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Hugues Lagrange, L'épreuve des inégalités

Igor Martinache
L'épreuve des inégalités
Hugues Lagrange (dir.), L'épreuve des inégalités, PUF, coll. « le lien social », 2006, 376 p., EAN : 9782130558149.
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Texte intégral

  • 1 Observatoire Sociologique du Changement, unité de recherche attachée conjointement au CNRS et à l'I (...)

1Fruit d'une réflexion collective des chercheurs de l'OSC1, cet ouvrage dense s'attaque à la question des inégalités sous un angle sociologique, rompant ainsi avec l'habitude de laisser cette question aux économistes. S'il se structure en dix articles rédigés par les différents membres du laboratoire, L'épreuve des inégalités n'est cependant pas dépourvu d'un réel fil conducteur, ainsi que le montrent bien les contributions de son directeur, Hugues Lagrange. Le constat de départ est en effet unanime : les inégalités dans les sociétés « avancées » ont aujourd'hui changé de structure. « Devenues « fractales », elles se répliquent au sein de chaque catégorie en fonction de dimensions nouvelles [...] La fragmentation des sociétés nouvelles se produit selon des lignes de division nouvelles » (p.6). Or, c'est précisément cette nouvelle structuration, mais aussi la difficulté de son appréhension, qui défient directement l'Etat social, et plus largement la cohésion sociale. Cette perspective renvoie ainsi dos à dos les théoriciens de la « haute modernité » - ou « modernité réflexive » - qui tendent à nier la subsistance de clivages dans des sociétés contemporaines devenues unitaires, et certaines analyses « marxistes » selon lesquelles les lignes de fracture n'auraient au contraire pas bougé d'un pouce.

2Les contributeurs de l'ouvrage s'efforcent donc d'explorer les différentes dimensions de cette nouvelle inégalité, en fonction de leurs thématiques - et donc aussi de leurs méthodes - de recherche respectives. Dans deux chapitres différents (« Tolérance et résistance aux inégalités » et « La déstabilisation du système de position sociale »), Louis Chauvel traite de la question des valeurs et des représentations, en montrant à quel point peuvent être lâches les rapports qu'elles entretiennent les inégalités objectives. S'appuyant sur les résultats d'une enquête d'opinion à l'échelle mondiale (l'International Social Survey Program), il montre ainsi que pour la plupart des pays du monde, aussi bien l'acceptation que la représentation qu'ont les individus du niveau national des inégalités est indépendant de son ampleur réelle. Il propose ensuite une « théorie généralisée » (par opposition à restreinte) des classes sociales, dans laquelle les dimensions objectives et subjectives des inégalités constituent un cycle où alternent notamment phases de forte conflictualité et phases de creusement des inégalités.

3Sur le même thème, Alain Chenu et Nicolas Herpin, à partir de trois vagues de l'enquête européenne Valeurs, montrent qu'alors que le libéralisme économique progresse en Europe du Nord, il rencontre encore de fortes résistances en Europe Continentale, à commencer par la France, dont les citoyens continuent d'afficher une préférence pour l'égalité et des valeurs « matérialistes », déjouant en quelque sorte la thèse de Ronald Inglehart.

4La contribution de Louis-André Vallet, outre qu'elle apporte une utile mise au point méthodologique, montre que la fluidité sociale (également appelée « mobilité sociale nette ») a cependant continué de progresser en France entre 1970 et 1993, malgré la fin des « Trente Glorieuses ». Mais si le lien entre origine et destinée sociales s'est donc légèrement relâché, c'est bien à un rythme excessivement modeste, ce qui amène Hugues Lagrange à parler de « promesses non tenues de la modernité ». Car l'éducation censée corriger cette première liaison vient finalement surtout le médiatiser, ce que la plupart des agents sociaux perçoivent. Ce « désenchantement à l'égard de la promesse méritocratique » conduit ainsi à écarter les conceptions « unitaires » des sociétés contemporaines au profit d'une « réflexion sur les dimensions spatiale et sociale des nouveaux clivages, qui articulent les enjeux individuels et collectifs sans se focaliser sur les vicissitudes du sujet dans un univers sans relief ni réalités supra-individuels » (p.88). Une des illusions qu'ont ainsi pu apporter certaines théories aux accents « post-modernes » a été de faire croire que l'entraide familiale pouvait accroître la cohésion sociale, en lieu et place de l'Etat social. C'est tout le contraire, comme le montrent Jean-Hugues Déchaux et Nicolas Herpin dans leur article, qui mêle raisonnements quantitatif et qualitatif. Non seulement l'ampleur de cette entraide, financière ou non, est en fait limitée, mais ses effets tendent à accentuer les inégalités socio-économiques. Reste qu'en utilisant de manière complémentaire les thèses postindustrielles et postmodernes, les auteurs montrent aussi comment cette entraide se situe bien au cœur de la dialectique qui traverse la famille contemporaine, entre besoins d'autonomie et de protection.

5Après ce premier temps assez « général », la seconde partie de l'ouvrage traite plus concrètement des dimensions spatiales et scolaires, au cœur des inégalités contemporaines, à partir du cas de l'Ile-de-France. Après avoir rappelé les enjeux et débats théoriques entourant la question, Edmond Préteceille étudie la question de la ségrégation urbaine dans la métropole parisienne. Contrairement aux thèses de la « dualisation » et de l'effacement des classes moyennes, il montre que les quartiers au profil « moyen mélangé » se développent. En fait, la ségrégation concerne surtout les classes supérieures, en particulier des cadres d'entreprise, qui renforcent un « entre-soi » exclusif dans certains quartiers et accroissent leur éloignement vis-à-vis des catégories populaires et des immigrés. Comparant deux espaces, d'une part les communes du Val-de-Seine, et d'autre part le 18e arrondissement parisien, Hugues Lagrange montre de son côté comment, avec des modalités cependant différentes, la concentration des classes supérieures s'effectue en particulier en fonction inverse de celle des populations d'origine africaine. Or, si cette « ségrégation ethnique a privé d'une partie de leurs combustibles les causes xénophobes, elle a rendu inutile la « voice » (...) Mais dans ces quartiers isolés et séparés un état de frustration endémique des jeunes s'est diffusé » (p. 279). Autrement dit, c'est peut-être moins d'une montée de l'extrême droite que des émeutes des quartiers pauvres que les responsables politiques devraient se soucier avec cette nouvelle donne urbaine.

6Marco Oberti analyse ensuite comment la question de la différenciation sociale de l'espace urbain est indissociable de celle de l'« offre » (entendue dans un sens neutre, et non économique) scolaire. Tout en revenant lui aussi sur le caractère « ethnique » de la ségrégation scolaire, il revient sur les stratégies éducatives élaborées d'une partie des classes moyennes. Mais, comme Edmond Préteceille, il atténue les accusations portées contre les classes moyennes, accusées en première ligne. Il écrit ainsi « la crispation scolaire est sans doute sinon plus une réponse aux stratégies de cloisonnement des classes supérieures et à la peur du déclassement social qu'une stratégie de distanciation des classes populaires » (p. 312).

7C'est que, comme le rappelle aussi Agnès Van Zanten, qui analyse les différents ressorts subjectifs à l'œuvre dans les stratégies éducatives des parents, les classes supérieures ont les moyens d'accéder à une offre scolaire publique de très haute « qualité » qui leur permet même de se draper de vertu.

8Au fil de ce panorama rigoureux, on acquiert donc une vision moins caricaturale de l'impératif de mixité sociale et ethnique que semble aujourd'hui commander la sauvegarde de la cohésion sociale. Reste à savoir, écrit Hugues Lagrange, « comment susciter et nourrir une protestation sociale qui n'ait pas le caractère d'un repli égoïste mais favorise des synergies profitables aux services fournis aux plus démunis ? » (p. 359). C'est une question pour le « politique » plus que pour le « savant », mais dont l'urgence semble désormais démontrée.

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Notes

1 Observatoire Sociologique du Changement, unité de recherche attachée conjointement au CNRS et à l'Institut d'études politiques de Paris et dirigée par Alain Chenu.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Igor Martinache, « Hugues Lagrange, L'épreuve des inégalités », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 29 janvier 2007, consulté le 19 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/366 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.366

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