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Alain Supiot (dir.), Mondialisation ou globalisation ? Les leçons de Simone Weil

Dorian Debrand
Mondialisation ou globalisation ?
Alain Supiot (dir.), Mondialisation ou globalisation ? Les leçons de Simone Weil, Paris, Collège de France, coll. « Conférences », 2019, 240 p., ISBN : 9782722605077.
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Texte intégral

1Sous la direction d’Alain Supiot, cet ouvrage collectif est issu du colloque consacré à Simone Weil au Collège de France en 2017. Nourri par différents travaux, il nous invite à penser les problèmes de notre temps en distinguant la globalisation de la mondialisation, à partir des principaux apports de Simone Weil : l’enracinement, la colonisation, le travail et le droit. Ces différents apports sont développés dans quatre parties, à l’intérieur desquelles chaque auteur fait dialoguer les pensées de la philosophe avec des thématiques contemporaines.

  • 1 Simone Weil, « L’Enracinement. Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain » (1943), (...)

2Dans la première partie, justement baptisée « Le milieu vital », François Ost évoque les conditions nécessaires à la construction d’un tel milieu, à savoir un milieu « garant du développement humain » (p. 18) considérant la problématique écologique. Pour cela, il fait appel à quatre thématiques constitutives de la pensée de la philosophe : les obligations, la responsabilité, la temporalité et la transmission. Critique du « projet croissanciel » de la modernité, où les actions des uns peuvent avoir des conséquences sur les conditions de vie des autres (au présent comme au futur), l’auteur milite pour une révision profonde de ce projet au moyen de la « responsabilité-mission » introduite par Paul Ricœur et Hans Jonas. Celle-ci mêle à la fois droits et devoirs et implique de considérer « ceux sur qui nous exerçons un pouvoir » (p. 25). Aussi, malgré la tentation d’instantanéité et l’hégémonie du modèle contractualiste d’aujourd’hui, François Ost estime que c’est grâce au modèle de la transmission proposé par Simone Weil que cette notion peut s’imposer, en ce sens que l’enchevêtrement des générations peut fonder la responsabilité à l’égard du milieu vital. Cécile Renouard prolonge cette réflexion en se focalisant sur les notions weiliennes de détachement et d’équilibre. La première permet d’ordonnancer des valeurs sur la manière d’orienter sa vie, notion déployée par l’auteure sous les formes « d’action non agissante » et « d’attention », allant de pair avec l’exercice de la responsabilité défendu par François Ost. La seconde, appliquée à l’économie et aux enjeux écologiques, permettrait l’instauration d’une nouvelle « écounomie ». Ces notions sont indissociables de la dimension spirituelle de Simone Weil, où « la pénétration mutuelle du religieux et du profane »1 pourrait « s’enraciner dans les réalités terrestre » (p. 51).

  • 2 Tissu social et religieux traditionnel.
  • 3 Ibid., 1053.
  • 4 Il s’agit pour Simone Weil des traditions et cultures spécifiques d’un milieu vital, voir La Pesant (...)
  • 5 Simone Weil, « Cette guerre est une guerre de religions » (1942), in Écrits de Londres et dernières (...)

3La seconde partie, « La confrontation des civilisations », s’appuie principalement sur la question coloniale considérée au sens large par Simone Weil. À partir de la dialectique entre récit national et contre-récit venant des peuples étrangers, Souleymane Bachir Diagne nous présente la pensée de la philosophe à propos de tous les colonialismes (de la Rome impériale à l’hitlérisme). Cette dialectique, impliquant un mouvement de « décentrement » hors du récit national et juxtaposant deux visages de la France, permit de montrer que le « monde de la citoyenneté se révélait à l’envers de celui de la sujétion » (p. 64). Malgré cette prise de conscience, l’auteur rappelle la position non radicale de Simone Weil envers le colonialisme, prônant l’instauration d’un fédéralisme entre et à l’intérieur de chaque nation pour l’amender, en opposition à un « anticolonialisme naïf » américain. L’exploration du déracinement colonial indien poursuivie par Annie Montaut complète cette première analyse. L’auteure adopte, sans la nommer, la démarche de décentrement en appelant la voix d’Indiens pour raconter ce déracinement : Nirmal Verma, Ghandi et Anupam Mishra. Pour le premier d’entre eux, qui a passé sa jeunesse dans les Indes britanniques, être colonisé c’est voir son milieu vital abîmé par ce qu’il nomme « l’historisation de la conscience » et par l’argent en tant que destructeur du dharma2. Sur ce second point, il oppose au dogme de la croissance matérielle comme vecteur de progrès les notions de « propriété commune » de Mishra et de « consommation modeste » de Gandhi. Annie Montaut indique ensuite la seconde grande cause de déracinement : l’école. La défiance vis-à-vis du système scolaire, en tant que milieu coupé « à la fois de contact avec cet univers-ci et d’ouverture vers l’autre monde »3, est commune à Simone Weil et à Gandhi. Ainsi, ce serait en combattant ces déracinements et en respectant les metaxu4 de chacun que la mondialisation pourrait tenir en échec la globalisation. Kazumasa Kado offre une autre perspective en se faisant l’historiographe du processus d’assimilation des droits occidentaux au Japon et de la manière dont la population s’enracina dans ce nouveau cadre institutionnel, aboutissant au patriotisme japonais basé sur la figure de l’empereur comme symbole de la nation. Ce patriotisme tomba dans l’idolâtrie et justifia les conquêtes japonaises, confirmant l’intuition de Simone Weil lorsqu’elle qualifia la seconde guerre mondiale de « guerre de religions »5. Ici aussi, c’est la restauration du milieu vital comme lien véritable et non fictif qui est préconisée (le respect des metaxu).

  • 6 Simone Weil, « Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale » (1934), in Œuvr (...)
  • 7 Simone Weil, « Le capital et l’ouvrier » (cours donné à la Bourse du travail de Saint-Étienne en 19 (...)
  • 8 Néanmoins, les deux philosophes s’accordent sur la place de la technique comme moyen de libération (...)
  • 9 Simone Weil, « La rationalisation » (1937), in Œuvres complètes, t. II, vol. 2, Paris, Gallimard, 1 (...)
  • 10 Sur la mobilisation totale, voir Alain Supiot, « La gouvernance par les nombres » (2015), Paris, Fa (...)
  • 11 Joseph Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, Paris, Payot, 1990 [1942].

4La troisième partie s’arrête sur la question du travail, « sans doute l’unique conquête spirituelle qu’ait fait la pensée humaine depuis le miracle grec », selon la philosophe6. Robert Chenavier commence par opposer les réflexions de Simone Weil sur le travail à celles d’un autre philosophe, André Gorz. Cette confrontation est un excellent moyen de mettre en lumière l’originalité de Simone Weil, qui considère le travail comme le centre spirituel de la vie alors que, pour André Gorz, la vie commence hors du travail. Plus précisément, la première plaide pour le rétablissement de « la domination du travailleur sur les conditions de travail »7 comme moyen de libération de l’oppression, tandis que, pour le second, « la liberté commence seulement à partir du moment où cesse le travail dicté par la nécessité » (p. 116). La libération se fait dans le travail d’un côté, et hors du travail de l’autre8. L’auteur transpose ensuite les réflexions de Simone Weil à l’organisation actuelle du travail, mettant face-à-face le « management » d’aujourd’hui avec l’analyse de la « rationalisation » d’hier étudiée par la philosophe. Son exposé est édifiant : d’une rationalisation qui cherchait à « forcer les ouvriers à donner à l’usine le maximum de leur capacité de travail »9, le management d’aujourd’hui pousse « les travailleurs à donner le maximum de leur activité exercée “librement”, à partir de projets déterminés par cette entreprise » (p. 124). On passe de l’obligation de l’individu à son adhésion, à sa « mobilisation totale »10 pour gagner la guerre économique, unique leitmotiv d’une rationalité économique élargie dans le cadre de la globalisation. Pour combattre cette « corruption » qui s’est étendue aux produits du travail eux-mêmes, Yves Clot souligne l’importance que Simone Weil donne à l’action méthodique pour engager une transformation concrète du régime de travail. Dans ce cadre, il s’agit non pas d’une affaire de « gros sous », d’une compensation monétaire de l’oppression, mais bien de redonner au travail sa substance spirituelle en revendiquant graduellement des droits aux ouvriers, autrement dit de faire du travail un sujet politique. Mais pour cela, il faut nécessairement étudier les changements de l’organisation du travail d’aujourd’hui. C’est ce que propose Isabelle Vacarie dans sa remarquable analyse de l’économie « disruptive », où le modèle de « destruction créatrice » décrit par Schumpeter (1942)11 est devenu l’unique horizon des pays, à la frontière technologique et où flux continu d’innovations et nouvelles technologies de l’information et de la communication poussent le changement structurel. Dans ce contexte, elle étudie les implications de l’éclatement des cadres institutionnels sur la politique du droit en adoptant le point de vue de Simone Weil, c’est-à-dire en pensant « le travail dans son rapport avec l’homme qui l’accomplit » (p. 148).

  • 12 Le « langage de la région moyenne », selon Simone Weil.
  • 13 Simone Weil, « L’Enracinement », op. cit., p. 1027.
  • 14 Pour Simone Weil, il y a une extranéité entre ces deux notions : la justice est amour, le droit est (...)

5C’est donc tout naturellement que la quatrième partie analyse les mutations du droit12. Catherine Labrusse-Riou réexamine la notion juridique de « personne » dans le monde globalisé et souligne les dangers d’une transposition des droits des personnes physiques aux personnes morales. Elle propose une mesure originale pour donner plus de clarté à cette notion : une séparation entre les personnes morales géantes, globalisées, et les personnes physiques ordinaires. Ce travail s’interroge enfin sur la pertinence de la notion de personne comme moyen de protection par le droit, plutôt que par des obligations imposées aux êtres humains, individuellement et collectivement. Cette question est primordiale pour Simone Weil, considérant que « la notion d’obligation prime celle de droit »13. Filippo Pizzolato ajoute que le droit revêt pour elle le masque du pouvoir et le déguisement de la force. Toutefois, il faut différencier le droit de la justice : le premier agissant comme force revendicatrice du pouvoir, la seconde devant nécessairement se libérer de la force et céder place à « l’attention profonde » pour ne pas laisser le malheur(eux) muet14. Rendre possible la justice dans le champ des droits nécessiterait la reconstruction de ces derniers à partir de la suprématie des obligations, correspondant aux besoins humains vitaux limités et hiérarchisés par Simone Weil à partir de la « faim ». Enfin, Emilios Christodoulidis alerte sur ce qui devrait rester irréversible aux « nécessités du marché » et au déracinement induit par la globalisation : les valeurs fondamentales de dignité et de solidarité. Face à l’injonction de la compétitivité actuelle provoquant une destruction de l’expérience du travail, l’auteur n’avance pas le recours au droit, mais à « l’attention ».

6Alain Supiot conclut l’ouvrage en évoquant la « limite idéale » du régime de travail que prône Simone Weil, limite qui se confronte au no limit de la globalisation en matière humaine, écologique et culturelle. En somme, les différentes contributions de cet ouvrage invitent à penser en termes de mondialisation pour dessiner cette limite idéale et tendre vers un monde vivable. L’exercice de transposition des réflexions de Simone Weil à notre temps est particulièrement réussi, confirmant la puissance de sa pensée et l’urgence de s’y référer.

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Notes

1 Simone Weil, « L’Enracinement. Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain » (1943), in Œuvres, éd. Par F. de Lussy, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 1999, p. 1216.

2 Tissu social et religieux traditionnel.

3 Ibid., 1053.

4 Il s’agit pour Simone Weil des traditions et cultures spécifiques d’un milieu vital, voir La Pesanteur et la Grâce, Plon, 1947.

5 Simone Weil, « Cette guerre est une guerre de religions » (1942), in Écrits de Londres et dernières lettres, Paris, Gallimard, coll. « Espoir », 1957, p. 106.

6 Simone Weil, « Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale » (1934), in Œuvres, éd. Par F. de Lussy, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 1999, p. 332.

7 Simone Weil, « Le capital et l’ouvrier » (cours donné à la Bourse du travail de Saint-Étienne en 1932), in Œuvres complètes, t. II, vol. 1, Paris, Gallimard, 1988, p. 94. Pour Simone Weil, la « révolution réelle » commence par une révolution dans les conditions de travail des hommes, faisant du travailleur un être libre, c’est-à-dire un être qui règne sur la nature en lui obéissant.

8 Néanmoins, les deux philosophes s’accordent sur la place de la technique comme moyen de libération du travail, mais aussi sur l’écologie politique, l’enracinement s’opposant nécessairement au système de production illimité.

9 Simone Weil, « La rationalisation » (1937), in Œuvres complètes, t. II, vol. 2, Paris, Gallimard, 1991, p. 463.

10 Sur la mobilisation totale, voir Alain Supiot, « La gouvernance par les nombres » (2015), Paris, Fayard.

11 Joseph Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, Paris, Payot, 1990 [1942].

12 Le « langage de la région moyenne », selon Simone Weil.

13 Simone Weil, « L’Enracinement », op. cit., p. 1027.

14 Pour Simone Weil, il y a une extranéité entre ces deux notions : la justice est amour, le droit est force.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Dorian Debrand, « Alain Supiot (dir.), Mondialisation ou globalisation ? Les leçons de Simone Weil  », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 03 septembre 2019, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/36724 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.36724

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