Béatrice Mabilon-Bonfils et Christine Delory-Momberger (dir.), À quoi servent les sciences de l’éducation ?

Notes de la rédaction
Pour des raisons de déontologie, le compte rendu ne fait pas mention de la contribution à cet ouvrage collectif qui est signée par Marie Duru-Bellat, du fait que celle-ci est membre du comité de rédaction de Lectures.
Texte intégral
- 1 Journal officiel de la République française (17 janvier 2019). Arrêté du 18 décembre 2018 fixant la (...)
1Les gouvernements de nombreux pays en appellent maintenant à la science pour conceptualiser des politiques éducatives efficientes. Le moment est donc propice, croient les coordonnatrices de cet ouvrage collectif, pour questionner la légitimité scientifique et sociale des sciences de l’éducation. En France, cet espace scientifique a d’ailleurs été redéfini en 2019 : le Conseil national des universités le désigne officiellement comme étant celui des sciences de l’éducation et de la formation1. La dimension pragmatique du champ est ainsi renforcée. « Quels sont les liens entre sciences, réflexivité et capacité d’agir (empowerment) dans le domaine de l’éducation et de la formation ? » (p. 9). Des réponses contrastées à cette question sont proposées dans 14 textes auxquels contribuent de nombreux spécialistes des sciences de l’éducation, dont les éminents professeurs Jean Houssaye et Bernard Charlot. L’ouvrage est publié chez ESF Sciences humaines dans la collection Pédagogies dirigée par Philippe Meirieu, l’inspirateur de certaines réformes pédagogiques en France. Avec cette collection, Philippe Meirieu a comme ambition de contribuer à l’intelligibilité de la chose éducative. L’ouvrage est divisé en trois parties.
2La première partie rend compte de débats taxonomiques et de questions de légitimité. D’emblée, Brigitte Albero pose la question clé : les sciences de l’éducation sont-elles un champ (au sens bourdieusien), une section ou une discipline ? Elle conclut provisoirement : « [l]es sciences de l’éducation et de la formation s’inscrivent dans un vaste champ de recherche incluant toutes les disciplines qui étudient les pratiques de l’éducation et de la formation en tous lieux et à tous âges de la vie » (p. 26). Béatrice Mabilon-Bonfils et Laurent Jeannin utilisent le modèle centre / périphérie pour rendre compte que les sciences de l’éducation sont des sciences périphériques. Les sciences du centre (les sciences exactes, celles de la nature, etc.) exercent une domination idéologique grâce à des facteurs sociaux diffus, considérant que l’idéal de la science demeure lié à la formalisation et à la quantification, mais aussi au consensus des agents sur les grands enjeux du champ concerné. « Sciences périphériques, les sciences de l’éducation le sont […] par la faible légitimité sociale des savoirs produits », ajoutent-ils (p. 37).
3Alain Jaillet s’intéresse ensuite à la résidence des sciences de l’éducation. La place centrale est commune, mais les autres espaces sont particuliers, animés par des historiens, des philosophes, des sociologues, des didacticiens, etc. Il observe qu’il « y a clairement des relations de dominants à dominés et une relative fermeture de la discipline sur ses propres réseaux de recrutement » (p. 51). Éric Plaisance soutient que de nouveaux positivismes sont à l’œuvre en sciences de l’éducation. Le vecteur de cela est la professionnalisation, liée aux notions de compétences et de bonnes pratiques. La neuroéducation s’impose dans le champ. Elle est selon lui une des « figures caricaturales de ce souhait de rationalisation pédagogique qui fournit l’illusion que la connaissance du cerveau permettrait de définir une pratique efficace, en l’absence de la prise en compte et de la spécificité du métier [enseignant] aux dimensions complexes » (p. 66-67).
- 2 Éric Plaisance et Gérard Vergnaud, Les Sciences de l’éducation, Paris, La Découverte, 2012.
4La deuxième partie de l’ouvrage traite des questions d’apprentissage, de didactique et de professionnalisation. Line Numa-Bocage prend appui sur un ouvrage classique des sciences de l’éducation2 pour interroger les rapports entre apprentissage et psychologie de l’éducation. La médiation de l’adulte et le rôle d’autrui caractérisent ce champ. Jean Houssaye adopte la forme de l’essai pour illustrer l’utilité de la pédagogie. Il soutient qu’elle permet de magnifier ceux et celles qui la combattent, de faire croire au changement et de refuser les limites. Ultimement, la pédagogie sert « [à] poursuivre la quête et à maintenir ouverte la nécessité de faire et de penser autrement en éducation » (p. 90). Claudine Blanchard-Laville présente l’expérience de la clinique d’orientation psychanalytique en sciences de l’éducation qu’elle anime depuis 2000, contribuant à fédérer chercheurs et praticiens. Certes, reconnaît-elle, les sciences de l’éducation ne sont pas traitées « avec une égale dignité par rapport aux autres disciplines des sciences humaines », mais elle trouve dans cette situation le bénéfice d’une plus grande liberté « pour inventer, à la fois sur le plan méthodologique et sur le plan théorique, que si nous avions été assujettis aux contraintes, normes, habitudes, jurisprudences instaurées par la discipline psychologie à laquelle appartient la psychologie clinique » (p. 98). Elle déplore elle aussi la montée en puissance des approches neuroscientifiques.
5Bernard Charlot analyse les formes et les enjeux des recherches en éducation. Sur le plan des formes, il distingue trois blocs. Le premier rassemble les recherches liées aux disciplines classiques : histoire, sociologie, psychologie de l’éducation, entre autres. Le deuxième regroupe les recherches en didactique des disciplines. Dans le troisième bloc sont rassemblées des recherches qui portent sur des objets (violence scolaire, inégalités de genre, formation professionnelle, etc.). Sur le plan des enjeux, celui-ci est déterminant : « sont socialement et financièrement valorisées des formes de recherche qui semblent promettre efficacité et productivité de l’enseignement et nourrissent […] un fantasme administratif de maîtrise totale […] qui ne [pourrait] être satisfait […] que s’il était possible de réduire l’éducation à des pratiques behavioristes d’apprentissage » (p. 120). Le débat le plus sensible est, selon Bernard Charlot, « l’explosion actuelle de neurocharlatanisme qui prétend valider comme vraies des affirmations pédagogiques en leur accordant de pseudo-explications à saveur neuro » (p. 120). Richard Wittorski adopte une perspective sociologique pour mettre en contexte le phénomène de la professionnalisation. Il croit que la volonté de professionnaliser les individus est cohérente « avec un mouvement d’ensemble plus large que l’on pourrait qualifier de nouveau paradigme social valorisant l’action, le sujet et son développement » (p. 124). Dans ce contexte, se déploie une rhétorique sur le développement professionnel, sur la réflexivité des praticiens et sur le développement de leurs compétences, qui sert les intérêts du marché et de ses agents.
- 3 Olivier Reboul, Les valeurs de l’éducation, Paris, Presses universitaires de France, 1992.
6La troisième partie de l’ouvrage porte sur un thème générique, une catégorie varia : élargissements et diversification des sciences de l’éducation. Christine Delory-Momberger présente la notion d’apprentissage biographique qui « répond à la nécessité de reconnaître […] les savoirs et les compétences issus de l’expérience et de faire droit dans les démarches et les contenus de formation à l’individualisation des parcours » (p. 141). Christophe Niewiadomski discute des apports des sciences de l’éducation à la médecine : se développe actuellement une narrative evidence based medecine fondée à la fois sur les preuves scientifiques et sur la narration de son mal par le patient. Angela Barthes et Brigitte Albero exploitent une base de données sur les enseignants-chercheurs français en sciences de l’éducation et remarquent que leurs recherches tendent à devenir de plus en plus techniques et à considérer de moins en moins les grands enjeux de société. Martine Janner-Raimondi pose la question du sens de l’éducation, « parce que l’éducation n’échappe ni à son temps, ni au monde » (p. 187) : il n’y a pas d’éducation sans valeur croit-elle, reprenant l’argument d’Olivier Reboul3 qui soutient qu’apprendre, c’est passer d’un état à un autre plus souhaitable.
7Cet ouvrage présente un intérêt certain pour les enseignants-chercheurs en sciences de l’éducation. Quelques encadrés permettent judicieusement de camper les définitions aux concepts de didactique et de pédagogie, ainsi qu’aux approches philosophique, historique et économique de l’éducation. La perspective est essentiellement française, ce qui n’est pas un problème en soi puisqu’une approche nationale de quelque objet social demeure toujours pertinente. Cela amène certaines limites, transgressées cependant par le fait que les coordonnatrices de l’ouvrage ont invité Claude Lessard, sociologue québécois de l’éducation, à signer la conclusion. Celui-ci reconnaît son biais de spécialisation et le fait d’œuvrer dans un univers scientifique et culturel différent de celui des auteurs, mais cette position périphérique lui permet de porter un regard sur les sciences de l’éducation françaises. Il observe une convergence internationale des formes et des enjeux, sous plusieurs aspects. Finalement, on devine dans le sous-texte de l’ouvrage une posture semblable à celle de Philippe Meirieu, qui semble partagée par l’ensemble des contributeurs. Des spécialistes français des sciences de l’éducation versés dans la neuroéducation auraient pu, par exemple, contribuer à l’ouvrage pour apporter quelques arguments justifiant leurs choix épistémologiques et méthodologiques, ceci afin de dialectiser l’interprétation qui est faite de la nature et de la fonction des sciences de l’éducation et de la formation en France.
Notes
1 Journal officiel de la République française (17 janvier 2019). Arrêté du 18 décembre 2018 fixant la liste des groupes et des sections.
2 Éric Plaisance et Gérard Vergnaud, Les Sciences de l’éducation, Paris, La Découverte, 2012.
3 Olivier Reboul, Les valeurs de l’éducation, Paris, Presses universitaires de France, 1992.
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Référence électronique
Jean Bernatchez, « Béatrice Mabilon-Bonfils et Christine Delory-Momberger (dir.), À quoi servent les sciences de l’éducation ? », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 12 septembre 2019, consulté le 17 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/36976 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.36976
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