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Anne-Claude Hinault, Florence Osty & Laurence Servel, Enquêter dans les organisations. Comprendre pour agir

Guillaume Arnould
Enquêter dans les organisations
Anne-Claude Hinault, Florence Osty, Laurence Servel, Enquêter dans les organisations. Comprendre pour agir, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Didact sociologie », 2019, 270 p., ISBN : 978-2-7535-7687-2.
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Texte intégral

  • 1 Michel Crozier, Le phénomène bureaucratique, Paris, Seuil, 1963 ; Michel Crozier & Erhard Friedberg (...)

1Ce manuel s’inscrit pleinement dans la riche tradition sociologique qui vise, depuis les auteurs classiques comme Émile Durkheim avec Les règles de la méthode sociologique, ou Max Weber avec les Essais sur la théorie de la science ou Le savant et le politique, à expliciter la méthodologie employée par les sociologues pour produire du savoir sur les sociétés. Les auteures proposent ainsi un guide pour se repérer, tant d’un point de vue pratique qu’épistémologique, afin de mettre en œuvre une analyse qualitative dans le cadre d’une intervention au sein d’entreprises, d’associations, d’administrations publiques... On regroupe sous le terme d’organisations ces structures qui permettent à des individus de se réunir pour mener une action collective. Le lecteur a ainsi entre les mains une introduction concrète à la sociologie des organisations, ce qui permet notamment de questionner les sciences de gestion, le management et en particulier le management public à l’aide des sciences sociales, à l’image des travaux pionniers de Michel Crozier, Erhard Friedberg ou Renaud Sainsaulieu1.

2L’introduction générale aborde les spécificités méthodologiques qui sont étudiées dans l’ouvrage. Il s’agit avant tout d’éclairer la démarche d’enquête qualitative de terrain. Les auteures décrivent et précisent la posture des sociologues praticiens, dont les analyses n’ont pas pour objectif premier de nourrir la recherche mais au contraire de procéder à une intervention. Dans ce cadre, la sociologie vient répondre à une demande, une véritable commande d’expertise, afin de résoudre un problème au sein d’une organisation. En toute logique, cette pratique nécessite de clarifier la posture éthique des sociologues qui pratiquent des interventions afin de produire un savoir utile qui ne soit pas purement instrumental : ce ne sont ni des salariés, ni des managers. L’intervention sociologique en organisation doit ainsi éviter deux écueils majeurs. D’une part, il ne faut pas imaginer « conduire le changement ». Le sociologue consultant n’est pas dans une démarche opérationnelle pour proposer à la direction d’une organisation des outils de gestion qui permettraient de résoudre le problème identifié, il cherche au contraire à comprendre en finesse la situation étudiée et à partager ce constat avec ses commanditaires. D’autre part, la seconde dérive consiste à imaginer « induire le changement ». Une enquête qualitative menée au sein d’une organisation ne suffit pas pour que chaque individu étudié modifie et adapte son comportement. Chaque situation est tributaire d’un contexte social nécessairement collectif, souvent systémique. Dès lors, Enquêter dans les organisations a la lourde tâche de présenter comment la démarche sociologique peut constituer un apport à la gestion sans s’y substituer ou prétendre en résoudre les difficultés.

  • 2 Marc Uhalde (dir.), L’intervention sociologique en entreprise, Paris, Desclée de Brouwer, 2001.

3Ce manuel propose en sept chapitres les clés d’analyse qui permettent d’instruire et de construire le changement. La pratique intervenante en organisation popularisée notamment par Marc Uhalde2 repose sur des enquêtes de terrain dont la définition, la construction autant que le déroulement sont essentiels pour que la sociologie nourrisse l’action. Les auteures sont d’ailleurs toutes des spécialistes de l’intervention sociologique et ont encadré les nombreuses enquêtes évoquées dans l’ouvrage. C’est un des grands atouts du livre de prendre appui tout du long sur de nombreux exemples concrets : le lecteur découvre entre autres les difficultés de fusion de services d’assurance maladie, des attitudes rebelles au travail dans une entreprise de maintenance, la crise de croissance d’une PME de la quincaillerie, qui remet en question sa culture d’entreprise, ou encore la réorganisation de la fonction comptable d’une grande entreprise de transport, qui se traduit par un appauvrissement du contenu des activités... Ces diverses enquêtes de terrain viennent régulièrement illustrer les éléments de méthodologie abordés. Elles sont complétées par des fiches-outils de synthèse qui reprennent les principaux points d’attention identifiés par les auteures.

4Anne-Claude Hinault, Florence Osty et Laurence Servel adoptent une démarche chronologique pour décrire la méthodologie de l’enquête de terrain dans les organisations. Le premier chapitre traite de l’importance de la commande. L’enquête répond en effet à une demande qu’il s’agit de clarifier et d’expliciter. Les commanditaires ont des besoins variés (de l’objectivation à l’interprétation, avec une visée plus ou moins opérationnelle) qu’il faut formaliser pour répondre aux attentes, dans la mesure de ce que la sociologie peut apporter. Le chapitre suivant décrit plus classiquement la préparation de l’enquête. Comme il s’agit de traiter d’un problème qui fait l’objet d’une demande, il est nécessaire de réaliser une pré-enquête exploratoire, avec des entretiens, pour délimiter le terrain d’étude : les sociologues praticiens doivent en effet instaurer un climat de confiance, déterminer le panel de l’enquête, les modalités d’observation... qui déboucheront sur l’étape de la problématisation, dont les auteurs rappellent le caractère primordial.

5Les chapitres 3, 4 et 5 exposent les trois temps de réalisation concrète de l’enquête. Il faut dans un premier temps se mettre à l’écoute et conduire des entretiens. Les auteures évoquent de façon très précise l’organisation matérielle de l’enquête (détermination des interlocuteurs, calendrier des rendez-vous, choix des lieux...), le guide d’entretien (qui doit reposer sur des thématiques ordonnées tout en restant ouvert et évolutif) et la transformation des entretiens en matériaux (à l’aide d’enregistrements et de retranscriptions). Le chapitre 4 balaye les apports des différentes méthodes mobilisables en sociologie pour compléter les entretiens individuels qui constituent le cœur de l’enquête : les entretiens collectifs, l’observation directe, l’usage de médias pour recueillir les données, la collecte documentaire sont des outils qui peuvent ainsi être utilisés. Sont ensuite décrites les principales difficultés que peuvent rencontrer les sociologues praticiens : l’évolution des attentes du commanditaire (allant de l’instrumentalisation au désintérêt) ; l’attitude des enquêtés qui soit ont une trop grande maîtrise de la démarche de l’enquête, soit au contraire y sont rétifs ; un positionnement mal maîtrisé de l’enquêteur (qui ne doit pas oublier que son intervention n’est pas neutre et produit des effets). Le chapitre 5 est le plus technique et présente la démarche d’analyse de données qualitatives basées sur des entretiens (du codage au dépouillement) puis explore les pistes d’interprétation qui s’offrent aux sociologues praticiens, en prenant appui sur les modes de narration mobilisés dans les entretiens. Cette phase est utile pour questionner la pertinence de la commande initiale et pour confronter les matériaux à la problématique dégagée avant la conduite des entretiens.

6Les deux derniers chapitres sont certainement les plus originaux et illustrent parfaitement les apports de l’intervention sociologique. Le chapitre 6 étudie la restitution de l’enquête. Comme le travail d’analyse entre dans le cadre d’une commande, le sociologue se doit d’en présenter les résultats à son client. Les auteures montrent à quel point la restitution constitue un élément de la démarche sociologique : sa communication suscite une écoute à la fois cognitive (la restitution est porteuse de connaissances), stratégique (elle se confronte aux objectifs des acteurs étudiés) et culturelle (elle s’adresse à une organisation qui est porteuse de valeurs et de représentations). Il est donc fondamental de penser en amont le déroulement de cette restitution, notamment en fonction des publics qui en seront destinataires. Les auteures insistent sur le rôle de l’intervention, qui est bien de fournir des éléments de compréhension à des acteurs, et non de produire une analyse théorique élégante d’un point de vue scientifique. Le dernier chapitre traduit cette contrainte en proposant les pistes d’analyse prospective qui peuvent se dégager des enquêtes. Sont à nouveau mobilisées, et ici de manière plus approfondie, les différents travaux de terrain emblématiques de l’intervention sociologique en organisation : les sociologues praticiens ont la tâche délicate d’identifier, à partir de leur enquête et de leurs entretiens, les scénarios qui offrent les meilleures chances d’évolution des organisations étudiées... à charge pour les acteurs en place d’en tirer leurs propres conclusions en termes d’action concrète ou de management.

7Enquêter dans les organisations est un ouvrage extrêmement intéressant mais aussi très exigeant : c’est à la fois un manuel de méthodologie prenant appui sur une démarche originale d’enquête en sciences sociales et une synthèse de travaux de recherche-action variés au sein de nombreuses organisations confrontées aux problèmes quotidiens du management. Ce livre permet de rappeler et d’illustrer de manière concrète qu’il n’existe pas de solutions toutes faites aux grandes questions de gestion des organisations, et que les sciences sociales sont nécessaires pour expliquer et comprendre les mondes économique et managérial.

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Notes

1 Michel Crozier, Le phénomène bureaucratique, Paris, Seuil, 1963 ; Michel Crozier & Erhard Friedberg, L’acteur et le système, Paris, Seuil, 1977 ; Erhard Friedberg, Le pouvoir et la règle, Paris, Seuil, 1993 ; Renaud Sainsaulieu, L’identité au travail, Paris, Presses de Sciences Po, 1977.

2 Marc Uhalde (dir.), L’intervention sociologique en entreprise, Paris, Desclée de Brouwer, 2001.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Guillaume Arnould, « Anne-Claude Hinault, Florence Osty & Laurence Servel, Enquêter dans les organisations. Comprendre pour agir », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 23 juin 2019, consulté le 13 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/35444 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.35444

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Rédacteur

Guillaume Arnould

Inspecteur pédagogique d’économie et gestion, académie de Rouen.

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