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Anaïs Theviot, Éric Treille (dir.), « Les “big data” au travail. Les métiers de la donnée entre expertises professionnelles et effets de croyance », Politiques de communication, n° 12, 2019

Valentyna Dymytrova
Les « big data » au travail
Anaïs Théviot, Éric Treille (dir.), « Les « big data » au travail. Les métiers de la donnée entre expertises professionnelles et effets de croyance », Politiques de communication, n° 12, printemps 2019, 204 p., Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, ISBN : 978-2-7061-4327-4.
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Texte intégral

1Coordonné par Anaïs Theviot et Éric Treille, ce dossier se place dans le champ d’une « sociologie des données » avec l’ambition de « “repeupler” l’étude des algorithmes, en portant le regard sur les effets de croyances et sur les promesses vendues par ces travailleurs de la donnée » (p. 7). Composé de quatre articles scientifiques et d’un entretien avec un expert, il apporte un éclairage pertinent sur les exploitations des big data dans différents champs : journalisme, service ressources humaines (RH) et technologie politique.

2Le premier article, celui d’Ysé Vauchez étudie la rhétorique professionnelle des fact-checkeurs (« vérificateurs des informations »). Particulièrement promu par les entrepreneurs du Web, ce genre journalistique s’inscrit dans un mouvement de technicisation et de rationalisation des métiers de l’information. À partir des entretiens avec des journalistes du Monde, d’Europe 1 et de France Info, l’auteur identifie trois mythes professionnels des fact-checkeurs : « la fin de la dépendance aux sources », « la garantie de la transparence » et « une information neutre, brute, limitant la subjectivité ». Le fact-checking se construit ainsi sur les bases professionnelles du journalisme traditionnel, qui vise la recherche de la vérité et exploite les rhétoriques de la transparence, de la pédagogie et de l’objectivité. Malgré leur position hétérodoxe, au sens de minoritaire dans les rédactions, les fact-checkeurs sont « au cœur de l’orthodoxie journalistique, puisqu’ils ne font que reprendre à leur compte et insister sur les points de légitimation développés par l’institution journalistique dans le discours qu’elle porte sur elle-même » (p. 30).

3À son tour, l’article de Camille Levy confronte les discours autour des outils big data RH aux pratiques concrètes des acteurs censés les utiliser. Appuyé par des travaux en sciences sociales consacrées aux big data et en sociologie des outils de gestion, ce travail mobilise une solide enquête réalisée entre 2016 et 2018 dans le cadre d’une thèse en sociologie.

4Ancrés dans une technophilie, les discours de presse étudiés mobilisent particulièrement « l’imaginaire de la fluidité et de l’autonomie » avec une représentation du salarié comme acteur de son parcours professionnel. Si les responsables des services RH issus de filière commerciale associent ces imaginaires aux discours organisationnels marqués par la valorisation de la responsabilité individuelle et par la promotion de la mobilité professionnelle comme le modèle de la trajectoire professionnelle réussie, les cadres issus de filière technique sont sensibles à des limites de ces outils, liées entre autres à la mauvaise qualité des données et à la difficulté de l’analyse sémantique de données non structurées. En effet, le choix d’une solution technique SaaS (Software as a System) fait que la plateforme est la même pour tous les clients, ce qui rend difficile l’adaptation aux réalités organisationnelles et sociales de chaque entreprise. En plus, il est difficile de s’assurer que les catégorisations de l’algorithme correspondent aux politiques RH de l’entreprise, alors que les choix de programmation et les critères de classement se cachent dans la « boîte noire ». Si les outils big data exigent une standardisation des compétences et des expériences professionnelles, ils entrent en contradiction avec les pratiques des conseillers, proposant l’accompagnement individualisé et le travail de contextualisation mené avec le salarié. Ce sont alors les usages concrets des outils big data qui permettent aux acteurs de remettre en question les mythes qui les entourent, tant le décalage entre les discours promotionnels, les capacités réelles de ces outils et les dynamiques organisationnelles est marqué.

5L’article d’Anaïs Theviot et d’Éric Treille analyse la façon dont les candidats aux primaires de la droite et du centre utilisent des outils big data lors de la campagne de 2016. Il mobilise une série d’entretiens avec les professionnels de la communication numérique des équipes de campagne et avec les responsables des agences en big data électoral ainsi qu’une enquête sur les reconfigurations du militantisme lors de l’élection présidentielle de 2012. L’article cherche à comprendre comment « l’intérêt pour la “science des données” prend le relais du numérique participatif » (p. 77). Ce phénomène doit largement à la professionnalisation des métiers du politique liés à la communication digitale, qui se manifeste à travers la propagation des entreprises de stratégie électorale numérique et d’analyse des big data électoraux. Souvent formés aux États-Unis, les créateurs de telles entreprises tentent d’importer ces techniques en France tout en faisant mieux comprendre l’enjeu stratégique des données à de nombreux cadres politiques.

  • 1 Il s’agit des outils comme le CMS (Content Management System), le CRM (Customer Relationship Manage (...)
  • 2 Pène Clémence, « La nouvelle « science électorale » américaine », Politique étrangère, n° 2, 2013, (...)

6En tant que consultation civique mixte qui mêle suffrage universel et vote partisan, la primaire semble particulièrement adaptée à l’usage des big data, aussi bien pour le ciblage de l’électorat que pour l’incitation à voter. Suffisamment autonomes par rapport au parti, les équipes de campagne ont ainsi mobilisé les données massives pour segmenter les formes de mobilisation militante grâce au microciblage de la communication électorale. La plateforme NationBuilder qui condense plusieurs outils du marketing digital en un seul1 a aussi été utilisée par plusieurs candidats. Grâce aux big data, les candidats ont proposé aux électeurs différents engagements et ont décloisonné des frontières classiques du militantisme avec la création de nouveaux groupes (cas d’Alain Juppé), même si certains candidats ont privilégié les structures militantes (cas de Nicolas Sarkozy et de François Fillon). Toutefois, le succès de « la nouvelle science électorale »2, largement inspirée par l’expérience américaine reste mitigée, notamment en raison des particularités du modèle électoral français dans ses aspects budgétaires, organisationnels et légaux. En plus, les équipes de plusieurs candidats ont privilégié les techniques de campagne traditionnelles avec les budgets conséquents consacrés à la propagande imprimée, audiovisuelle et téléphonique.

7Enfin, l’article de Thomas Ehrhard, Antoine Bambade et Samuel Colin poursuit la thématique des big data politiques en étudiant leurs acteurs, à savoir des experts techniques et des dirigeants des entreprises spécialisées en exploitation des données lors des élections en France. Il s’appuie sur une enquête de terrain extensive, conduite entre 2016 et 2018. Les auteurs montrent l’existence d’un groupe aux contours flous et aux activités hétéroclites malgré une homogénéité des parcours individuels, comme le passage par un cursus universitaire aux États-Unis ou la pratique des campagnes américaines. La vraie valeur ajoutée des entreprises de la technologie politique consiste dans leur capacité à mettre à disposition des acteurs politiques une infrastructure numérique adaptée à leurs besoins, par exemple une carte interactive et un outil CRM (Customer Relationship Management), comprenant une base de données de contacts et des moyens de communication. D’ailleurs, la majorité des acteurs ne se présentent pas uniquement comme des spécialistes des élections mais comme des experts en communication ou en organisation digitale.

8L’article montre une triple hétérogénéité des acteurs des élections 2.0 en France : sociologique, professionnelle et économique. Le processus de leur professionnalisation s’accompagne de l’uniformisation des logiques entrepreneuriales, des services proposés et de la mise en œuvre de nouvelles stratégies. Toutefois, un trait marquant de ces acteurs est l’absence de spécialistes de « la politique », ce qui affirme le primat de la technologie sur la politique.

  • 3 Bastard Irène, Cardon Dominique, Fouetillou Guilhem et al., « Chapitre 8. Travail et travailleurs d (...)

9À rebours des discours mythologiques autour des big data, le dossier offre des clés de compréhension de différents champs d’application de ces données. Alors que les coordinateurs soulignent dans l’introduction le fait que les controverses se multiplient sur la définition même des big data, les articles proposés ne précisent pas les façons dont les big data sont définies dans les secteurs et par les acteurs étudiés. De même, si les coordinateurs revendiquent la thématique des « travailleurs de la donnée », les métiers traités dans le dossier sont plus variés. En effet, cette notion désigne tous ceux qui exploitent des big data afin d’en extraire de la signification, comme des « codeurs, statisticiens, modélisateurs, designers d’algorithmes et l’ensemble des métiers, dont ceux des sciences sociales » 3. Seuls les fact-checkeurs et les prestataires des services big data à destination des acteurs politiques relèvent en réalité des métiers de la donnée, alors que des services RH et des équipes de campagne de la primaire intègrent progressivement les outils big data dans leurs pratiques professionnelles. Ils ne sont donc pas directement impliqués dans le traitement des données mais recourent à des prestations des développeurs, data-scientists ou data-analysts et se retrouvent de fait confrontés à la fois aux logiques propres à leurs métiers et leurs organisations et aux logiques propres à des technologies et des outils techniques qu’ils ne maîtrisent pas mais qu’ils sont sensés utiliser dans leurs activités.

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Notes

1 Il s’agit des outils comme le CMS (Content Management System), le CRM (Customer Relationship Management), un mailing de masse et le crowdfunding (financement participatif).

2 Pène Clémence, « La nouvelle « science électorale » américaine », Politique étrangère, n° 2, 2013, p.127-139, disponible en ligne : https://0-www-cairn-info.catalogue.libraries.london.ac.uk/revue-politique-etrangere-2013-2-page-127.htm.

3 Bastard Irène, Cardon Dominique, Fouetillou Guilhem et al., « Chapitre 8. Travail et travailleurs de la donnée », in Lisette Calderan, Pascale Laurent, Hélène Lowinger et Jacques Millet (dir.), Big Data. Nouvelles partitions de l’information. Actes du séminaire IST Inria, octobre 2014, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, 2014, p. 133-148, disponible en ligne : https://0-www-cairn-info.catalogue.libraries.london.ac.uk/big-data--9782804189150-page-133.htm).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Valentyna Dymytrova, « Anaïs Theviot, Éric Treille (dir.), « Les “big data” au travail. Les métiers de la donnée entre expertises professionnelles et effets de croyance », Politiques de communication, n° 12, 2019 », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 02 septembre 2019, consulté le 19 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/36658 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.36658

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Rédacteur

Valentyna Dymytrova

Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université Lyon 3 et chercheure au laboratoire Elico. Ses travaux portent sur les formes et les enjeux de la médiation des données ainsi que sur la rhétorique de l’innovation.

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