Piero-D. Galloro (dir.), Discours et parcours de radicalisation et de violence. Radicalisme(s), radicalisation(s), radicalité(s), violence(s)

Texte intégral
1Entre les années 1980 et aujourd’hui, les actes terroristes violents ont été de plus en plus souvent associés à la radicalité. En témoigne, par exemple, le débat très médiatisé entre Gilles Kepel et Olivier Roy au sujet du terrorisme au nom de l’Islam : le premier soutient qu’il faut y voir le signe de la radicalisation de l’Islam tandis que le second estime que c’est la radicalité qui s’islamise. Par ailleurs, les attentats de 2001, 2005 et 2015 à New York, Londres et Paris ont concentré l’attention sur les « dérives djihadistes » et favorisé un renouveau des discours islamophobes. L’ouvrage dirigé par Piero-D. Galloro embrasse ce constat et entend clarifier le cadre conceptuel dans lequel se tiennent les débats sur la radicalisation et la violence. Il réunit ainsi huit contributions de sociologues, d’ethnologues et de psychologues de formation, qui recourent à l’analyse de discours et à l’enquête de terrain. « Notre ambition est de comprendre les éléments clés qui peuvent faire basculer les acteurs impliqués dans des actes ou des prises de positions extrêmes » (p. 12), explique Piero-D. Galloro, et ce dans un contexte où le mot même de radicalisation manque d’une définition claire.
- 1 Gérald Bronner, La pensée extrême. Comment des hommes ordinaires deviennent des fanatiques, Paris, (...)
2L’ouvrage entend donc apporter des clés d’interprétation aux phénomènes de radicalisation et de violence, mais également répondre à des enjeux épistémologiques précis. En effet, il apparaît nécessaire de distinguer l’idée de violence de celle de radicalité, et d’interroger les termes qui composent le paradigme morphologique et sémantique du débat. À partir du XIXe siècle, « l’usage de la force devient un moyen d’expression à part entière [et] ne peut donc se réduire à la seule question d’une expression religieuse rigoriste », rappelle Piero-D. Galloro (p. 11). Il est possible de penser la radicalité en dehors de la violence, c’est notamment ce que fait Gérald Bronner1. Dès lors, violence et radicalité ne sont plus des signifiants évidents, mais plutôt les symptômes d’un état du monde marqué par des inégalités socio-économiques, des relations intergénérationnelles troubles, et des questions identitaire, migratoire et religieuse. Pour Galloro, il s’impose d’étudier « le rapport au monde des institutions et des individus, en interrogeant les représentations qui mettent en jeu les espaces d’expériences et les horizons d’attentes » (p. 14).
- 2 Parmi les exemples les plus récents : Laurent Bonelli et Fabien Carrié La Fabrique de la radicalité(...)
3Le second enjeu épistémologique s’exprime dans la volonté de distinguer et de hiérarchiser les producteurs de discours sur ce terrain. En effet, les débats sur la radicalisation et la violence se sont faits à chaud, dans des contextes d’attentats. Ainsi, les voix des représentants et des dirigeants politiques aussi bien que des universitaires ou des experts improvisés ont été entendues. En outre, la médiatisation importante de ces débats peut apparaître comme un frein pour l’élaboration d’une rupture épistémologique – la possibilité pour un discours scientifique de se constituer en rupture avec le lexique politique et médiatique. Cela est d’autant plus important que c’est la puissance publique qui est à l’impulsion d’un certain nombre de travaux sur le sujet2.
4La première partie de l’ouvrage, « Les mots des maux », vise à décrypter les « postures politiques, intellectuelles et sociales » des producteurs de discours (p. 17). Redwane El-Bahar relève des biais terminologiques d’une part et cite une étude qui montre que « les termes “musulmans” et “islam” se trouvent parmi les 16 mots les plus fréquemment utilisés dans la presse [entre 1997 et 2015], souvent d’ailleurs associés à un vocabulaire aux connotations péjorative ou violentes » (p. 52). À côté de l’emploi lâche ou purement polémique de ces termes, il déplore un « alignement de la sociologie vis-à-vis du pôle médiatique [et] une reprise de la terminologie médiatique » (p. 59). Il emploie le terme de « communication pathologique » pour désigner les mauvaises conditions d’élaboration du savoir sur la question. Ces mauvaises conditions sont, pour Ahmed Boubeker, le corollaire d’un « grand repli », lisible depuis « l’intérieur [de] notre modèle républicain » comme « le passage de l’universel abstrait à l’universel restreint, à travers la montée en puissance d’une lecture “raciale” de la société française » (p. 113-115). Selon lui, la perte d’efficacité de la parole politique conforte les décideurs dans une posture qui refuse d’expliquer la radicalisation par les causes sociales. Ce serait également le signe d’une radicalisation des analystes et d’une occultation de l’approche historienne. Fatima Ibork s’empare justement d’une perspective historique pour interroger les « fondements référentiels [de] l’activisme religieux islamique » (p. 67). Elle étudie la radicalisation du discours des Frères musulmans. Sous l’influence des exégèses de Sayed Qutb, il s’est opéré dans leur proposition politique un renforcement hyperbolique des oppositions entre un ordre religieux souverain – al-hâkimiyya – et un lieu d’ignorance – al-jâhiliyya. Cette opposition organise le monde selon le clivage croyant/infidèle. Cette influence se traduit selon l’auteure dans la rhétorique des Frères musulmans par le passage de « positions morales et éthiques sur la société à la politisation du discours et à la critique des pouvoirs en place » (p. 84), et la promotion d’un activisme violent. Dès lors, c’est le statut du religieux qui change, pour Rabie Farès. Dans le cadre d’une mutation individualiste de la société qui met en concurrence un univers religieux subjectif et les institutions garantes de sens, la religiosité devient selon lui « mobile, individuelle et modulable » (p. 100). Par la laïcité, l’État se pensait capable d’encadrer le croire ; mais l’idéologie universaliste aujourd’hui fragilisée le met en défaut, et ouvre un espace de questionnement inédit des prénotions qui structurent la pensée républicaine. Sans assise méthodologique ferme pour affronter cette situation, la réaction collective primaire est, selon Panagiotis Christias, de « transformer un phénomène politique et idéologique en un phénomène culturel » (p. 25). L’auteur, qui se revendique également d’une méthode historique, considère que la radicalité demeure l’instrument de tout sujet individuel ou collectif qui se représente un ordre du monde. En d’autre termes, la radicalité est « l’expression de la volonté d’un sujet (individu, nation, religion, classe, parti) d’imposer son propre ordre normatif – moral, légal, politique – au monde » (p. 29).
5Dans la seconde partie, « Trajectoires », il s’agit d’observer dans la durée le développement de la radicalité et de la violence comme des compétences – individuelles ou institutionnelles – requises dans des situations précises d’interaction, et d’analyser la transformation des représentations du monde et de soi-même chez les individus. D’abord appréhendée dans « un mouvement de pensée », la violence est étudiée « dans ses manifestations physique ou verbale » (p. 12). Hasna Hussein prend l’exemple de deux figures de l’État islamique (EI) pour reconstituer l’évolution de l’univers mental et cognitif « des personnes qui font le choix d’adhérer à cette idéologie » (p. 155). Ce qui frappe est la nature carriériste de ces parcours au sein d’organisations terroristes. Abou Hamza al-Moujaher, diplômé en science du hadith à Médine et auteur d’exégèses et de conférences d’influence wahhabite, est chargé d’étendre l’influence d’Al-Qaida en Irak. Puis il élabore les bases doctrinales de l’EI, dont il est considéré comme le ministre de la guerre. Abou al-Hassan al Falestini est le « jurisconsulte » (p. 150) de l’EI en Irak. En créant le concept de djihad glocal, il déplace théoriquement « l’objectif du combat contre l’ennemi extérieur vers celui du combat contre l’ennemi intérieur » (p. 153). À ces exemples de trajectoires individuelles répondent des études de trajectoires institutionnelle et groupale. Radoslav Gruev étudie l’administration de la violence radicale dans le système politique bulgare ; selon lui, la transformation du royaume bulgare en République populaire repose sur un processus de légitimation d’une violence révolutionnaire perpétuelle, et sur sa stabilisation institutionnelle. Le projet de société communiste de transformation radicale des structures sociales est un projet de fondation d’un homme nouveau, et s’appuie sur « la fabrication permanente de formes-figures de l’ennemi » (p. 138), l’ennemi étant objet et justification d’une terreur permanente. Enfin, Koffi Parfait N’Goran et Konan Dorgelès Gbeke livrent les conclusions d’une enquête biographique longitudinale consacrée aux « Microbes », des bandes d’adolescents et d’enfants criminels en Côte d’Ivoire qui « ont émergé à la suite des violences post-électorales de 2010-2011 » (p. 157). Ils font part d’un éco-système qui repose sur la violence et qui favorise l’intensification de la violence criminelle. Dans ces groupes, la violence est « un moyen de promotion ou d’ascension sociale […], le degré de violence [déterminant] la position hiérarchique » (p. 165). Au croisement d’une pluralité de facteurs – mutation de la criminalité, affaiblissement des cadres conventionnels de socialisation, crise économique et politique –, la criminalité violente présente à la fois un intérêt économique et un moyen d’assurer une logique de reconnaissance. La valorisation, la rétribution et le développement de cadres intégrateurs spécifiques à la violence conduisent finalement à sa professionnalisation, dès le plus jeune âge.
6Ces contributions articulent donc toutes la violence et la radicalité à des situations d’interaction. Elles font voir les éco-systèmes qui favorisent la reconnaissance par la violence ainsi que les organisations socio-politiques qui fondent leur processus identitaire sur l’exclusion radicale et l’acte violent, mais aussi les systèmes théoriques, qui ne peuvent être appréhendés sans une perspective historique. Ce faisant, le djihadisme n’est pas érigé comme le signe d’une incompatibilité culturelle fantasmée, mais compris comme le produit d’une interaction politique et historique entre des paradigmes de subjectivation différents que sont l’Islam et l’Occident, qui tous font preuve de radicalité, et dans lesquels la violence est toujours accompagnée d’un discours légitimant.
7Les contributeurs réaffirment par ailleurs leur place d’interlocuteur nécessaire du politique et des preneurs de décision. Certains expriment d’ailleurs une posture polémique véhémente vis-à-vis de chercheurs qui ont été médiatisés, et qui auront droit de réponse. Cet ouvrage stimulant aura une suite consacrée aux actes violents et aux représentations qu’ils suscitent.
Notes
1 Gérald Bronner, La pensée extrême. Comment des hommes ordinaires deviennent des fanatiques, Paris, Denoël, 2009. L’auteur y pense la radicalité comme une modalité inconditionnelle de croyance, indépendamment de la violence qu’une telle croyance suscite du point de vue des pratiques.
2 Parmi les exemples les plus récents : Laurent Bonelli et Fabien Carrié La Fabrique de la radicalité, Paris, Seuil, 2018 ; compte rendu d’Eric Keslassy pour Lectures : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/28673. Voir aussi les États généraux Psy sur la radicalisation, colloque organisé par le CERT (Centre d’étude sur les radicalités et leur traitement) en novembre 2018 et prévu dans le plan « Prévoir pour protéger » (https://www.gouvernement.fr/sites/default/files/contenu/piece-jointe/2018/02/2018-02-23-cipdr-radicalisation.pdf).
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Référence électronique
Pierre Katzarov, « Piero-D. Galloro (dir.), Discours et parcours de radicalisation et de violence. Radicalisme(s), radicalisation(s), radicalité(s), violence(s) », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 19 juin 2019, consulté le 16 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/35377 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.35377
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