Sophie Richelle, Hospices. Une histoire sensible de la vieillesse. Bruxelles, 1830-1914
Texte intégral
1Qu’est-ce qu’être vieux dans une institution d’accueil bruxelloise au XIXe siècle ? C’est cette question sur laquelle l’historienne Sophie Richelle s’est penchée pour sa thèse de doctorat soutenue en 2017 et dont le présent livre est tiré. Sa petite monographie sur les « folles » de Bailleul, issue de son mémoire de master et parue en 2014, avait déjà donné le ton : rigueur et précision de l’analyse, élégance de la plume et intérêt marqué pour l’expérience vécue de celles et ceux qui vivent au cœur des institutions. Cinq ans plus tard, les principes sont restés les mêmes. Simplement, l’analyse s’est affinée, la plume s’est précisée et l’ambition historiographique s’est déployée avec une admirable ampleur. C’est ainsi une œuvre historique importante et particulièrement originale que nous présente aujourd’hui Sophie Richelle, dans la collection « Histoire » des Presses universitaires de Rennes.
2Il faut dire que, pour répondre à son ambitieux projet de cerner ce qui se laisse rarement appréhender dans les archives, soit l’expérience vécue des pensionnaires d’institutions, l’historienne déploie un dispositif méthodologique des plus singuliers. Consciente de la difficulté qu’il y a à s’approcher du vécu des individus (ou des collectifs), elle propose de le cerner par contraste, comme en négatif, en étudiant toutes les conditions d’organisation (voire de possibilité) de cette expérience de la vieillesse. À défaut de pouvoir questionner les habitants, elle interroge donc leur habitat. Richelle place ainsi au cœur de son enquête les lieux de vie des vieillards, portant une attention toute particulière à leur organisation, leur fonctionnement, leur évolution, bref, tout ce qui peut influer sur ou déterminer l’expérience de ceux et celles qui y vivent. Pour autant, elle ne se contente pas de faire une histoire des institutions de la vieillesse, son ambition est bien plus vaste (et pertinente). Pour cerner l’expérience des vieux et des vieilles vivant en établissement à Bruxelles au XIXe siècle, l’auteure étudie cinq hospices distincts, mais reliés (puisque chapeautés par le Conseil général des hospices et secours dont les archives constituent d’ailleurs sa source principale), et ce, non de manière chronologique ou institutionnelle, mais à l’aune de trois de leurs composantes principales que sont les personnages, les objets et les sensations. Mais avant d’aborder ces grands thèmes dans des chapitres dédiés, Richelle prend le temps d’introduire son sujet et son terrain, au moyen d’un premier chapitre justement intitulé « Esquisses ».
3Dans ce premier chapitre, l’historienne trace les grandes lignes de son projet, donnant à voir les lieux qui en composent le cœur, mais surtout les personnages qui l’habitent. C’est en effet à partir de l’histoire de six pensionnaires que Richelle nous présente les cinq hospices bruxellois autour desquels s’organise son étude. Le parcours de Jean-Baptiste V.M. nous fait pénétrer dans l’Infirmerie, un imposant hospice ouvert en 1827 pour accueillir des vieillards infirmes et indigents, mais dont la population n’a cessé de se diversifier (et de croître) au cours du siècle. L’hospice Pachéco est, lui, nous est présenté, à travers l’histoire d’Adélaïde P.d.V., une femme de 58 ans, veuve ou célibataire, mais valide, comme le stipulent les règles strictes d’entrée dans cette institution réservée à un certain ordre social et accueillant quelques dizaines de pensionnaires seulement. Les Hospices-Réunis, où Louise G. entre en 1857, favorisent également une prise en charge individuelle d’un certain standard, et ce, même si les bâtiments sont plus vétustes que ceux de l’hospice Pachéco. Le refuge Sainte-Gertrude, où Jacqueline L. est accueillie en 1883, offre également à ses pensionnaires, des vieux indigents, quelques deniers de poche, mais ils sont bien moins importants qu’aux Réunis ou à Pachéco. Les déménagements réguliers de cet hospice originellement privé singularisent en outre l’expérience de ses pensionnaires. Le refuge des Ursulines, enfin, où François et Pétronille N. entrent ensemble en 1889, se distingue des quatre autres hospices étudiés en ce qu’il accueille une population diverse faite d’indigents comme de payants, mais aussi de couples, et surtout parce qu’il est géré par des religieuses. Ainsi, par la diversité des lieux de prise en charge, on voit déjà se dessiner une expérience plurielle de la vieillesse dans le XIXe siècle bruxellois. Ce chapitre introductif se veut aussi un chapitre ressource, puisqu’il est parsemé de tableaux, de cartes et d’encarts qui apportent des précisions sur l’emplacement ou la fréquentation des hospices, ainsi que des données sur la vieillesse dans le Bruxelles des années 1815-1914.
4Le deuxième chapitre est consacré aux personnages, non les pensionnaires mais ceux et celles qui les entourent et qui déterminent leur expérience au sein de l’institution. Sophie Richelle se penche, avec une exhaustivité rare, sur les différents acteurs des hospices, depuis le personnel administratif du Conseil général des hospices et secours jusqu’aux proches, humains ou animaux, qui accompagnent les pensionnaires, en passant par les directeurs et directrices, le personnel religieux, les médecins, les infirmières, les domestiques, les servantes et le concierge. Chaque fois, ce sont des espaces de rencontre qui sont aussi analysés, que ce soit la visite médicale, l’office dominical ou les sorties en famille des pensionnaires, et ce afin de mieux mettre en lumière l’expérience vécue des pensionnaires au contact de ces différents acteurs. Chaque fois aussi, cette expérience se trouve déterminée par les conditions propres à chaque personnage rencontré : individus à encadrer pour l’administration, pauvres à consoler pour le clergé, objets de soins pour les médecins, les pensionnaires ne semblent retrouver « une possibilité d’affirmation identitaire » (p. 167) qu’auprès des personnels subalternes et des familles.
5Le troisième chapitre est consacré aux objets qui entourent les pensionnaires, ou plus exactement à la matérialité qui façonne leur expérience vécue de l’hospice. La situation géographique des hospices au sein de la ville est un premier critère de différenciation, de même que les conditions de leur ouverture ou de leur fermeture au monde extérieur. L’aménagement de ces lieux, normé par des impératifs tant économiques que sanitaires et moraux, est aussi déterminant pour l’expérience des pensionnaires, qui parviennent parfois néanmoins à s’approprier ces objets et espaces en les marquant d’une touche plus personnelle. Les cannes, crachoirs, tables, vases de nuit, vêtements et autres bandages portés ou apportés par les pensionnaires singularisent également leur expérience institutionnelle, de manière plus ou moins marquée selon qu’ils vivent en chambre individuelle ou en dortoir. Une chose est sûre, les démarches d’appropriation de l’espace par la matérialité sont constantes et témoignent d’une volonté tenace d’individualiser une expérience construite d’abord pour un collectif indistinct.
6Le quatrième et dernier chapitre est tout entier dédié aux ressentis des pensionnaires. Richelle y met en lumière les sensations, les odeurs, les sons et les images qui font le quotidien des vieux et vieilles des hospices bruxellois. De la fumée des poêles de chauffage aux odeurs de cigarette ou de café des pensionnaires en passant par la puanteur des latrines ou des usines environnantes, l’historienne décrit d’abord, dans la lignée d’Alain Corbin, le monde olfactif des établissements de vieillards, mais également les moyens mis en place pour lutter contre les mauvaises odeurs, bien souvent synonymes de maladie ou de mort. Ce sont ensuite les couleurs, les écritures et plus globalement les images disponibles à la vue de ceux et celles qui peuvent encore voir que Richelle détaille. Pour le monde auditif, il est question des cloches qui rythment le quotidien des établissements, des bruits étouffés ou non de la ville alentour, mais aussi de la présence sonore des autres, ainsi que des solutions envisagées pour réduire les bruits les plus dérangeants. Richelle s’intéresse ensuite aux menus proposés dans les hospices et aux saveurs qu’ils véhiculent. L’alimentation apparait ici comme un outil important d’organisation de l’espace social des institutions. Le toucher est quant à lui surtout révélateur des potentielles violences inhérentes à la prise en charge, mais aussi des difficiles amours qui tentent d’éclore ou de se poursuivre entre les murs de l’établissement. Pour finir, l’historienne se penche sur les sensations temporelles vécues par les pensionnaires, que ce soit à travers les pendules et autres horloges qui habillent les chambres ou dans les règlements stricts qui déterminent le temps en dehors de ces espaces privés et les moments d’occupation. Au final, c’est toute une organisation sensorielle des hospices qui se fait jour dans ces pages, comme tentative de régulation d’une expérience de la vieillesse, elle aussi, éminemment sensible.
7À la croisée de ces trois domaines que sont les personnages, les objets et les sensations, Sophie Richelle reconstitue de manière habile et convaincante ce que pouvait être la vie des vieillards dans les établissements d’accueil bruxellois au XIXe siècle. Montrant avec précision la diversité des expériences en fonction des vécus, des pathologies ou des lieux, elle parvient également à donner à voir la communauté d’expérience des vieillards des hospices bruxellois au XIXe siècle qui subsiste néanmoins. À la suite des travaux de Mathilde Rossigneux-Meheust sur les hospices parisiens, auxquels elle fait directement écho, l’étude de Sophie Richelle contribue ainsi à renouveler avec brio les études historiques sur la vieillesse, en leur donnant, à travers une perspective « par le bas » remodelée de ses mains d’« historienne-céramiste », la chair et le vécu dont elles manquaient parfois. Elle offre surtout une approche renouvelée, aussi originale qu’efficace à nos yeux, pour aborder l’expérience même des habitants des institutions de soin, mais pas uniquement. La grille de lecture que l’historienne belge nous propose pour cerner en contrejour le vécu des pensionnaires de ses hospices s’impose en effet comme un outil de choix pour contribuer à l’établissement d’une histoire de la subjectivité passée, qui ne se limite ni aux représentations, ni aux suppositions. De ce fait, la lecture de ce très bel ouvrage, aussi riche et précis qu’il est sensiblement pensé et écrit, est à conseiller tant à celles et ceux qui s’intéressent à la vieillesse ou aux institutions de soins qu’aux historiens et historiennes avides de contributions historiographiques marquantes.
Pour citer cet article
Référence électronique
Alexandre Klein, « Sophie Richelle, Hospices. Une histoire sensible de la vieillesse. Bruxelles, 1830-1914 », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 02 septembre 2019, consulté le 22 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/36666 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.36666
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