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Jean-Yves Authier, Vincent Baggioni, Bruno Cousin, Yankel Fijalkow et Lydie Launay (dir.), D’une ville à l’autre. La comparaison internationale en sociologie urbaine

Tiago Lemos
D'une ville à l'autre
Jean-Yves Authier, Vincent Baggioni, Bruno Cousin, Yankel Fijalkow, Lydie Launay (dir.), D'une ville à l'autre. La comparaison internationale en sociologie urbaine, Paris, La Découverte, coll. « Recherches », 2019, 269 p., ISBN : 9782707190222.
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Texte intégral

1La comparaison, pratique ordinaire quotidienne, fait partie des outils dont la sociologie dispose pour dire le monde social. En partant du chantier de la sociologie urbaine, les 23 auteurs de cet ouvrage nous proposent une réflexion non seulement sur les avantages de la pratique comparative, mais aussi sur les différentes manières de comparer, ainsi que les contraintes institutionnelles, linguistiques, méthodologiques et épistémologiques associées à cette démarche. Principal résultat des échanges et des débats qui ont eu lieu à la première Biennale de la sociologie de l’urbain et des territoires à Lille, en décembre 2014, cet ouvrage collectif présente 13 textes ; les uns s’appuient sur des enquêtes, les autres se présentent comme des réflexions plutôt théoriques.

2« Comment pratiquer la comparaison ? ». Les articles de Gilles Pinson et Dominique Lorrain nous apportent des pistes pour répondre à cette question. Pour Gilles Pinson, la « monographie comparée » est une manière de s’engager dans la pratique comparative. Dans un texte ayant une composante plutôt épistémologique, sous la focale de la sociologie de l’urbain, l’auteur rappelle la difficulté de saisir les mécanismes causaux des faits sociaux au travers des échelles d’analyse associées au « big N data ». Ainsi, il propose la comparaison de monographies au sujet des espaces urbains, un exercice qui permet, d’un côté, d’apprendre la spécificité causale de chaque cas étudié et, de l’autre, de confronter ces mêmes cas, en les évaluant dans leur généralité. À son tour, Dominique Lorrain présente trois stratégies de comparaison issues de ses expériences de recherche concernant des municipalités françaises, mais aussi chinoises. L’une attire l’attention sur l’importance et aussi la difficulté du travail de construction de catégories qui soient partageables entre différents cas d’étude (par exemple, dans une enquête sur la croissance des effectifs de différentes mairies). L’autre rappelle que même si les échelles d’analyse – gouvernements locaux ou pays – se montrent en apparence proches, des représentations et les rapports au sujet de certaines catégories – par exemple, le maire, l’impôt local ou l’organisation municipale – peuvent se révéler très différents. La comparaison « en bloc » doit ainsi, dans un premier temps, s’intéresser au fonctionnement particulier à chaque échelle, pour ensuite observer les « régularités de second rang » au niveau des institutions et des formes d’action, sur l’ensemble des cas. Finalement, pour les terrains qui exigent davantage l’approche monographique que d’autres (les firmes urbaines, par exemple), Gilles Pinson souligne la mise en articulation entre la libre « respiration » des terrains et la comparaison entre des dimensions qui doivent être partagées entre les cas d’étude. En somme, quelle que soit la démarche mise en œuvre, le principe est de partir d’une configuration monographique, puis d’en sortir pour, finalement, s’engager dans le cumul des données recueillies.

3Séparés entre eux par quelques pages, les articles de François Cusin, Christian Topalov et Loïc Wacquant posent une même question générale : quels sont les effets de l’importation et de la circulation des catégories pratiques et scientifiques dans l’analyse comparative ? François Cusin met l’accent sur la comparaison entre les processus d’urbanisation dans les villes françaises et états-uniennes. Quoique des similitudes puissent être retrouvées dans ces deux pays à ce sujet, les particularités historiques de chaque espace génèrent des phénomènes globaux différenciés à l’échelle nationale, voire locale. Ainsi, pour bien dépasser la « tentation » de parler d’une « américanisation » des villes françaises, Cusin suggère que l’idéal-typification des villes est toujours confrontée aux institutions et aux processus spécifiques de chaque ville. Quant à Loïc Wacquant, il rappelle la faiblesse analytique des idées véhiculées par des mots de la ségrégation urbaine tels que « ghetto », « banlieue » ou « quartier sensible ». Les particularismes sociologiques auxquels ces catégories se référent obligent donc à trouver des outils suffisamment heuristiques permettant la bonne comparaison de différents espaces – le but est d’empêcher qu’« une seule société nationale [soit] élevée au rang d’étalon analytique » (p. 202). La conception de tous ces lieux comme des « espaces de relégation » rend ainsi possible d’étudier n’importe où différentes manifestations de ce que l’auteur appelle une « marginalité avancée ». Pour mener à bien cette proposition, quelques principes d’inspiration bourdieusienne, tels que le raisonnement relationnel ou la centralité des structures symboliques, doivent être mis en œuvre. Christian Topalov attire en premier lieu notre attention sur les obstacles posés par la langue de la comparaison, pour ensuite nous inviter à transformer ces obstacles en ressources. Les illustrations données de « situations embarrassantes » sont nombreuses : par exemple, l’écrivain Dan Brown désigne l’esplanade du Louvre avec le mot « plaza », qui n’a aucun équivalent en français… La langue se présente comme problème dans l’acte comparatif à partir du moment où le chercheur regarde le monde avec sa langue et, pour cela, traduit pour son idiome des mots qui n’ont pas une correspondance raisonnable. En conséquence, il risque de « taire » une réalité en la traduisant. Dans ce contexte, Topalov nous invite à prendre les mots dans leur contexte de locution et à y rattacher le sens que les locuteurs leur confèrent. La vigilance envers la langue de comparaison devient ainsi « une méthode ».

4La pratique de la sociologie se fait dans des institutions, ou plus exactement pour des institutions, et par des acteurs institutionnels. Ces conditions définissent les possibles de l’exercice scientifique. Quatre contributions de l’ouvrage se penchent précisément sur les conditions et contraintes de la pratique comparative en sociologie urbaine. Patrick Le Galès, en revisitant quelques courants d’études comparatives sur l’urbain, tente d’expliquer « pourquoi [il y a] si peu de comparaison en sociologie urbaine » par rapport à des disciplines telles que l’urbanisme ou la géographie. Damien Vanneste attire l’attention sur le risque que la comparaison devienne une fin en soi : un « ritualisme comparatif ». Toutefois pour sortir de son cercle, la communauté scientifique doit s’engager dans une « démarche comparative », afin de comprendre des phénomènes qui configurent la société. À son tour, Stéphanie Vermeersch expose les difficultés à la fois conceptuelles, méthodologiques et institutionnelles issues de son expérience dans un projet franco-britannique de l’ANR. Son témoignage illustre les différences entre les composantes théoriques de la pratique académique : l’équipe française du projet se fondait sur des représentations précises de ce que sont les « classes moyennes » et raisonnait dans des termes structuralistes tandis que, du côté anglais, c’est l’individualisme méthodologique qui définissait la pensée. En outre, le travail de comparaison a été aussi assujetti à des différences au niveau de la temporalité du processus d’enquête puisque le système libéral de recherche de la Grande-Bretagne ne s’accordait pas toujours à la logique institutionnelle française. Vermeersch termine en regrettant l’injonction croissante faite aux chercheurs de participer à des enquêtes européennes, dans un contexte où la vitesse et la quantité prime sur le temps de maturation des données requis dans une recherche.

5Finalement, un ensemble de cinq articles, résultats d’enquêtes comparatives distribuées sur différents continents, illustrent la variabilité à la fois des terrains, des sujets, des méthodologies et des « manières de faire » de la comparaison en sociologie urbaine. Le texte de Tommaso Vitale et Simone Tosi à propos des « studi di comunità » (études de communautés) en Italie révèle les fondements et les objectifs de cette aventure comparatiste simultanément scientifique, réformiste et politique. Ces études, menées entre la fin des années 1950 et le début des années 1970, ont contribué à leur époque à mieux comprendre et à mieux agir sur les effets de la « modernisation » dans différentes villes italiennes. Sylvie Tissot, quant à elle, a enquêté sur la « gayfriendliness » (bonne acceptation et compréhension à l’égard des homosexuels) à Paris et New York. Le regard posé sur deux quartiers différents a montré non seulement des représentations distinctes du mot gayfriendliness, mais aussi des pratiques différentes de cette friendliness : à Paris, malgré l’existence de frontières sexuelles moins rigides qu’à New York, l’acceptation de l’homosexualité dans l’espace public est moins évidente qu’aux États-Unis. À son tour, le collectif composé de Jean-Yves Authier, Anaïs Collet, Sonia Lehman-Frisch et Isabelle Mallon a développé une enquête sur des quartiers populaires et bourgeois à Paris et à San Francisco dans le but de comprendre l’autonomie spatiale des enfants dans les deux villes. Dans un autre contexte géographique, à Mamoudzou (Mayotte) et à Johannesburg (Afrique du Sud), Élise Palomares a mis en exergue les ressources, ainsi que les inconvénients, des pratiques commerciales informelles d’individus en situation de « transit » migratoire, attendant un possible départ vers une ville du « premier monde ». Même si l’on observe des différences au niveau de réseaux de solidarité et de coopération entre des quartiers, la comparaison montre que la condition d’étranger est toujours fragile. Finalement, Edmond Préteceille et Adalberto Cardoso, engagés dans une démarche comparative entre les villes de Paris, Rio de Janeiro et São Paulo, révèlent les différences et les similitudes entre ces trois espaces quant aux pratiques résidentielles des habitants. Pour mener à bien cette comparaison, ils ont dû convertir la catégorisation professionnelle brésilienne dans les catégories socioprofessionnelles françaises. Cette conversion a permis aux auteurs d’observer, même de façon partielle, d’une part que la distribution de ces catégories ainsi que les indices de ségrégation entre les villes étaient plutôt proches entre eux, et d’autre part qu’à Rio de Janeiro et à São Paulo, la ségrégation s’observait particulièrement au niveau des classes supérieures et moyennes supérieures tandis qu’à Paris elle était constatée surtout à l’échelle des ouvriers non qualifiés.

6Bien que cet ouvrage soit circonscrit au domaine de la sociologie urbaine, les propositions présentées sont très facilement transposables à d’autres chantiers de la pratique sociologique. Les remarques méthodologiques et épistémologiques que les auteurs nous offrent tout au long de ces pages invitent à ne jamais oublier la centralité de la démarche comparative dans la connaissance du monde social, à se laisser surprendre par la complexité de ce même monde, ainsi qu’à trouver des différences là où l’on n’imagine l’existence que de similitudes, et réciproquement.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Tiago Lemos, « Jean-Yves Authier, Vincent Baggioni, Bruno Cousin, Yankel Fijalkow et Lydie Launay (dir.), D’une ville à l’autre. La comparaison internationale en sociologie urbaine », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 22 août 2019, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/36300 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.36300

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Lieu

New York

San Francisco

Rio de Janeiro

Sao Paulo

Paris

États-Unis

France

Italie

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Rédacteur

Tiago Lemos

Docteur en sociologie à l’École des hautes études en sciences sociales et à la Faculté de lettres de l’Université de Porto.

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Droits d’auteur

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