Bernard Friot, Le travail, enjeu des retraites
Texte intégral
- 1 Friot Bernard, Vaincre Macron, Paris, La Dispute, coll. « Économie, travail », 2017 ; compte rendu (...)
1Le livre de Bernard Friot se compose pour l’essentiel du contenu, volontairement reproduit sans correction, de L’Enjeu des retraites, publié en 2010. La nouveauté de l’ouvrage réside dans une longue introduction et une conclusion complétant le propos de sa précédente publication et la mettant en résonnance avec le contexte politique du début du mandat présidentiel d’Emmanuel Macron. Soucieux de la cohérence de ses travaux, Bernard Friot répond également à certaines critiques formulées à l’encontre de son livre Vaincre Macron1. La réflexion déployée tout au long de l’ouvrage s’appuie principalement sur une analyse historique de la construction du régime des retraites en France, qui constitue de longue date un des thèmes de prédilection de l’auteur.
2En marxiste convaincu, Bernard Friot fonde son travail sur le constat de l’actualité de la lutte des classes. Celle-ci prendrait comme enjeu la définition de ce qu’est la valeur économique à travers la mise en place d’institutions qui la reconnaissent. Pour l’auteur, la définition de la valeur économique est l’objet d’’un travail de qualification qui prend sa source dans la lutte des classes. Notamment, la création par des militants communistes, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, d’un « régime général, contre les institutions capitalistes de Sécurité sociale » (p. 37), doté d’une caisse unique financée par un taux de cotisation unique, assurait aux retraités (mais pas seulement) un salaire lié à leur personne, c’est-à-dire à leur qualification, et non à leur poste de travail, comme dans la définition capitaliste de la valeur. Pour l’auteur, cette « validation communiste du travail » est au cœur d’une définition communiste du travail, opposée à sa définition capitaliste, « qui n’attribue de valeur qu’aux activités qui mettent en valeur son capital » (p. 34). Les retraites jouent dès lors un rôle crucial dans cette lutte pour une redéfinition de ce qu’est le travail. Reconnaître les retraités comme des travailleurs et non pas comme d’anciens actifs recevant une pension en récompense de leurs efforts passés constitue un passage obligé de l’instauration de la valeur communiste. Le titre même du livre annonce ainsi l’originalité de la démarche de Bernard Friot, dont la réflexion sur le travail part précisément de ce qui n’est pas considéré comme tel par l’essentiel des travaux économiques sur la question. La définition dominante de la valeur économique, pourtant, qui considère qu’un « retraité entretenant un potager » produit moins de richesse qu’un « conseiller en communication de Sarkozy » (p. 171), n’aurait rien d’une évidence. Cette non-reconnaissance du travail des retraités serait révélatrice d’un biais en faveur de la conception capitaliste de la valeur que Bernard Friot entend subvertir.
- 2 Voir à ce sujet Le Lann Yann, « La retraite, un patrimoine ? », Genèses, vol. 80, no 3, 2010, p. 70 (...)
3Dans l’introduction de son livre, Bernard Friot invite à un « déplacement » du débat sur les retraites. Celui-ci distingue traditionnellement les systèmes de retraite par répartition et par capitalisation. L’auteur y oppose deux arguments : d’une part la capitalisation est résiduelle (elle représenterait 10 % des pensions en Europe occidentale et 3 % en France) ; d’autre part « la retraite par répartition est loin d’avoir une logique univoque » (p. 11). Fort de ce constat, il préfère au clivage répartition-capitalisation une distinction entre répartition communiste et répartition capitaliste. La première, qualifiée de régime de la prévoyance, fait des retraités des personnes sorties du travail productif auxquelles sont attribuées des ressources au nom de la solidarité intergénérationnelle. La pension qui leur est versée constitue la contrepartie actualisée des cotisations dont ils se sont acquittés pendant leur vie active. Selon cette logique donc, les pensions des retraités seraient un revenu différé représentant la part non consommée du salaire attribué par l’employeur. Bien que demeurant différente d’un régime par capitalisation, puisque les pensions reçues chaque année correspondent aux cotisations perçues la même année, la répartition capitaliste obéit au même esprit – celui de l’équivalence entre les cotisations versées et les pensions perçues – et partage donc avec la capitalisation un fonctionnement sur le modèle de la dette2. Au régime de la prévoyance, Bernard Friot oppose un régime salarial organisant le versement aux retraités non pas d’un revenu différé mais d’un salaire continué. Dans ce système, les retraités ne sont pas reconnus comme des inactifs qui ont produit de la valeur du temps de leur activité mais bien comme des travailleurs à part entière recevant un salaire garanti à vie en vertu de leur qualification personnelle. Le régime salarial permettrait ainsi d’émanciper les individus du marché du travail en attachant leur salaire non pas à leur emploi valorisant un capital mais à leur personne. Dans un tel système, les travailleurs ne sont plus contraints de vendre leur force de travail aux employeurs capitalistes et deviennent libres de décider par eux-mêmes de leur activité.
- 3 Boyer Robert et Saillard Yves, Théorie de la régulation. L’état des savoirs, Paris, La Découverte, (...)
- 4 Friot Bernard, op. cit.
- 5 Harribey Jean-Marie, « Aux salariés mal nés la valeur n’attend que 18 années. Lire Vaincre Macron d (...)
4Un des tours de force notables de Bernard Friot est de montrer que le régime salarial des retraites, pour original qu’il puisse paraître aujourd’hui, régissait en 2016 73 % des pensions versées en France. Prévenant toute accusation d’utopisme, l’auteur observe que : « toutes les institutions de sortie du capitalisme sont déjà en puissance dans notre aujourd’hui » (p. 85). Bernard Friot s’oppose ainsi à l’idée d’un compromis fordien entre le mouvement ouvrier et le patronat qui, pour les tenants de la théorie de la Régulation, aurait caractérisé la période d’après-guerre3. La croissance des Trente Glorieuses tiendrait ainsi à un régime d’accumulation fondé sur un partage des gains de productivité entre travailleurs et capitalistes, dont la Sécurité sociale serait un des produits. Pour Bernard Friot, au contraire, reconnaître la dimension fondamentalement anticapitaliste du régime salarial ainsi que l’importance de son poids dans les pensions actuelles est une étape nécessaire dans la lutte contre l’hégémonie idéologique de la bourgeoisie. L’affirmation du « déjà là communiste » (p. 38) permettrait de sortir d’un « récit aliéné » de l’histoire économique tout en conférant au programme communiste une crédibilité certaine. Pour Bernard Friot, la construction du régime général constitue la preuve suffisante qu’en 1946, la classe ouvrière était bien une classe pour soi4. Contre la critique de Vaincre Macron formulée par Jean-Marie Harribey5, il rappelle qu’« avoir conscience de ses intérêts est d’abord une question d’acte, pas de discours » (p. 20).
5Bernard Friot retrace la généalogie de ce « déjà là » à travers un retour sur les grandes étapes de la construction du régime des retraites français entre le milieu du XIXe siècle et la fin du XXe siècle. Le choix d’une chronologie aussi vaste permet de souligner que le salaire continué n’est pas en lui-même une invention communiste ; son instauration en France remonterait à la loi du 9 juin 1853 organisant les retraites des fonctionnaires selon une logique de traitement continué. La Sécurité sociale elle-même, observe Bernard Friot, est historiquement une invention du patronat, à l’image des caisses de compensation mises en place pendant l’entre-deux-guerres. La spécificité du projet communiste est d’élargir ce système à l’ensemble de la population à travers un régime général à vocation universelle qui fait du salaire un droit politique des citoyens. Ce faisant, Bernard Friot rejette le « récit fabuleux des “circonstances exceptionnelles de 1945” » (p. 16) parfois mobilisé pour rendre compte de la mise en place de la Sécurité sociale. D’une part celle-ci serait d’invention plus ancienne, d’autre part la construction du régime général auquel elle doit sa structure actuelle serait l’œuvre des ministres communistes en poste en 1946 et non des mesures de 1945 du Conseil national de la Résistance. La progression du projet communiste aurait toutefois connu un coup d’arrêt à partir de 1987, année marquée par l’indexation des retraites sur les prix et à partir de laquelle se déploie ce que Bernard Friot nomme « la réforme », c’est-à-dire la promotion d’une répartition capitaliste fondée sur une logique de revenu différé. Formulée par Michel Rocard dans son Livre blanc de 1991, la réforme aurait depuis été poursuivie sans discontinuité par l’ensemble des gouvernements.
6Un autre point cardinal de l’ouvrage tient aux mesures politiques qu’il préconise et qui donnent au propos un aspect concret appréciable. Bernard Friot plaide ainsi pour une extension du régime salarial. Actualisant son programme de 2010, il termine son introduction par une « alternative offensive à la réforme des pensions » (p. 53) : l’attribution d’un salaire fondé sur la qualification obtenue à l’âge de 50 ans révolus, financé par des cotisations sociales prélevées sur la valeur ajoutée. Le choix de 50 ans comme âge politique d’accès au salaire à qualification aurait pour but de rompre clairement avec la représentation des retraités comme inactifs, donc de réaffirmer leur contribution à la production de valeur économique.
- 6 Husson Michel,« Bernard Friot ou la stratégie de l'incantation », Contretemps, 17 janvier 2018, en (...)
- 7 Défini comme le rapport entre l’effectif de la population aux âges généralement inactifs (enfants e (...)
- 8 On peut par exemple mentionner le « travail d’à-côté », étudié par Florence Weber, qui montre que l (...)
7Le travail, enjeu des retraites inspire spontanément certaines critiques, que Bernard Friot s’efforce de devancer. Une première, notamment adressée par Michel Husson6, conteste l’idée selon laquelle les retraités seraient productifs. Ce débat, cependant, semble particulièrement difficile à trancher empiriquement dès lors que c’est précisément leur non-reconnaissance comme producteurs de valeur qui enferme la retraite du côté des activités comptabilisées comme improductives (bénévolat, travail domestique, etc.). En outre, observe Bernard Friot, dès lors que le salaire est reconnu comme un droit politique des citoyens, le refuser pour raison d’âge ne se justifierait pas davantage que de retirer le droit de vote à une personne en mauvaise santé. De même, l’argument démographique, selon lequel le financement d’un salaire à la qualification ne serait pas viable dans un contexte de vieillissement de la population, est fondé sur des prémisses discutables. En effet, dès lors que les retraités ne sont pas considérés comme des inactifs recevant un revenu de subsistance mais comme des travailleurs contribuant eux aussi à la production de valeur ajoutée (donc versant leur part de cotisation), la notion de ratio de dépendance démographique7 perd sa signification. Bernard Friot va plus loin en affirmant que des travailleurs rémunérés selon leur qualification personnelle seraient « plus inventifs et dynamiques sur le long terme que des travailleurs gérés par la peur et leur mise en compétition comme forces de travail » (p. 198). Ce constat trouve des échos dans la littérature académique8.
8Bernard Friot fait ainsi du régime salarial des retraites le point de départ d’une refonte globale des institutions économiques. Il reviendrait en particulier aux retraités bénéficiant d’un salaire continué d’œuvrer à l’étendre au reste de la société. Émancipés du marché du travail, ils bénéficient d’une situation qui leur permet de mettre en place une production marchande non capitaliste, et par là de contester en acte la définition capitaliste de la valeur économique. Plutôt que de se limiter à un « bénévolat de consolation » (p. 53) les confirmant dans une position d’inactifs, les retraités pourraient investir les entreprises afin d’aider à y « réaliser l’auto-organisation des travailleurs dans le refus du management capitaliste et la mise en place de nouveaux critères et pratiques du travail » (p. 219).
9On peut toutefois reprocher à Bernard Friot des projections « à la serpe » sur les aspirations des retraités et leur rapport à l’activité, qui s’appuient sur des postulats peu étayés empiriquement, notamment cette idée selon laquelle les retraités n’ont jamais été si heureux de travailler. En outre, un autre thème récurrent des travaux Bernard Friot, l’importance de la monnaie pour l’affirmation d’une valeur communiste, n’est encore que très peu explicité dans ce dernier ouvrage. Le grand mérite du travail de Bernard Friot repose néanmoins sur le fait qu’il propose une revalorisation de ce que signifie le travail, en invitant à repenser la définition du travail abstrait pour (re)considérer comme productives des activités relevant du travail concret (bricolage, jardinage…), et ainsi sortir le travail des retraités du champ du « bénévolat de consolation » (p. 53). Les retraites constituent donc bien un enjeu du travail en ce qu’elles sont un terrain privilégié de lutte pour l’affirmation de la conception communiste (salariale) de la valeur.
Notes
1 Friot Bernard, Vaincre Macron, Paris, La Dispute, coll. « Économie, travail », 2017 ; compte rendu de Léo Pinguet pour Lectures : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/24007.
2 Voir à ce sujet Le Lann Yann, « La retraite, un patrimoine ? », Genèses, vol. 80, no 3, 2010, p. 70‑89.
3 Boyer Robert et Saillard Yves, Théorie de la régulation. L’état des savoirs, Paris, La Découverte, coll. « Recherches », 2002.
4 Friot Bernard, op. cit.
5 Harribey Jean-Marie, « Aux salariés mal nés la valeur n’attend que 18 années. Lire Vaincre Macron de B. Friot », Contretemps.eu, 15 janvier 2018, en ligne : https://www.contretemps.eu/sur-friot-vaincre-macron-harribey/.
6 Husson Michel,« Bernard Friot ou la stratégie de l'incantation », Contretemps, 17 janvier 2018, en ligne : https://www.contretemps.eu/sur-friot-vaincre-macron-husson/.
7 Défini comme le rapport entre l’effectif de la population aux âges généralement inactifs (enfants et personnes âgées) et l’effectif de la population en âge de travailler (Ined).
8 On peut par exemple mentionner le « travail d’à-côté », étudié par Florence Weber, qui montre que la production de valeur s’accomplit dans de meilleures conditions en dehors du marché du travail – notamment en vertu du fait qu’elle offre aux individus l’occasion de valoriser un savoir-faire non reconnu par les employeurs – ce à quoi le salaire à la qualification personnelle entend justement remédier. Voir Weber Florence, Le travail à-côté. Étude d’ethnographie ouvrière, Institut national de la recherche agronomique, École des hautes études en sciences sociales, Paris, 1989.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Quentin Brncic et Pierre Le Brun, « Bernard Friot, Le travail, enjeu des retraites », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 03 juillet 2019, consulté le 14 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/35672 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.35672
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