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Gilles Rouet (dir.), Algorithmes et décisions publiques

Damien Larrouqué
Algorithmes et décisions publiques
Gilles Rouet (dir.), Algorithmes et décisions publiques, Paris, CNRS, coll. « Les Essentiels d'Hermès », 2019, 251 p., ISBN : 978-2-271-12466-1.
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Texte intégral

1Professeur en sciences de gestion, Gilles Rouet réunit dans ce livre collectif les contributions d’une douzaine de chercheurs et praticiens travaillant sur les transformations de l’action publique à l’heure de l’algorithmique. Selon le petit lexique qui apporte en fin d’ouvrage des éclairages bienvenus, il faut entendre par « algorithme » l’ensemble des règles opératoires qui relèvent d’une démarche de calcul visant à la résolution d’un problème donné. Aujourd’hui, le développement des algorithmes est intimement lié à l’omniprésence des technologies numériques et à l’explosion des données (big data) dont elles permettent le traitement. Pour résumer, l’ouvrage s’intéresse au rôle que les algorithmes sont susceptibles de jouer en tant que dispositifs politico-administratifs, et porte la réflexion plus précisément sur les processus décisionnels qu’ils sont en mesure d’orienter, voire de perturber. En d’autres termes, il s’agit d’analyser en quoi le recours croissant aux algorithmes modifie à la fois la décision et la gestion de l’action publique.

2Entre autres qualités, ce livre a trois principaux atouts. Sur le plan factuel d’abord, il est très riche. Fort bien écrites pour la plupart, les différentes contributions s’avèrent d’excellente facture et donnent à voir un panorama diversifié d’applications potentielles qui stimule la curiosité du lecteur. Si l’usage des algorithmes dans la mobilité est connu –Laurent Carnis revient ici sur les défis posés par le développement des voitures autonomes –, on est beaucoup plus surpris d’en trouver également dans la prévention des délits, comme c’est le cas dans la police dite « prédictive » aux États-Unis, dont Bilel Benbouzid analyse les dilemmes juridiques qu’ils soulèvent, et plus encore en matière de santé (l’amélioration des diagnostics et du dosage des médicaments, étudiée par Emmanuel Chazard) et surtout de décisions de justice. Selon Boris Barraud, l’algorithmisation en ce domaine peut certes contribuer à accélérer les procédures et à désengorger les tribunaux, mais pose aussi des problèmes éthiques, qui renvoient aux fondements de la philosophie du droit et notamment aux limites de l’idéal d’un juge « bouche de la loi ». Parmi les autres contributions, Jean Deydier rend compte de l’existence d’une fracture digitale toujours sensible en France. Selon lui, la dématérialisation massive des services publics engendre une forme de discrimination sociale et générationnelle. Il estime ainsi qu’un tiers de la population française est confrontée à des difficultés d’accès ou de maîtrise du numérique. L’accompagnement s’avère donc une priorité politico-administrative à ne pas omettre, au risque de renforcer l’exclusion. Alors que Maryse Carmès propose une « lecture sémiopolitique des désirs algorithmiques », Clément Maby analyse les transformations de l’État induites par le numérique. L’autonomisation des procédures permise par le développement des nouvelles technologies a des avantages incontestables en termes d’efficacité (meilleur service) et d’efficience (rapport coût/bénéfice) de l’action publique. Pour autant, l’usage des algorithmes comme dispositifs de gestion ne doit pas faire oublier la nécessité de la transparence : la lisibilité de la prise de décision et l’accès à l’information publique (en l’espèce, relative au fonctionnement de l’algorithme) doivent être préservées. Quant à Thierry Côme et Stéphane Magne, ils interrogent les potentialités offertes par les nouvelles technologies en matière d’inclusion et de participation citoyennes à l’action publique, via des modalités telles que les concertations en ligne, les forums et autres plateformes collaboratives. Enfin, trois courts entretiens réalisés auprès de hauts-fonctionnaires intervenant sur les questions numériques ponctuent ces différentes réflexions, éclairantes à bien des égards.

3Au niveau conceptuel, ensuite, le livre est également très fécond. De fait, si les contributions font l’économie – à l’exception peut-être de l’une d’entre elles – d’un sabir académique qui pourrait rendre la lecture peu accessible, elles ont l’audace de présenter un florilège de nouveaux concepts amenés à percer dans la littérature. Au détour d’une phrase, tous les auteurs introduisent des notions très intéressantes sur le plan heuristique. Par exemple, si l’idée d’une « décision algorithmique » est étrillée par le coordinateur Gilles Rouet – qui rappelle opportunément qu’« aucun algorithme ne décide en fin de compte » –, il n’en reste pas moins vrai qu’une « action publique algorithmique » est aujourd’hui en voie d’institutionnalisation et que, dans un tel contexte, la « régulation algorithmique » s’impose (p. 20-22). De même, quand d’aucuns pointent la menace d’une « datacratie galopante » (p. 31) associée à une « littératie numérique » (p. 34) inégalement distribuée, d’autres craignent la « digitalisation sauvage » (p. 42) et « l’algorithimisation de l’État » (p. 84). De surcroît, si la « mobilité algorithmique » (p. 125) tend à se développer, le « solutionnisme algorithmique » (p. 214) élargi à l’action publique fait courir le risque d’un « autoritarisme numérique » (p. 192). Ce risque serait d’autant plus élevé que l’« action publique augmentée par la donnée » (p.160) relèverait désormais plus du constat que du fantasme. En l’occurrence, Maryse Carmès nous informe que, de la réduction des temps d’attente aux urgences à l’optimisation du fonctionnement des feux de circulation, les traitements à base d’algorithmes constituent déjà, pour le meilleur et pour le pire, « un prolongement ordinaire de l’action administrative » (p. 163). Plus largement, ce « prisme datacentrique » (p. 144) nous amène jusqu’à reconsidérer la plus régalienne de nos institutions. Selon la définition proposée par Clément Maby, le concept d’« État plate-forme » (p. 173) désigne ce nouveau mode de recomposition politico-administratif dans lequel les pouvoirs publics, inspirés de ce qui a fait le succès des entreprises de la Silicon Valley et plus largement des start-up, agissent comme des gestionnaires d’interface : ils mettent à disposition des citoyens des ressources librement accessibles et attendent d’eux qu’ils participent au déploiement de l’action publique en s’investissant dans une logique à la fois décentralisée, contributive et collaborative. En guise d’illustration, la direction interministérielle de la transformation publique a ouvert en 2012 un portail dédié à « la modernisation de l’action publique » à travers lequel les citoyens peuvent interagir. Cette « plataformisation de l’État » (p. 174) va de pair avec le concept de « servuction » ou production d’un service (p. 194) que le citoyen-consommateur est invité à co-créer, évaluer et améliorer. Dans cette même logique de « crowdsourcing » (littéralement « approvisionnement par la foule »), les « civic techs » (p. 150 et p. 201) désignent l’ensemble des outils, dispositifs et autres procédures en ligne qui permettent aux citoyens de s’impliquer dans la vie de la cité et d’en vivifier la gestion (plateformes communautaires, panels numériques, sondages internet, etc.). Bref, on l’aura compris, l’ouvrage regorge de formules scientifiquement attrayantes.

4Enfin, sur le plan intellectuel, ce livre collectif nous invite surtout à réfléchir. Les enjeux aussi bien théoriques que pratiques que soulève et interroge l’ouvrage avec grande pertinence sont amenés à devenir centraux dans les symposiums académiques comme dans l’opinion publique et les débats citoyens. Nous pouvons les résumer en quatre questions d’ordre plus philosophique encore que technique. Les processus algorithmiques sont-ils capables de supplanter le libre arbitre de l’acteur politique au point de le déresponsabiliser ? Si oui, y a-t-il un risque que cette déresponsabilisation potentielle remette en question non seulement les modalités organisationnelles de nombreux domaines d’intervention publique (justice, santé, éducation, transports, prisons, etc.), mais également jusqu’au sens et aux valeurs mêmes de nos communautés politiques ? Si ces deux prémices se vérifient, comment faire en sorte de conserver un contrôle démocratique sur des dispositifs de gestion dont la logique de fonctionnement (l’apprentissage par expérience et accumulation) tend au perfectionnement perpétuel et donc, paradoxalement, à atteindre cette si valorisée rationalisation des procédures administratives ? In fine, l’action publique algorithmique ne prétend-elle pas, comme le modèle du New Public Management, sacrifier les (nobles) principes de la bureaucratie wébérienne sur l’autel de la (prétendue) bonne gouvernance – dont on sait qu’elle n’a rien d’apolitique et qu’elle fait le jeu des acteurs néolibéraux ? Le principal enseignement de l’ouvrage fait écho à cette dernière remarque : les algorithmes ne sauraient être réduits à des opérations scientifiques neutres. Pensés pour servir et améliorer l’action politico-administrative, ils restent porteurs des valeurs et visions du monde de leurs concepteurs. Clément Mabi nous avertit d’ailleurs contre la tentation de voir dans « le plataformisme californien – marqué par son modèle libéral et prédateur – [un] horizon » (p. 185). Pour conjurer l’ensemble de ces risques, Isabelle Falque-Pierrotin, la présidente de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil), nous invite opportunément à « réintroduire de l’analogique dans nos vies numériques » (p. 230).

5En conclusion, parce qu’il ouvre des pistes de réflexion aux citoyens, des perspectives de recherche aux universitaires et des recommandations en forme d’avertissements aux décideurs et acteurs politiques, souhaitons que ce grand livre au petit format trouve son lectorat. Il a bien des atouts à faire valoir.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Damien Larrouqué, « Gilles Rouet (dir.), Algorithmes et décisions publiques », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 22 juillet 2019, consulté le 07 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/36133 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.36133

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