Murray Bookchin, Pouvoir de détruire, pouvoir de créer. Vers une écologie sociale et libertaire
Texte intégral
- 1 Addison-Wesley Publishing Co., 276 pages.
1Au lecteur qui souhaite comprendre en profondeur les défis sociaux de l’écologie, le recueil de textes traduits en français de Murray Bookchin (1921-2006) par Helen Arnold, Daniel Blanchard et Renaud Garcia représente une véritable aubaine et s’inscrit dans un effort systématique de recherches effectuées autour de l’œuvre de Murray Bookchin, comme en témoignent les dernières traductions aux éditions « Atelier de création libertaire » (Pour un municipalisme libertaire en 2018, Notre environnement synthétique en 2017, Qu’est-ce que l’écologie sociale ? en 2012). Pouvoir de détruire, pouvoir de créer est un texte assez court qui a d’abord été publié dans la revue Roots en 1969 avant d’être reproduit en 1973 dans l’ouvrage Western Man and Environmental Ethics : Attitudes toward Nature and Technology1. Il a donné le titre au recueil de textes traduits en français et qui avaient été publiés originellement dans les années 1970 et 1980 à l’instar de « La “crise de l’énergie”, mythe et réalité », paru en décembre 1973 dans le magazine américain Win, et « Pour une société écologique », paru dans Philosophica en 1974.
2Murray Bookchin fut un autodidacte, un critique résolu du capitalisme moderne et un observateur attentif de son temps. Il a publié une trentaine d’œuvres majeures (par exemple Post-Scarcity Anarchism en 1971 (Ramparts Press, San Francisco) et The Modern Crisis en 1986 (Black Rose Books, Montréal) ; son œuvre continue à être travaillée en profondeur depuis sa mort en 2006. Il a été le théoricien du municipalisme libertaire en étant un militant intransigeant de l’écologie sociale et un passeur, à la fois enseignant et essayiste. En 1980, il est revenu sur son engagement militant qui se révèle toujours aussi actuel : « Depuis près de trente ans, j’écris abondamment sur les bouleversements écologiques auxquels nous sommes de plus en plus confrontés. À l’appui de ces écrits, j’ai lutté dès 1952 contre l’usage accru des pesticides et des additifs alimentaires, et j’ai dénoncé les retombées nucléaires lors du premier test de la bombe à hydrogène dans le Pacifique en 1954, la pollution radioactive qui a suivi “l’incident” du réacteur de Windscale en 1956, et la tentative de Con Edison de construire le plus grand réacteur nucléaire au monde en plein centre de New York en 1963 » (p. 78).
3Cet ouvrage invite le lecteur contemporain à aller au-delà des diagnostics portant sur le réchauffement de la planète, les émissions de gaz à effet de serre ou le changement climatique pour envisager la disjonction entre les constats et le modèle social qui a conduit à ce désastre. Dès les années soixante, Bookchin entrevoyait les tentatives de récupération du mouvement écologiste par le capitalisme comme s’il suffisait de s’acheter une bonne conscience verte (on parlerait aujourd’hui de greenwashing) alors que les modes de production étaient fondamentalement incompatibles avec la préservation des ressources naturelles. La formation d’une conscience écologique implique une autonomie sociale et individuelle passant par la maîtrise de nos destins collectifs et individuels. « L’humanité doit prendre possession d’elle-même, au niveau de l’individu comme de la collectivité, de sorte que tout être humain ait vraiment en main son sort quotidien. Il faut décentraliser les villes en communautés écologiques – en écocommunautés – subtilement et comme artistiquement ajustées aux écosystèmes qui les accueillent. Il faut repenser et perfectionner nos techniques pour en faire une écotechnologie, capable de tirer le meilleur des sources locales d’énergie et de matières premières avec une pollution minime ou même nulle » (p. 31). En bref, l’écologie n’est pas une simple injonction d’ajustement, il s’agit de définir un cadre de vie viable pour réaliser l’autonomie sociale et individuelle. Les écocommunautés sont des formes de cellules autogérées qui permettent d’éviter les pièges du gaspillage et de la surconsommation. Elles échappent facilement à la mise en place d’une organisation hiérarchique répondant aux besoins de la société industrielle et capitaliste et requièrent une maîtrise technologique pour pouvoir découvrir de nouvelles énergies nécessaires à la satisfaction des besoins de la communauté. L’écologie libertaire implique de se réapproprier un pouvoir collectif ; elle constitue une alternative sociale.
- 2 Prentice Hall, Edgewood Cliffs, New Jersey, 1993.
4Les problèmes environnementaux sont en réalité des reflets d’une maladie sociale profonde liée à la domination d’un petit groupe d’individus s’accaparant les richesses collectives. Il ne s’agit pas de transposer à la nature ce que nous n’arrivons pas à faire, il s’agit d’éviter le déséquilibre profond des écosystèmes, en commençant par les inégalités sociales. Pour cela, Bookchin nous incite à nous débarrasser à juste titre d’un certain nombre d’arguments fallacieux qui parfois brouillent le sens des luttes environnementales. Le premier d’entre eux est celui du surpeuplement qui fait de la démographie galopante l’une des causes du déséquilibre des écosystèmes. Cet argument est faux car en réalité l’empreinte écologique des individus sur l’environnement est très différente selon leurs moyens. La société américaine consommait dans les années soixante plus de la moitié des ressources de la planète alors qu’elle représentait 7% de la population mondiale. La surconsommation est liée aux pratiques de certains groupes d’individus et non pas des masses en général. En outre, Bookchin rappelle que le nazisme avait déjà évoqué ce problème démographique en Europe en optant pour une solution finale. Il a dénoncé dans « Qu’est-ce que l’écologie sociale ? » (publié pour la première fois en 1993 dans le recueil Environmental Philosophy : From Animal Rights to Radical Ecology2 les approximations scientifiques d’un certain nombre de penseurs qui ont évoqué la nature invasive de l’être humain sur la planète. « Les êtres humains ne font pas moins partie d’un continuum naturel que leurs ancêtres primates et les mammifères en général. Les décrire comme des “étrangers” qui n’auraient aucune place ou ascendance dans l’évolution naturelle, ou les considérer pour l’essentiel comme une invasion qui parasite la planète à la façon dont les puces parasitent les chiens et les chats, cela ne relève pas seulement d’une mauvaise écologie, mais d’une pensée faible » (p. 150).
- 3 Cornelius Castoriadis, Daniel Cohn-Bendit, De l’écologie à l’autonomie, Lormont, Le Bord de l’eau, (...)
- 4 Cornelius Castoriadis, « La démocratie comme régime et procédure », in Les Carrefours du Labyrinthe (...)
5Tous les arguments néomalthusiens contemporains ne seraient pas recevables aux yeux de Bookchin car ils réactualisent ce phantasme d’une planète dans les mains d’un petit nombre. Là encore, l’alternative est le socialisme ou la barbarie. « Tôt ou tard, la prolifération aveugle des êtres humains devra s’arrêter. Mais ou bien le contrôle des naissances sera pris en charge par des “contrôles sociaux”, c’est-à-dire par des méthodes autoritaires, racistes et finalement peut-être par le génocide, ou bien il sera assumé par une société libertaire et écologique, une société qui fonde sur le respect de la vie la recherche d’un nouvel équilibre avec la nature » (p. 26). Les arguments sont très proches de ceux du groupe Socialisme ou Barbarie (1948-1967) qui avait compris la jonction entre autonomie, écologie et socialisme. Au fond, les options développées par Castoriadis dans De l’écologie à l’autonomie reprennent ces analyses avec quelques nuances en moins, notamment sur l’argument démographique3. En outre, Castoriadis ne lie pas nécessairement la question de la démocratie à la taille des communautés dans la mesure où la technologie pourrait contribuer à définir des procédures démocratiques dans des ensembles plus grands4. Néanmoins, la réflexion de Castoriadis sur la démocratie économique trouve des échos saisissants dans le programme du municipalisme libertaire, avec notamment l’idée de rapprocher consommateurs et producteurs, la création d’une véritable information échappant aux lobbies bureaucratiques ainsi que l’institution de la rotation des représentants et de leur révocation dans la compréhension de la démocratie directe. L’abolition de la hiérarchie sociale issue des sociétés industrielles est également une condition sine qua non pour retrouver une maîtrise collective des enjeux environnementaux. Ce n’est pas un hasard si la préface du recueil de Bookchin est écrite par Daniel Blanchard, ancien membre du groupe Socialisme ou Barbarie, car ses proximités idéologiques avec le groupe Ecology Action East de Murray Bookchin sont indiscutables.
- 5 Pour le texte original, voir https://libcom.org/library/manifesto-ecology-action-east (consulté le (...)
6Pour Bookchin, l’exploitation de la nature par l’homme est en fait le corollaire de l’exploitation de l’homme par l’homme. Si le capitalisme est l’horizon indépassable de notre temps, c’est parce que les individus ont renoncé à leur tâche critique qui est de dénoncer cette entreprise de destruction des sociétés. En ce sens, il nous faut retrouver une culture démocratique pour que l’imaginaire capitaliste puisse céder la place à une écologie sociale fondée sur des écocommunautés partageant l’information, le savoir et l’organisation sur les plans politique et logistique. Le capitalisme, malgré sa profusion consommatrice apparente, est pauvre en stratégies et tend souvent au monopole industriel et énergétique alors qu’il s’agit davantage de favoriser une créativité collective pour inventer les ressources énergétiques nécessaires et pouvoir gérer les périodes de rareté. La dépendance à l’égard d’une énergie fossile n’est pas viable, contrairement aux promesses de développement durable affichées dans les sociétés capitalistes. Le recueil de textes de Murray Bookchin s’inscrit en fin de compte dans la tradition anarcho-écologiste qui pense à la fois le social, les institutions politiques et le rapport à l’environnement5.
Notes
1 Addison-Wesley Publishing Co., 276 pages.
2 Prentice Hall, Edgewood Cliffs, New Jersey, 1993.
3 Cornelius Castoriadis, Daniel Cohn-Bendit, De l’écologie à l’autonomie, Lormont, Le Bord de l’eau, 2014 ; compte rendu de Christophe Premat pour Lectures : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/13762.
4 Cornelius Castoriadis, « La démocratie comme régime et procédure », in Les Carrefours du Labyrinthe IV. La montée de l’insignifiance, Paris, Seuil, 1996, p. 228 sq.
5 Pour le texte original, voir https://libcom.org/library/manifesto-ecology-action-east (consulté le 17 juillet 2019).
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Référence électronique
Christophe Premat, « Murray Bookchin, Pouvoir de détruire, pouvoir de créer. Vers une écologie sociale et libertaire », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 24 juillet 2019, consulté le 10 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/36166 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.36166
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