l’ordre, puisque « reconnaître la vérité et obéir, c’est la même chose » (p. 115) aux yeux de l’Église. Le procès de Giordano Bruno, antérieur à celui de Galilée, permet d’affiner ce constat. En effet, Bruno, s’il est partisan du modèle héliocentrique, n’est pas poursuivi pour cette théorie, et son procès s’étale sur huit longues années, à la différence de celui de Galilée dont le jugement est expéditif. Respectueux de l’autorité ecclésiastique jusqu’à la dernière année de son emprisonnement, Bruno s’est en effet dit prêt à rejeter la théorie copernicienne dès le moment où le Vatican la jugerait hérétique.

4La deuxième partie de l’ouvrage, consacrée au « courage d’obéir », s’ouvre sur une généalogie de la figure du héros depuis les textes de Homère jusqu’au martyr chrétien. Première de ces figures, le héros homérique, à l’image d’Achille, est un guerrier dont la bravoure et le courage sont des cadeaux faits par les dieux afin de s’illustrer sur le champ de bataille. Deuxième héros-type, le héros romain s’illustre non plus par l’acte de bravoure insufflé par les dieux mais par sa capacité intérieure à se maîtriser ; cette forme de courage est amenée par l’évolution des techniques de guerre et le développement de la phalange au détriment des guerriers « individuels ». Troisième figure du héros, le chrétien est appelé à mener un combat contre lui-même qui se réalise en son âme et conscience pour lutter contre la tentation et se soumettre à la volonté de Dieu. À l’inverse des deux premières figures, « le courage chrétien est une vertu toute intérieure et solitaire » (p. 197), où l’obéissance n’a d’autre finalité qu’elle-même : il se traduit par « une capacité de résilience illimitée dans son intensité et sa durée » (p. 205). Si cette forme de courage est largement influente dans la culture occidentale, elle n’est pourtant pas à même, de par ses propres limites (une liberté qui est l’absence de choix, un calcul des bénéfices finalement reporté à l’au-delà), de constituer une ressource pour une théorie du courage des gouvernés. L’auteur propose ainsi de se tourner vers les théories du contrat social et d’explorer la façon dont celles-ci pensent à la fois la société, le pouvoir et le rôle dévolu aux gouvernés.

  • 1 Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIème Reich, Paris, Pocket, 1996.

5Sur la base des théories de Rousseau et de Hobbes, Thomas Skorucak rappelle que le contrat social repose sur la fiction d’un état présocial que l’Homme aurait quitté en procédant à « une cession volontaire de sa puissance propre » (p. 215). La notion de consentement est ainsi constitutive de la légitimité du contrat social et des lois ; pourtant, outre le fait que la fiction fasse reposer sur les générations futures une décision prise dans le passé et qui se passe de l’approbation explicite des suivantes, le consentement pose plusieurs problèmes. Il peut être obtenu par la force, la persuasion ou la manipulation comme l’a remarquablement montré Victor Klemperer à propos de la « langue nazie »1. La question est finalement davantage celle de savoir non pas pourquoi on obéit, mais pourquoi on ne désobéit pas davantage.

  • 2 Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, Paris, Folio, 1991.
  • 3 Stanley Milgram, Obedience to authority: an experimental point of view, New York, Harper Perennial (...)

6Une première piste de réponse est apportée par l’évocation du procès d’Eichmann à Jérusalem, dont la ligne de défense fut de faire valoir que son obéissance aux ordres le dédouanait de toute forme de responsabilité. Or, au fond, cette modalité de rapport à l’obéissance s’appuie sur l’expérience de « soumission sans responsabilité » (p. 239) sur laquelle se bâtit l’apprentissage de l’enfant. Ces observations, largement appuyées par les publications de Hannah Arendt sur le procès Eichmann2, mettent à mal l’idée selon laquelle le Mal serait le fait de personnalités exceptionnelles et résulterait d’une intention claire et explicite. La banalité du mal, célèbre expression d’Arendt illustrée, coïncidence historique, par les travaux de Milgram3 aux États-Unis, résulterait d’un « état agentique » dans lequel l’homme, réduit à une fonction, n’est plus en mesure de désobéir parce qu’il n’est plus en mesure de penser, c’est-à-dire qu’il n’est plus apte à procéder à un discours intérieur. C’est au fond l’attitude contraire à celle de Socrate, qui reste fidèle à son éthique jusqu’à son procès et sa condamnation à mort.

7La mort de Socrate permet finalement à l’auteur de réunir les travaux de Michel Foucault et Hannah Arendt autour d’une idée maîtresse : « [la remise en cause] de la primauté d’un sujet métaphysique fondateur et souverain » au profit « d’un sujet […] qui serait le produit de techniques protéiformes d’assujettissement » (p. 298-299). Foucault comme Arendt ont été les penseurs d’une nouvelle approche du politique, que l’on peut notamment retrouver dans leur lecture de Machiavel. Pour Foucault, si Machiavel se soucie du pouvoir, c’est avant tout une approche de la souveraineté qu’il propose, davantage qu’une réflexion sur l’art de gouverner. Aux yeux d’Arendt en revanche, Machiavel a opéré une double rupture, fondatrice de la pensée politique moderne : en séparant le politique de la tradition chrétienne d’une part, et de la conception aristotélicienne du politique comme vertu d’autre part, Machiavel permet de penser la fondation de la Cité comme acte politique premier, construisant un régime d’autorité au sens littéral du terme. Cette lecture de Machiavel, chez Foucault comme chez Arendt, permet de penser le pouvoir non plus comme une chose, une quantité appartenant seulement aux gouvernants mais bien comme un processus concernant l’ensemble de l’ordre social, ouvrant ainsi la porte à une théorie du courage des gouvernés. Autour de la figure de Socrate, les deux derniers chapitres définissent ce qui fait le courage chez les deux auteurs, forts de cette conception processuelle du pouvoir. Socrate, pour Arendt, c’est l’homme qui refuse le rapport d’obéissance comme rapport premier au monde, pour lui préférer le dialogue de soi avec soi. Pour Foucault, c’est celui qui « [cherche] avant tout et au détriment de tout le reste à se situer dans un rapport constant de vérité de soi à soi-même » (p. 339).

8L’ouvrage de Thomas Skorucak est original en ce qu’il opère un déplacement de l’approche classique du courage, en envisageant celui-ci non plus comme le seul apanage des gestes héroïques mais comme une posture à la fois individuelle, intime et quotidienne postulant une relation de vérité du sujet avec lui-même. Ce faisant, il permet d’ouvrir un champ d’analyse des mécanismes de contestation et de résistance au pouvoir, non pas seulement comme une modalité collective d’action dans le champ politique, mais comme une disposition morale que chacun pourrait exercer. Cette orientation, peu explorée dans les sciences sociales, nous semble particulièrement pertinente et riche d’enseignements, notamment pour approfondir notre connaissance des mécanismes du changement social dans le contexte de contestation sociale que connaît aujourd’hui le monde occidental.

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Notes

1 Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIème Reich, Paris, Pocket, 1996.

2 Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, Paris, Folio, 1991.

3 Stanley Milgram, Obedience to authority: an experimental point of view, New York, Harper Perennial Modern Classics, 2009.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Célia Poulet, « Thomas Skorucak, Le courage des gouvernés. Michel Foucault et Hannah Arendt », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 14 octobre 2019, consulté le 12 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/37582 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.37582

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